(Un)learning from Jakarta
Conversation entre farid rakun de ruangrupa et les étudiant·e·x·s du Work.Master
Résumé
Le 18 juin 2022, documenta fifteen ouvre ses portes à Kassel. Cette nouvelle édition dirigée par ruangrupa cherche à embarquer la manifestation quinquennale allemande dans l’écosystème communautaire et décentralisé du collectif indonésien. Les étudiant·e·x·s du séminaire de Marie-laure Allain Bonilla ont mené un long entretien avec farid rakun, l’un des membres de ruangrupa, qui détaille les méthodologies de travail du collectif, leurs concepts singuliers qui ouvrent à de nouvelles épistémologies curatoriales et les relations qui se sont établies entre leur base de Jakarta et Kassel.
Texte
Cette rencontre avec farid rakun, membre du collectif d’artistes indonésien ruangrupa, nommé à la direction artistique de documenta fifteen, trouve son origine dans le séminaire (Un)learning from Jakarta proposé par Marie-laure Allain Bonilla dans le cadre du Work.Master. Il s’agissait de s’interroger sur les fonctions de l’artiste curateurice et du commissariat collectif dans un contexte postcolonial capitaliste globalisé. Au cours d’une série de sessions de travail, de recherches et de discussions pensées comme des moments d’échanges horizontaux, les participant·e·x·s au séminaire ont étudié les diverses initiatives curatoriales de documenta et en particulier la proposition de ruangrupa pour documenta fifteen qui s’articule autour de l’idée de lumbung, une grange à riz communautaire en Indonésie. Comment adapter des stratégies locales à un autre contexte et à une échelle globalisée ? Comment les principes de collectivité, de distribution équitable et de construction de ressource s’incarneront dans documenta fifteen ? Qu’est-ce que les méthodologies de travail de ruangrupa ont à apporter aux épistémologies curatoriales occidentales ?
En partant du contexte sociopolitique indonésien, la discussion se déploie autour de la notion de collectif dans l’art contemporain tout en s’attachant à la notion de désapprendre (unlearning), telle qu’articulée par la pensée décoloniale.
Work.Master (Marie-laure Allain Bonilla) : documenta fut fondée en 1955, la même année que la Conférence de Bandung où plus de 600 dirigeants et délégués de pays africains et asiatiques se sont réunis dans un contexte de mouvements de décolonisation et de Guerre froide pour former une alliance alternative aux deux blocs, et qui deviendra par la suite le mouvement des Non-Alignés. 67 ans plus tard, vous et vos camarades de ruangrupa, un collectif artistique indonésien, êtes à la direction artistique de documenta fifteen, développant de nouvelles formes de collaboration et de collectivité au sein des mondes de l’art contemporain, utilisant l’enveloppe de documenta pour repenser le partage des savoirs, la constitution de ressources, la distribution équitable, et la durabilité. Peut-on voir un héritage de la Conférence de Bandung dans les pratiques de ruangrupa ?
farid rakun : J’espère que mes réponses rendront justice à vos questions. Comme nous sommes un collectif, la réponse peut légèrement différer selon la personne que vous aurez en face de vous. C’est juste un avertissement pour ce qui va suivre. Pour répondre à votre question à propos de Bandung, oui, tout à fait, nous nous sommes rendu compte de cet héritage. Une des premières prises de conscience que nous avons eues, après la guerre d’indépendance indonésienne, fut qu’il y avait une réponse à apporter à la guerre. À Kassel ce fut une documenta, qui est devenue la documenta que nous connaissons maintenant. D’autre part, la Conférence de Bandung a eu lieu en Indonésie mais ce n’était pas une initiative uniquement indonésienne. Sukarno, notre premier Président, et le Président à ce moment-là, eut de nombreuses discussions avec Tito, Nehru et tous ces grands noms de l’Histoire. Ils ont proposé quelque chose appelé un mouvement de non-alliance pour positionner celleux qui furent colonisé·e·x·s, et pour nous positionner particulièrement dans la constellation géopolitique de cette période. Nous ne voulions être aligné·e·x·s ni avec l’Ouest ni avec l’Est, ou quelle que soit la façon dont vous voulez les appeler maintenant, la gauche ou la droite.
Cette prise de position a été importante, pas seulement pour nous bien sûr, ruangrupa, ou qui que ce soit dans le monde de l’art, mais pour tout le monde. L’influence s’est faite sentir sur tout le monde, même sur le gouvernement au pouvoir actuellement, ou sur celui d’avant, et même pendant les 32 années de dictature qui les ont précédés. Tout le monde a utilisé le mouvement des Non-Alignés ou la Conférence de Bandung comme une histoire pour ses propres bénéfices. Pour nous Indonésien·ne·x·s, par exemple, cela résonne différemment que pour un·e universitaire ou un·e artiste d’origine européenne ou occidentale connaissant le mouvement des Non-Alignés après coup. C’est une forme de nostalgie différente, si je puis le dire ainsi, du moins d’après mon expérience.
Mais cela dit, je pense que cette histoire nous a néanmoins été très utile afin de nous positionner également en tant que ruangrupa ou pour documenta fifteen. Nous pouvons nous servir de cette histoire : en 1955 vous apportez la documenta, nous apportons le mouvement des Non-Alignés ou la Conférence de Bandung. Nous faisons face aux conflits différemment, et nos perspectives peuvent également être entendues différemment. Il n’y a pas de mal à avoir du caractère politiquement, du moins pour nous cela a été utile en ce sens.
