Oh, un diplôme

Un texte de Fabienne Radi où il est question de phonologie, de jury, de Grand Tour, de cernes et d’électroménager

The 2018-2019 school year in Visual arts ended with the traditional Grand Tour exhibition, which presented the diploma work of students in the Boulevard Helvétique, James Fazy and Général Dufour buildings, in a climatically overheated month of June. Fabienne Radi lets visitors choose which works in the exhibition should be pointed out the and, in a concluding text, gives some final advice to the (ex-)students and considers the meaning of a diploma.

Ça commence comme diplodocus et ça finit comme symptôme. Ou biscôme. Ou fantôme. Ou colonne Vendôme. Très important le ^. Ça donne du poids à la chose. Dites : Ô de Lancôme. Puis : Oh de Lancomme (à prononcer comme pomme, gomme ou tomme). Vous entendez tout de suite la différence. Sauf si vous venez de Roquefort-la-Bédoule et que vous avez de toutes façons tout faux avec les o ouverts et les o fermés. Ce mini-aparté de phonologie pour  introduire un mot qui désigne ce pour quoi les étudiants ne dorment pas bien ou du moins pas beaucoup chaque année au mois de juin : le diplôme.

chère A / cher B
nous sommes
heureux de
t’annoncer
que tu as
obtenu
ton
d
i
p
l
ô
m
e
bravo

dit le plus souvent en français, parfois en anglais, plus rarement en chinois et jamais en inuktitut, une voix avec un accent vaudois ou bruxellois ou alsacien ou madrilène ou berlinois, depuis le bout d’une table recouverte de papiers froissés et de vieux gobelets en carton formant un volume proportionnel au temps de délibération du jury.

Cette phrase performative au sens austinien1 du terme – Je vous déclare diplômé·e en arts visuels au nom de l’École, de l’Art et de la Sainte Administration – peut avoir des effets très différents sur l’étudiante A ou l’étudiant B au moment où elle/il l’entend. Soupirs, toux sèche, picotements, problèmes de déglutition, démangeaisons, afflux de sang sur les pommettes, rires, larmes, éternuements, mais aussi impassibilité. Cette dernière manifeste moins l’indifférence du sujet qu’elle ne révèle un mécanisme défensif de rétention des émotions du à :

1) différents déterminants biologiques, psychosociaux et structurels que nous n’avons pas le temps de développer ici et qui de toutes façons ne nous regardent pas,

2) un trop plein de fatigue des étudiants en général se traduisant également chez certains par l’apparition de cernes sous les yeux semblables à des glissements de terrain au fur et à mesure que les jours rallongent et que la température monte.

La période de soulagement ne dure pas longtemps. À peine la porte de la salle de jury refermée, A et B vont devoir à nouveau se mettre au boulot. Parce qu’après le Grand Jour (du diplôme en petit comité) vient le Grand Tour (de son exposition au grand public). Branle-bas de combat à tous les étages. Il faut choisir une pièce parmi toutes celles montrées en jury, réfléchir à sa disposition dans l’espace en fonction des pièces des autres étudiants, trouver une solution pour présenter son portfolio et surtout, surtout, libérer les couloirs de l’école qui, en cette fin juin, a des faux airs de déchetterie communale. Dans tout étudiant en art (ou presque) sommeille un accumulationniste en puissance. C’est pour cette raison qu’une grosse benne est installée devant l’école à cette même époque. La benne est programmée pour chuchoter à chaque étudiant qui passe : Ne perds pas trop de temps et file-moi ton boxon.

La benne remplie, les couloirs nettoyés, les pièces dûment exposées, le programme imprimé, les cernes camouflés, le Grand Tour peut commencer.  On ne va pas commenter l’édition 2019 ici. Ce serait trop long. Et aussi un peu embêtant  d’évoquer le travail des uns et pas celui des autres. En  tapant head + événements sur votre moteur de recherche préféré, vous aurez l’occasion de voir de très belles photos de cette journée. Il y en a même une où l’on me voit en arrière-plan en train de photographier l’index d’une jeune femme pointant un tissu rouge tenu par deux bouts de bois fichés dans une paire de fesses.

Quand le sage désigne la lune l’idiot regarde le doigt, dit un proverbe chinois très ancien.

On peut aussi regarder comment le doigt montre la lune, a dit un artiste californien barbu très grand.

Quand il était petit, cet artiste allait chaque année avec son père visiter des foires agricoles. Son père était fasciné par les tracteurs. Lui par les enseignes peintes des stands. Des années plus tard il a demandé à des peintres publicitaires de reproduire des photographies de mains pointant un objet. Il faisait peindre en dessous du tableau : A painting by + le nom du peintre en question. L’idée lui était venue en entendant les propos d’un peintre expressionniste abstrait affirmant que l’art conceptuel n’était que montrer des choses du doigt. Il avait décidé de prendre cette phrase au pied de la lettre.

Ce même artiste a enseigné plus de 40 ans dans des écoles d’art. Lors d’un entretien avec un artiste anglais d’une autre génération2, il expliquait : J’ai toujours pensé qu’enseigner c’était donner la permission. J’essaie d’en faire autant dans mon art. Me donner la permission de dire : C’est bon, tu peux y aller.

C’est bon tu peux y aller. Ça pourrait être une des significations du diplôme.

*

Merci aux étudiants, enseignants, commissaires, galeristes, parents et autres visiteurs de l’édition 2019 du Grand Tour qui ont accepté de me prêter leur main pour les photos du montage présenté au début de ce texte.

Merci à John Baldessari auquel j’ai emprunté le motif des Commissioned Paintings (1969) et la configuration de  Kiss/Panic (1984) pour faire ce même montage.

Merci au vendeur du magasin Ing.Dipl. Fust SA au sous-sol du centre commercial des Eaux-Vives de m’avoir mis de côté le dernier ventilateur de son stock alors que des clients étaient prêts à se battre pour partir avec (c’est du moins ce qu’il m’a raconté). Grâce à lui j’ai pu écrire ce texte dans des conditions acceptables vu la canicule actuelle. Je profite de l’évocation de cette entreprise d’électroménager suisse pour pointer un détail qui m’a toujours intriguée : le fait que Monsieur Fust ait cru bon d’intégrer son diplôme d’ingénieur dans l’appellation et le logo de sa maison. Sans doute avait-t-il ses raisons.

 

Notes

  1. Le philosophe anglais John Langshaw Austin a montré comment la parole peut être une action dans son livre Quand dire c’est faire (1970). Les énoncés performatifs possèdent la faculté de réaliser ce qu’ils énoncent comme dans la phrase «Je vous déclare mari et femme» prononcée par le maire.
  2. John Baldessari en conversation avec Liam Gillick, in John Baldessari : from life,  2005.