Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023
Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023

Mawtini : Cœur à corps cybernétique

Entretien avec la réalisatrice Tabarak Allah Abbas

Le court-métrage Mawtini, premier shōnen suisse signé par la réalisatrice Tabarak Allah Abbas, film avec lequel elle est ressortie diplômée du Département Cinéma de la HEAD – Genève en 2023, a convaincu ses premier·ères spectateur·ices.

Ce bijou d’animation a remporté plusieurs prix, dont le prix Art Humanité de la Croix-Rouge et le prix Opening Scenes lors de la dernière édition du festival documentaire Visions du Réel. Fusion entre l’animation japonaise et l’univers traditionnel irakien, le film nous plonge au cœur du Bagdad des années 90, dans une réalité où les êtres humains sont envahis par des robots tueurs. Dans ce contexte de guerre, un jeune couple et leur première née décident d’adopter les caractéristiques de ces machines froides et efficaces pour quitter la ville.

Mariama Balde : À quoi fait référence le titre de votre film ?

Tabarak Allah Abbas : Mawtini signifie « ma patrie » en arabe. Mawtini est aussi le titre d’un célèbre poème écrit par le poète palestinien Ibrahim Touqan. Dans les années 1960, il est devenu un chant de révolte qui s’est propagé dans les pays arabes, avant que l’lrak ne l’adopte comme hymne national après la chute de Saddam Hussein.

M.B. : Le film s’inspire d’une histoire intime, celle de vos parents. Comment avez-vous documenté des décors que vous n’aviez jamais vus ?

T.A.A. : Effectivement je n’avais aucune source visuelle pour faire le film, si ce n’est des photos de famille et, bien sûr, des images issues d’internet. Comme le film se situe dans un monde qui se rapproche de la science-fiction, je ne prenais pas beaucoup de risques (rires). Plus sérieusement, je crois qu’inconsciemment j’ai emmagasiné plus jeune les photos que nous avions un peu partout chez mes parents. Étonnamment, les membres de ma famille qui ont vu le film ont reconnu le Bagdad des années 1990. C’est fou !

Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023
La maison familiale dans Mawtini

 

M.B. : Comment ont réagi vos parents en visionnant le film ?

T.A.A. : Je pense que le pari est relevé. Ils ont été très fiers, même si dans notre famille il est assez mal vu de parler des secrets de famille. On a tendance à mettre les évènements tristes de côté pour les oublier à jamais. Àpartir du moment où j’ai eu leur accord pour faire le film, j’ai fonctionné à l’instinct. C’était un challenge de rendre cette histoire palpable, parce que leur passé me paraissait presque irréel. Je crois que c’est le cas pour beaucoup d’enfants.

M.B. : Mawtini raconte l’histoire d’un couple plongé dans le contexte de la première guerre du Golfe. Pourquoi avez-vous choisi l’animation pour raconter ce récit ?

T.A.A. : Depuis toute petite je suis fan d’animés japonais, comme One Piece par exemple. Le côté divertissant de ces productions m’a toujours attiré. Même si l’histoire est forte, en réalisant Mawtini, j’avais en tête que le public se déplacerait avant tout pour se changer les idées, entrer dans un univers singulier et passer un bon moment.

M.B. : Comment avez-vous trouvé vos collaborateur·ices ?

T.A.A. : J’ai commencé par contacter la boîte de production Size, au culot. Elle n’avait jamais produit de films, mais c’est son soutien qui m’a permis de déposer un dossier de production auprès des différents financeurs. Une fois le budget bouclé, nous avons revu à la hausse nos ambitions. En tout, 70 personnes ont travaillé sur le film, parmi lesquels, des professionnel·les qui ont animé pour les séries L’Attaque des Titans, Bleach, One Piece. Ils ont tout donné pour que le film existe et réalisé mon rêve !

M.B. : Les premières images du film nous plongent au cœur de la maison familiale. Pouvez-vous nous décrire ce décor ?