Work.Master (Federico Nipoli) : Sous le régime de Suharto, les rassemblements de plus de cinq personnes n’étant pas membres d’une même famille étaient interdits par la loi, ce qui rendait la pratique du nongkrong1 illégale. Comme vous l’avez expliqué dans une conversation précédente, établir un collectif artistique à la fin des années 1990 et au début des années 2000 était une manière de célébrer la chute de la dictature de Suharto – qui a été président jusqu’en 1998 – soit deux ans seulement avant la création de ruangrupa. Pourriez-vous nous expliquer comment les collectifs artistiques et culturels ont (re)structuré les mondes de l’art contemporain en Indonésie ?
farid : Merci pour cette question. En effet, il s’agit d’un aspect important car beaucoup d’artistes indonésien·ne·x·s créent des collectifs, et cela nécessite une recherche plus approfondie sur les motivations qui les sous-tendent. Nous avons notre idée à ce sujet, mais ce n’est que notre point de vue, et peut-être qu’il y a des regards plus pointus qui pourront expliquer ces mécanismes de manière plus élaborée. Ces rassemblements n’existaient cependant pas uniquement dans l’art, il faut le souligner. Ils étaient comme une sorte d’euphorie après la fin de l’interdiction des rassemblements. Bien sûr, les gens ont continué à se réunir, mais comme vous l’avez relevé, l′État avait le droit d’interdire les réunions, même s’il n’exerçait pas toujours ce pouvoir. Nous vivions dans une peur constante à cette époque qui, je l′espère, ne reviendra plus. Nous verrons comment la situation politique évoluera car la menace est toujours présente. La peur n’a donc pas disparu, du moins jusqu’à aujourd’hui pour ma génération – j’ai 39 ans. J’étais en train de devenir un adulte quand les événements de 1998 se sont déroulés2. Pour ma génération ou celle d’avant, au moins, la peur demeure inchangée. Nous en avons fait l’expérience, et nous ne voulons jamais la revivre.
C’est peut-être différent pour les gens qui viennent après nous, les jeunes artistes d′aujourd’hui. Cette euphorie que nous ressentions était liée au fait de se regrouper. Je suis d’accord avec vous, ou du moins avec la direction que votre question prend, si j’ai bien compris. Cela a eu un vrai impact, notamment sur notre manière de produire de l’art à cette époque. Jakarta, par exemple, est l’un des endroits les plus chers d’Indonésie. La ville n’est pas chère par rapport à la Suisse, mais elle l’est pour beaucoup de personnes. Les jeunes artistes ou les artistes en devenir n’ont pas l’habitude de disposer d’un atelier, car ces locaux sont presque inaccessibles. La structure en collectif nous permet de louer un espace à plusieurs. Nous pouvons y travailler, bien que souvent l’espace ne soit pas assez grand pour que tout le monde y trouve sa place. Cette exiguïté a une conséquence directe sur le type d’art que nous produisons. Je dirais d’abord qu’il devient de plus en plus axé sur l’ordinateur portable ou de bureau. L’écran devient notre [lieu de] travail. C’est pourquoi faire des vidéos musicales, de l’art vidéo, ou d’autres types de vidéos, est devenu un seul et même format. Une autre forme de production consiste à aller dans la rue et à en faire son atelier. Ainsi on devient artiste de rue, ou artiste public, et on travaille avec différents formats.
Pousser plus loin cette idée de collectivité est la partie qui nous intéresse le plus. Il ne s’agit pas seulement de la propriété artistique, ni de la propriété individuelle, mais plutôt de la manière dont on travaille avec les autres. Il ne s’agit pas non plus d’inventer quelque chose de nouveau, mais de travailler avec ce qui existe déjà. C’est ainsi, du moins pour nous, qu’est née l’utilisation de concepts tels qu’ekosistem3 et lumbung4. Nous avons réalisé qu’en travaillant ensemble, non seulement le processus de production devait être différent, mais qu’également le produit devait l’être. Par conséquent, la manière de faire connaître ce produit, en l’exposant, ainsi que, a posteriori, la question de la propriété, comme la collection, devraient être abordées. Nous n’avons pas été en mesure de problématiser ce sujet pleinement – collectivement disons – ce qui, à mon avis, devient plus concret avec l’opportunité que nous avons maintenant. En revanche, nous n’avons toujours pas la réponse à beaucoup de ces questions. J’espère que nous aurons l’occasion d’expérimenter beaucoup plus avec toutes ces réponses possibles à l’avenir.
Work.Master (Sophie Conus) : Cette pratique du nongkrong est la valeur fondatrice de ruangrupa (« traîner ensemble est une prise de position ») et une valeur essentielle de documenta fifteen. Comme vous l’avez dit en 2016, vous l’avez « négligée pendant un certain temps », mais vous avez commencé à rechercher « à nouveau l’importance du nongkrong »5. Pourquoi l’avez-vous occultée, et qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis à l’époque pour revenir à cette valeur ?
farid : Merci pour cette question, elle est importante car elle a également un rapport avec l’Ordre Nouveau. À un moment donné, pendant l’Ordre Nouveau, l’Indonésie a été perçue positivement par le monde parce que nous avions adopté l’agenda de la mondialisation. Ainsi, la productivité, la croissance sans fin, l’extractivisme, etc. se sont développés à grande échelle. Je pense que la corruption était, ou est toujours, un grand problème dans ce pays. Sans la corruption, ou si la corruption avait été ralentie, l’Ordre Nouveau n’aurait peut-être pas acquis la mauvaise réputation qui est la sienne aujourd’hui. Dans ce contexte, le nongkrong est perçu comme une perte de temps. La traduction littérale est « traîner », mais ce terme échoue à traduire l’autre dimension de la perte de temps qu’il revêt pour nous. En raccourci, c’est une manière de perdre son temps qui détermine quasiment une rupture contractuelle. À ce moment-là, mes parents, mes grands-parents et toutes les personnes de cette génération voyaient toujours la pratique du nongkrong comme quelque chose de nuisible. Donc, lorsque nous avons dit que peu importe que le nongkrong soit productif ou non productif, il a une valeur à laquelle nous tenons beaucoup, c’était une déclaration politique qui consistait à dire : « Non, nous ne voulons pas être embauché·e·x·s par le système ou être un rouage de la machine, nous ne voulons tout simplement pas répéter cette logique. »
À présent nous essayons de prendre la mesure de ce choix. Le nongkrong est une part importante de nos activités. La première fois que j’ai rencontré ruangrupa c’était uniquement pour le nongkrong. Rien de productif, ni aucune pensée de carrière ne m’ont traversé l’esprit. Je me suis simplement dit que c’était un groupe de personnes qui parlaient de ce qui m’intéresse, ce dont personne d’autre ne parlait. Il s’agissait aussi de s’y arrêter pour se saouler avant d’aller dans des clubs où l’alcool coûte beaucoup plus cher. Pour bon nombre d’entre nous, c’est de cette façon que cela a commencé. ruangrupa n’était pas le ruangrupa actuel, mais il a pris forme ainsi. Nous avons négligé la pratique du nongkrong dans le sens où nous pensions que, dans un autre contexte, cela résonne aussi comme perdre du temps pour l’autre, bien se connaître avant de travailler ensemble. Nous pensions qu’il serait plus facile d’accepter l’autre et ses idées, ce qui n’est pas le cas. Jusqu’à présent, nous n’avons peut-être pas à l’expliquer, mais à montrer par la pratique ce que nous voulons dire par là.
Il faut toujours avoir du temps, car il doit aussi être gaspillé. Le temps n’est pas quelque chose qui peut être donné facilement, surtout lorsqu’il est associé à l’argent comme dans le proverbe « le temps c’est de l’argent ». Nous essayons de ne pas considérer le temps comme de l’argent, et ce n’est pas facile. Mais ce n’est pas seulement le cas en Occident. Si vous allez au Japon, en Chine continentale, en Corée du Sud, ou même chez nos voisin·e·s à Jakarta, tout le monde considère le temps comme de l’argent. Nous avons touste·x·s cette tendance. En pratiquant le nongkrong, nous essayons en réalité de présenter une alternative à cette vision du monde, ce qui n’est pas toujours évident, et c’est pourquoi nous l’avons négligé. Nous pensions que tout le monde serait facilement d’accord avec cette notion, mais cela s’est avéré ne pas être le cas.
Work.Master (Sebastián Davila) : En réalité, c’est la seconde documenta à laquelle vous participez en comptant votre projet de radio décentralisé « Every Time an Ear di Soun » que vous avez monté durant documenta 14 (2017). Pourquoi avez-vous décidé de postuler à la direction artistique de documenta fifteen ?
farid : Notre contribution pour documenta 14 était minime. Nous avons juste contribué avec notre radio web à une énorme plateforme composée de centaines de stations de radio web de partout. Nous n’avons pas produit de projet spécial pour cette contribution. Nous sommes devenus RURUradio, et le programme de RURUradio a été diffusé sur cette plateforme. Aucun·e·x d’entre nous n’est venu·e·x à Kassel ou Athènes, c’était de dimension très réduite.
Quand un des membres du Finding Committee nous a contacté vers la fin 2018 pour nous demander si nous voudrions discuter d’une potentielle candidature, ou si nous voudrions évoquer la possibilité d’être candidat·e·x·s, nous étions mort·e·x·s de rire parce que nous pensions que c’était une blague. Cela a pris plusieurs jours pour que nous y pensions touste·x·s et que nous articulions une réponse collective. Nous savions plus ou moins ce qu’était documenta, mais nous ne pensions pas que ce monde pourrait être intéressé par ce que nous faisions. Nous venions d’établir GUDSKUL avec d’autres collectifs donc nous avions déjà une autre trajectoire en tête. Nous pensions qu’il était peu probable que nous soyons retenu·e·x·s, et si vous connaissez les cultures du sud-ouest de l’Asie vous savez qu’il est difficile pour nous de dire non. Nous nous sommes dit que de toute façon nous ne l’aurions peut-être pas, alors qui étions-nous pour rejeter cette requête ?
En ayant appris d’expériences passées, nous étions convenus que nous ne nous rendrions pas disponibles pour quelque chose comme documenta si cela impliquait d’oublier ce que nous faisons déjà à Jakarta. Cela serait revenu à se faire extraire et exploiter, et nous voulions éviter que cela nous arrive. Ainsi, nous avons demandé à documenta de rejoindre notre aventure qui avait commencé avant l’invitation et qui continuerait après. De cette manière, documenta ne serait pas notre seule activité. C’est de cette manière que le concept de lumbung est apparu, car nous jouions avec l’idée au moins depuis 2016. Pas qu’au sein de ruangrupa mais également avec les autres collectifs avec lesquels nous partagions nos ressources. Nous avons alors expliqué ce qu’était le lumbung, que nous l’ouvrions à documenta, et que documenta ferait partie de notre ekosistem et de notre projet collectif. Bien sûr, cela va modifier notre trajectoire, parce que l’échelle des possibilités qui se sont ouvertes a changé à partir de ce moment. On ne sait pas comment mais la réponse du comité est revenue positive. C’était drôle parce que nous ne savions pas que cela allait se passer ainsi. Nous ne nous étions pas préparé·e·x·s à nous retrouver dans cette position.