T.A.A. : Mon père est ingénieur en aéronautique et ma mère est biologiste. En référence à leurs métiers de scientifiques, j’avais envie que ce lieu ressemble à un laboratoire, puisqu’ils y ont commencé leur vie commune. Le meilleur de cette période est symbolisé par la naissance de ma sœur, et le pire par l’effraction de la guerre qui pousse ma famille à tout quitter. C’est un endroit que j’ai beaucoup fantasmé. J’aimerais bien y retourner, même si malheureusement cette maison ne nous appartient plus.

Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023
Le « laboratoire » dans Mawtini

 

M.B. : Quelles ont été les grandes étapes de fabrication du film ?

T.A.A. : J’ai d’abord contacté ma première assistante, Nour, qui connaissait parfaitement les bases des pipelines de production. Comme le scénario était écrit, nous avons développé ensemble les personnages et construit la plupart des décors. Au départ, le film avait une ambition beaucoup plus modeste, mais au fil de la production, plusieurs storyboarders ont été attachés au projet pour étoffer l’univers. On a eu ensuite recours à uncharacter artist pour développer davantage l’apparence des personnages et modéliser la ville de Bagdad en 3D. En parallèle, l’artiste 2D a créé les plans larges de la ville. Je les adore, ce sont de véritables tableaux ! L’étape finale a consisté à produire le film terminé sans les couleurs et sans les effets de post-production qu’on appelle dans le jargon animatique. La post-production a consisté à rajouter les effets, les couleurs, les mouvements de caméra. J’insiste sur le fait qu’en animation il faut tout recréer parce que rien n’existe.

Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023
Character design de Siham, pour le film Mawtini

 

Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023
Character design de Rakan, pour le film Mawtini

 

Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023
Une vue de Bagdad dans Mawtini

 

M.B. : Pouvez-vous nous parler de la figure du cyborg au sein de votre film ?

T.A.A. : C’est simple, je suis fan de mécanique depuis que je suis toute petite. Le film Fullmetal Alchemist [Fumihiko Sori, 2017] était ma référence principale parce qu’on y voit des cyborgs avec des bras mécaniques, et que j’adore le rendu en animation. Les cyborgs représentent des personnages tueurs sans âme. À contrario, le couple reste humain et incarne une forme de résilience dans le combat.

Mawtini, Tabarak Allah Abbas, 2023
Le personnage de Siham dans Mawtini

 

M.B. : Votre équipe était-elle éparpillée dans le monde entier, comme souvent en animation ?

T.A.A. : Oui, l’équipe du film est internationale. Les 9 animateurs sont basés en Afrique du Sud, en Angleterre, aux Philippines et aux Émirats arabes unis. On avait un groupe Discord qui nous permettait de travailler ensemble, on faisait des live sur twitch pour discuter (rires). Ça n’est pas conventionnel, mais ça a fonctionné. J’ai eu une grande chance d’avoir une équipe aussi compétente et bienveillante à mes côtés. Mon chef animateur, Antoine Tran, a fait les plus belles scènes, dont celle du combat. C’est quelqu’un d’incollable !

M.B. : Comment avez-vous travaillé le son du film ?

T.A.A. : D’une part nous avions un ingénieur du son qui a recréé les bruits artificiels en studio. Nous avons aussi fait appel à une équipe de bruiteurs au Brésil qui a créé les sons, même les plus délicats, pour obtenir un effet réaliste. D’autre part, la musique du film a été composée spécialement pour le film grâce à l’équipe de la HEM [Haute école de musique de Genève], et le violon oriental qu’on entend au début du film a été composé par Layth Sidiq qui dirige le New York Arabic Orchestra.

M.B. : Dans quel cadre le film a-t-il été diffusé jusqu’ici ?

T.A.A. : En festivals, et puis j’ai eu l’occasion de montrer le film dans des écoles. Ça été un soulagement pour moi de voir que des ados, habitué·es à regarder des contenus ultra courts, avaient les yeux rivés sur l’écran. Bien sûr, j’espère qu’on arrivera à faire des projections publiques en Irak.

M.B. : La suite…

T.A.A. : Je vais poursuivre mon master en production à la HEAD et revenir au live pour un moment. J’aime prendre mes cafés avec mon équipe, qu’on rigole ensemble. C’est la seule chose qui m’a manqué pendant la fabrication du film.