Work.Master (Arielle Tarzia) : Dans la mesure où plusieurs éditions de documenta ont été partiellement (re)localisées dans d’autres villes, en commençant par les plateformes de Documenta_11, puis dOCUMENTA(13) à Kaboul et Alexandrie, et dernièrement documenta 14 à Athènes, était-il envisageable de relocaliser ou de délocaliser une partie de documenta fifteen à Jakarta, puisque vos travaux en dehors de l’Indonésie doivent être compris comme une continuation de ce que vous faites à Jakarta ? Qu’est-ce que documenta fifteen vous aurait permis de faire là-bas ?
farid : Cette réponse a changé tout au long du processus. Avec le Covid-19, la plupart d’entre nous ont été contraint·e·x·s de rester à Jakarta de toute façon, même si nous aurions voulu être à Kassel. L’aspect positif c’est que le Covid-19 nous a empêché d’oublier d’où nous venons et comment nous avons créé le lumbung. La réalité est là, et même jusqu’à un certain point, nous n’avons pas besoin de nous considérer comme des artistes, mais comme des voisin·e·x·s qui s’entraident, comme beaucoup d’autres personnes. Par conséquent, nous ne voulons pas amener documenta à Jakarta, ou dans d’autres endroits, du moins pendant les 100 jours, car cela pourrait être considéré comme une extension de Kassel, alors que c’est plutôt l’inverse, du moins sur le plan logique.
documenta doit être partagé, et il est vraiment difficile de le faire avec un tel évènement, car il est déjà si imposant. Pour l’édition d’Okwui Enwezor par exemple, ils ont apporté des choses à différents endroits sur le chemin de Kassel, mais Kassel a toujours été envisagée comme la finalité du projet, bien qu’il y ait une plateforme posthume6. Donc, pour nous, étendre davantage documenta la rendrait semblable à une pieuvre avec une tête et différents bras, tout en restant une manifestation centralisée. Nous apprenons également des éditions précédentes. Une organisation décentrée deviendrait trop ambitieuse et tuerait chacun·e·x d’entre nous à cause de l’énergie que nous devrions investir. Si nous devons accueillir ou jouer le rôle d’hôte pendant les 100 jours, nous devons garder un niveau d’énergie élevé pour les invité·e·x·s. Nous ne pouvons pas être fatigué·e·x·s ou stressé·e·x·s, nous devons garder cela à l’esprit, et nous devons prendre soin les un·e·x·s des autres dans ce but. En amenant ces choses à différents endroits, on double le travail, voire on le triple.
Compte tenu des ressources dont nous disposons en termes d’énergie, de temps et, bien sûr, d’argent, il est plus sage de se concentrer sur Kassel pendant les 100 jours. Pas nécessairement Kassel en tant que vitrine, mais aussi en tant qu’acteur local. Donc, le local deviendrait un membre du lumbung. Kassel est déjà une de nos antennes locales au même titre que Jakarta, Chocó en Colombie, Jérusalem et tous ces endroits.
Work.Master (Arielle) : Puisque vous parlez de cette pieuvre avec ses tentacules, cela fait-il partie de plans ultérieurs de continuer à soutenir le réseau de membres lumbung que vous construisez pour documenta fifteen mais avec une redistribution directe à des projets situés à Jakarta ?
farid : Ce ne sera pas seulement à Jakarta, je pense. Si nous parvenons à soutenir le réseau lumbung dès maintenant, il deviendra plus riche que seulement Jakarta. Il ne deviendra pas une pieuvre mais plusieurs têtes avec peut-être plusieurs voix comme Méduse… Non, Méduse a toujours une seule tête, plutôt des serpents à plusieurs têtes, ou un dragon à plusieurs têtes, ou une hydre ou quelque chose comme ça. C’est juste comme une connexion, ou peut-être même pas ça. Je pense que c’est plus comme les champignons, parce qu’il y a une connexion dans les constellations de champignons. C’est invisible pour beaucoup de monde, mais les champignons ne peuvent jamais être plus gros que ce qu’ils sont supposés être. ruangrupa ne devrait pas être grand, les autres membres du lumbung ne devraient pas être grands, mais le réseau peut être de plus en plus grand. C’est très bien, et il peut encore être indépendant.
Dans le pire des cas, si ruangrupa venait à s’arrêter après documenta, le lumbung pourrait continuer à fonctionner. La perte d’une tête n’aurait pas de conséquence fatale. Les membres du lumbung de Budapest, ou d’autres lieux, sont libres d’imaginer comment ielles peuvent utiliser la quinzième édition de documenta et le réseau lumbung plus avant. En ce sens, nous sommes impatient·e·x·s d’être surpris·e·x·s, car jusqu’à présent, le processus du lumbung s’est concentré sur la réalisation de ce que nous appelons les 100 jours de documenta fifteen, et qui peuvent encore être considérés comme une exposition. Par conséquent, il se peut que cette dernière ne soit pas directement comprise comme la constitution d’un réseau, ou que le lumbung établit la durabilité à travers l’exposition, mais comme une exposition qui promouvrait la durabilité. Je pense que cela fait une grande différence, mais c’est là où nous en sommes actuellement, et nous devons également être honnêtes et transparent·e·x·s. Nous sommes ouvert·e·x·s à propos du processus qui nous a menés jusqu’ici.
Work.Master (Federico) : Il y a de nombreuses résonances entre documenta fifteen et dOCUMENTA(13), que ce soit sur le thème de l’écologie et des questions environnementales ou sur le principe de la mise en commun et de la reconsidération des modes de vie non capitalistes. Si dOCUMENTA(13) a été l’édition « la plus verte »7 de documenta jusqu’ici, elle a également mis en lumière les défis et les contradictions non résolues que représente le fait de parler d’écologie dans le contexte artistique. Selon l’historien de l’art T. J. Demos, elle « tendait davantage vers l’esthétique hybride de la science-fiction que vers l’engagement politique, même si elle incluait des voix qui insistaient sur la politisation de l’écologie. Ses commissaires ont manqué l’occasion d’aborder et de positionner explicitement l’exposition dans le cadre des controverses philosophiques et politiques entourant le statut de la vie aujourd’hui […]. À l’heure des crises et des urgences, nous avons besoin de propositions audacieuses, pas de non-concepts flous. Considérez le poids symbolique si une exposition aussi prestigieuse déterminait qu’elle n’est tout simplement pas viable d’un point de vue environnemental et qu’elle se retirait ou faisait quelque chose de durable à sa place. Une telle alternative reste à inventer (…) »8. Il semble que cette alternative soit en train d’être imaginée avec documenta fifteen. Est-ce avec ces questions en tête que vous avez voulu créer un autre modèle de commissariat d’exposition à grande échelle, et de commissariat en général, ou cela vient-il d’ailleurs ?
farid : Il m’est difficile de répondre à cette question. dOCUMENTA(13) a été une édition de documenta plutôt unique, d’après ce que nous avons appris des éditions précédentes après avoir obtenu le poste, et cela a été utile. Une chose que nous avons apprise de dOCUMENTA(13), c’est la manière dont ielles ont su la rendre non déficitaire, parce que la plupart des expositions de documenta doivent relever le défi d’être non déficitaire. Et dOCUMENTA(13) a été l’une des rares édition où cela ne s’est pas produit de cette manière. D’après ce que j’ai entendu, mais il faudrait vérifier les faits, au moins 50 %, si ce n’est plus, des œuvres exposées étaient déjà vendues. Les galeries commerciales derrière étaient considérables. Ielles ont travaillé avec beaucoup de monde.
Dans ce sens, nous avons pensé que nous n’étions pas semblables. Du point de vue du contenu, on peut peut-être considérer que c’est le cas, et nous avons en fait beaucoup appris de documenta 14. Jusqu’à présent, ce qui est regrettable au sujet de documenta 14, c’est le manque de discussions sur son contenu, sur l’exposition en elle-même9. Mais nous avons tiré des enseignements des initiatives à son origine. Certaines d’entre elles n’ont jamais vu le jour, mais elles ont commencé par des discussions entre les commissaires : à propos de la monnaie par exemple, ou de comment documenta a pu commencer à verser des honoraires aux artistes, car avant documenta 14 les artistes en participant à une édition de documenta ne recevaient pas d’honoraires. Nous sommes redevables à documenta 14. Les choses que nous voulons faire ne sont à cet égard pas entièrement nouvelles.
En ce qui concerne le commissariat d’exposition, aucun·e·x d’entre nous, du moins sur les neuf personnes qui constituent ruangrupa, n’a été formé·e·x correctement pour devenir commissaire d’exposition. Il nous faut donc savoir rester humbles avec ce que nous faisons, nous ne pouvons pas dire que c’est proprement curatorial. Pour nous, c’est une bonne chose que nous n’ayons pas été formé·e·x·s à cette école. Il n’y a pas de formation en études curatoriales en Indonésie. Aujourd’hui, celleux qui veulent devenir curateurices peuvent trouver leur voie, mais à l’époque, cette possibilité n’existait pas. Il y avait différentes façons d’y arriver, mais jamais par des études curatoriales. Même l’histoire de l’art n’a jamais été très importante. Différentes ressources doivent donc être mobilisées pour acquérir des connaissances et nous avons également appris sur le tas. Nous sommes commissaires d’exposition parce qu’il y a un besoin de curater les expositions que nous organisons nous-mêmes. Nous apprenons en écoutant d’autres personnes qui ont déjà tracé leur chemin, ielles se nomment elleux-mêmes déjà commissaires d’expositions ou historien·ne·x·s de l’art. Nous les écoutons, nous les invitons à venir chez nous. Grâce à cela, nous savons aussi ce que nous ne voulons pas faire. C’est peut-être aussi une chose importante à dire : dès le début, nous ne voulions pas reproduire les relations de pouvoir habituelles des directeurices artistiques. Partager l’imagination de ce que pourrait être documenta, ou comment elle pourrait fonctionner en échange avec différentes localités, est un moyen d’y échapper, du moins par notre façon de faire.
Nous avons donc d’abord invité documenta à faire partie du lumbung. Après cela, nous savions que nous ne pouvions pas faire documenta fifteen uniquement avec ruangrupa, donc nous avons étendu l’invitation à d’autres : à l’équipe artistique, puis ensuite aux membres du lumbung et aux artistes du lumbung, à l’écosystème de Kassel. Les invitations n’ont cessé de se multiplier, même les artistes et les membres du lumbung ont convié d’autres artistes qu’ielles connaissaient. Certains éléments qui vont être montrés à Kassel pendant les 100 jours vont être surprenants pour nous aussi parce que nous ne connaissons pas tout le tableau. Je pense qu’il faut attendre les 100 jours pour savoir si ce sera un succès, si ce sera une bonne exposition ou même de quel type d’exposition il s’agira. Ce que nous appelons, ou comprenons comme, la célébration publique de notre processus de lumbung jusqu’à ce moment-là, nous pourrons enfin le partager davantage, et pas seulement en interne avec le réseau et les acteurices, mais aussi en invitant le public. J’espère que ce sera agréable. Je pense que, pour nous, le succès sera au rendez-vous si les gens l’apprécient et en retirent quelque chose. Peu importe ce qu’ielles en retirent, que nous l’ayons prévu ou non. Si le public utilise et s’approprie ce processus, alors nous aurons réussi.
Work.Master (Sophie) : Vous avez déjà une expérience de travail dans le contexte de biennales, en tant qu’artistes exposant·e·x·s ou même en tant qu’organisateurices (Sonsbeek, Jakarta). Quel a été, ou est peut-être encore, le principal défi à relever en travaillant à l’échelle de documenta ?
farid : Nous étions prêt·e·x·s à travailler à cette échelle, et nous pensions qu’enfin nous pourrions nous permettre d’aller dans des endroits ou des contextes où nous n’avions pas pu aller auparavant. Malheureusement, le Covid-19 est arrivé, donc cela ne s’est pas fait. Heureusement, notre crédit carbone pour cette documenta est en réalité correct. Il n’est pas si mauvais au vu du nombre de vols que nous avons pris.
Mais je pense que le plus grand défi pour nous à long terme est de garder notre état d’esprit. Ce dont j’ai parfois peur, c’est qu’après avoir fait documenta, nous ne soyons pas capables de revenir à la manière dont nous faisions les choses avant, avec zéro euro de budget. Une idée surgit, mais nous n’avons pas d’argent pour la réaliser, pourtant on la poursuit, et d’une façon ou d’une autre on trouve des moyens. Une expérience telle que documenta pourrait s’avérer un piège qui nous ferait oublier comment faire les choses de la manière dont nous les faisions auparavant. Je pense qu’il faut contrôler l’équilibre. En tout cas, si vous me le demandez maintenant, je pense que cet équilibre est toujours en place, car avec ruangrupa et GUDSKUL – bien que nous allions de mieux en mieux financièrement –, nous sommes toujours au bord de la faillite, donc nous pouvons et devons toujours faire des choses sans budget.
Work.Master (Sebastián) : Depuis documenta X (1997), nous avons remarqué que les expositions de documenta comprennent de plus en plus de discussions, de conversations, d’émissions de radio, de symposiums en plus de l’exposition physique à Kassel, et que ces formats discursifs sont devenus, dans une certaine mesure, le centre des expositions de documenta. Vous avez également développé un programme assez dense de conversations depuis mai 2020 avec les séries Walkie Talkie, lumbung calling, lumbung konteks et CAMP notes on education, et nous nous demandions comment vous voyez l’exposition physique, et quel est le rôle de l’exposition physique dans cette édition de documenta ?
farid : Nous avons négligé certaines choses même lorsque nous avons commencé à associer documenta à notre aventure. Parfois nous oublions de dire que nous sommes touste·x·s des esthètes, que nous aimons touste·x·s, ou peut-être pas touste·x·s, mais que la majorité d’entre nous aime vraiment faire l’expérience des œuvres d’art. Nous oublions de dire que les expositions auront lieu de toute façon. Même l’une des questions du comité de sélection était, après que nous ayons tout expliqué : « Avez-vous besoin d’une exposition pour cette documenta si vous obtenez le poste ? ». Et là, on s’est rendu compte qu’on n’avait jamais parlé d’exposition, alors que pour nous, dans notre tête, c’était acquis. J’aime vraiment être dans un espace avec des œuvres d’art physiques. Les NFT, par exemple, ne me conviennent pas vraiment, ni en tant qu’œuvres ni en tant qu’expérience.
Nous avons souvent réalisé que nous organisons des événements, y compris des expositions, pour nous réunir, pour pouvoir inviter d’autres personnes, d’autres voix, comme des têtes parlantes, ou des œuvres, car les œuvres ont aussi des voix. C’est ainsi que nous le voyons aussi, c’est un canal pour les voix, un canal pour que les histoires se diffusent. Nous utilisons ces opportunités comme un alibi pour continuer à converser avec les autres, pour entretenir l’amitié. Je pense que c’est la raison pour laquelle nous avons inversé la logique ou la façon dont nous comprenons l’exposition pour les 100 jours. Ce n’est pas un musée de 100 jours, mais plutôt une célébration publique des artistes pendant 100 jours. Parce que, malheureusement, je pense que les expositions ne nous conviennent pas. Nous ne sommes pas contre les expositions, mais elles ne nous suffisent pas, du moins pas dans la manière dont nous voulons que les gens les comprennent, dans la manière dont nous voulons communiquer.
Work.Master (Arielle) : Peut-on considérer l’organisation même de la documenta fifteen comme un geste artistique ?
farid : Oui. Pour nous, il y a deux choses dans notre collectif, et dans d’autres collectifs aussi, que nous jugeons importantes. La première est ce dont nous avions parlé précédemment, ou ce dont j’ai parlé avant, c’est-à-dire comment les arguments artistiques ou esthétiques sont définis grâce au collectif, non pas comme une collection de voix individuelles, mais comme une manière de travailler ensemble et d’intégrer le résultat. Et ensuite comment rendre ce résultat public, et comment se l’approprier. Il s’agit donc d’un aspect important pour la surface, nous l’appelons la surface.
Mais l’autre élément primordial est la cuisine, qui est en quelque sorte abordée par cette question maintenant. Lorsque nous avons négocié avec l’institution à la mi-2019, sur la façon dont nous allions travailler, comment structurer notre travail, avec combien de personnes nous allions travailler, comment nous allions les appeler, combien d’argent nous allions dépenser, quel type de programme, j’étais moi-même frustré parce que je voulais passer aux choses excitantes comme parler des artistes. Et plusieurs fois, on m’a rappelé qu’il s’agissait en fait de l’œuvre elle-même. Ce n’est pas une position de soutien, ce n’est pas une œuvre pré-requise, mais c’est l’œuvre elle-même. Et c’est pourquoi nous faisons ce que nous faisons. C’est pourquoi nous nous disons collectif d’artistes.
Parfois nous, enfin pas uniquement nous, d’autres aussi, avons tenté de rendre visible ce travail invisible, comme si les travaux de maintenance devenaient des travaux esthétiques. Et c’est là que réside le problème, du moins pour l’instant. Je pense que ces travaux doivent rester tels qu’ils sont, c’est-à-dire invisibles, en tout cas pour nous, d’après notre expérience. Les rendre visibles ou esthétiques revient à jouer le même jeu avec le symptôme qui est en place. Au lieu de cela, nous devrions nous interroger sur ce défi et réaliser qu’en partant de là, de cet endroit, le défi est de savoir comment communiquer sur le fait que c’est déjà l’œuvre. Comment les œuvres d’art ont en fait déjà commencé dès le début de leur conception. Comment transmettre cette idée ? Comment faire en sorte que les gens comprennent toutes ces choses ? C’est pourquoi la narration est devenue l’un des biais pour le faire.
Work.Master (Federico) : Nous trouvons très généreux d’avoir accès à tant de contenu en ligne, cela a été très utile pour préparer cette interview et mieux comprendre le projet de documenta fifteen. Vous auriez pu organiser des événements physiques qui auraient pu être enregistrés puis diffusés, mais vous avez choisi de tenir toutes les séries de conversations en ligne, et donc accessibles au plus grand nombre. Était-ce une conséquence directe de la pandémie, les rencontres en ligne étant devenues la nouvelle normalité en termes d’événements sociaux, ou était-ce déjà décidé lorsque vous avez postulé à la direction artistique de documenta, c’est-à-dire avant la pandémie ?
farid : C’est une option qui a été dictée par la pandémie. La prise de conscience du fait que, d’un point de vue cosmologique, nous devons expliquer d’où nous venons, et le fait de raconter des histoires a également été crucial. Ce sont aussi des décisions, des choix, des stratégies qui ne viennent pas seulement de ruangrupa mais aussi d’autres personnes avec lesquelles nous travaillons, y compris les institutions elles-mêmes. Elles ont été d’une aide considérable dans la prise de ce type de décisions. Nous leur devons notre reconnaissance. Ainsi, les institutions ne sont pas seulement à considérer comme de grands monstres, tandis que nous serions les Davids de ces Goliaths.
À l’origine, nous voulions nous rendre dans différentes localités, y organiser quelque chose, puis dresser une liste d’artistes du lumbung à partir de ces visites réelles. Nous ne voulions pas d’une sorte de plateforme, et nous ne voulions pas vraiment rendre public ces moments, mais nous voulions que nos voyages de recherche et nos processus de recherche puissent être partagés dans une certaine mesure. Nous avons pensé à utiliser le site web d’une manière ou d’une autre, mais pas dans un format particulier, bien en amont. Nous pensions seulement à un blog ou à quelque chose de très pragmatique et de peu coûteux. Faire quelque chose comme lumbung konteks ou lumbung calling n’est pas du tout bon marché. Cela demande beaucoup de travail pour les préparer. Mais nous avons réalisé que nous devions le faire, car raconter des histoires et expliquer d’où nous venons était important non seulement pour ruangrupa mais aussi pour les autres. Et cela devait être fait bien avant l’ouverture des 100 jours. Merci de l’avoir noté, car parfois, nous nous posons aussi la question suivante : « Est-ce que c’est efficace ? ». Ces formats se déroulent uniquement en ligne le samedi et il n’y a pas beaucoup de gens qui veulent aller sur Zoom un jour de week-end. À cause du nombre de vues, nous avons souvent pensé que nous n’étions pas assez performant·e·x·s et que les gens n’étaient pas intéressés.
Work.Master (Sophie) : L’éducation a toujours été au cœur des activités de ruangrupa. La co-création de GUDSKUL avec les collectifs d’artistes jakartanais Grafis Huru Hara et Serrum en 2018 en est une parfaite illustration. Pour documenta fifteen vous souhaitez développer un programme éducatif, Fridskul, où le Fridericianum deviendra une « école » durant les 100 jours de l’ouverture au public. Pouvez-vous expliquer plus avant ce qui va y être développé ? Est-ce que les visiteureuse·x·s sont censé·e·x·s être directement impliqué·e·x·s dans les pratiques de lumbung que vous proposez, ou seront-ielles juste des spectateurice·x·s ?
farid : C’est quelque chose dont nous avons énormément parlé dans l’équipe. La plateforme éducative formelle GUDSKUL est telle qu’elle est à présent parce que nous avons réfléchi avec Serrum et Grafis Huru Hara, qui sont des collectifs de Jakarta, au rôle supplémentaire que nous pourrions jouer dans l’écosystème local après presque vingt années d’existence. Actuellement ruangrupa fête ses 22 ans, Serrum est un peu plus jeune et Grafis Huru Hara l’est plus encore. Nous ne devons pas être comme les arbres banians qui recouvrent tout de leur ombre. Nous percevons tous des fonds, nous prenons tous d’autres opportunités. Comment nous penser comme une banque de ressources que nous voulons partager, et que nous pouvons partager au-delà avec d’autres dans l’écosystème artistique indonésien. Développer l’éducation est une stratégie sur laquelle nous sommes touste·x·s tombé·e·x·s d’accord, c’est pourquoi elle est devenue centrale. Pour cette raison, et parce que le lumbung était une aventure déjà avant, l’éducation est devenue une voie que nous devions également proposer à documenta à travers documenta fifteen.
Fridskul est née des discussions que nous avons eues entre nous à nouveau. Le bâtiment du Fridericianum possède une telle présence, à travers son architecture et son histoire. Nous nous posions la question de la manière pour nous d’y pénétrer et de le faire nôtre. C’était un vrai défi parce que ces colonnes en façade sont très difficiles à casser d’un point vue architectural mais aussi programmatique. Nous pourrions en faire un marché, nous pourrions en faire une rue, nous pourrions en faire quelque chose de plus accessible. Ainsi, nous nous efforçons de ne pas le rendre statique avec l’exposition d’objets ou d’œuvres d’art immobiles, mais de le rendre dynamique afin que les gens puissent y mener des activités. Si vous venez au Fridericianum au début de l’exposition, au milieu ou à la fin ce sera à chaque fois différent. C’est ainsi que l’idée d’une école nous est venue, pour que les gens puissent vraiment vivre là, peut-être y faire la fête en tant qu’étudiant·e·x·s ou peu importe en tant que quoi parce qu’à GUDSKUL nous n’avons pas d’étudiant·e·x·s et d’enseignant·e·x·s seulement des participant·e·x·s.
Nous avons ensuite invité des artistes dont la pratique est spécifiquement orientée autour de l’éducation à occuper le Fridericianum. Il s’agit essentiellement de collectifs, à une exception près, soit 11 artistes plus des membres du lumbung également. Certains membres du lumbung, et quelques artistes du lumbung auront également des espaces dans le Fridericianum. Ces 11 artistes, collectifs essentiellement, discutent entre elleux. Nous leur avons expliqué pourquoi nous les avons invité·e·x·s. Ces explications sont importantes pour elleux. Certain·e·x·s ne sont pas des artistes donc ielles ne savaient même pas ce qu’est documenta, et ielles n’ont pas non plus l’habitude de participer à des expositions. C’est la première fois qu’ielles vont exposer donc cela a été un processus d’apprentissage à tous les niveaux.
Si vous venez au Fridericianum il y a aura des espaces pour les bébés, pour les enfants, pour les parents. Des gens vivront là, les participant·e·x·s de GUDSKUL et celleux d’autres programmes se relayeront. Ielles organiseront des fêtes, nous ne savons pas. Nous sommes ouvert·e·x·s à l’idée. Ce sera un espace dynamique. Comment les visiteureuse·x·s, les spectateurice·x·s, les publics ont envie de s’y investir : cela dépend d’elleux. Nous devons être conscient·e·x·s que tout le monde fait ses propres choix. Jusqu’à quel point veulent-ielles s’impliquer ? Si ielles veulent seulement être spectateurice·x·s et regarder cela de loin, évidemment qu’ielles peuvent le faire. Mais s’ielles veulent faire partie d’une œuvre, s’ielles veulent même faire partie du processus lumbung, il y aura des moyens de le faire. Malheureusement je dois rester vague pour le moment par crainte de faire des promesses qui ne pourront être tenues si jamais nos plans ne peuvent pas tous se réaliser. Mais l’intention est là, à différents niveaux d’engagements, nous devons en être conscient·e·x·s.
Work.Master (Sebastián) : Ma question fait suite à celle qui a été posée avant. Vous avez dit que les artistes doivent s’adapter au contexte de Kassel, et nous nous demandions s’il y a eu des tensions à cause de cette transposition de Jakarta à Kassel étant donné que vous avez des valeurs collectives et que vous arrivez dans un contexte plus individualiste ?
farid : Oui, les tensions c’est la règle du jeu. Nos expériences avec les expositions collectives nous l’ont appris, donc nous avons voulu expérimenter avec d’autres manières d’interagir. Nous avons expliqué pourquoi nous faisions ce projet, même aux artistes, quand nous leur demandons de prendre les décisions avec leurs collectifs et avec les autres artistes de manière à éviter qu’ielles se battent pour l’espace ou pour savoir qui serait meilleur·e·x. Mais les tensions ne se sont pas manifestées qu’en des endroits que nous connaissions, ou que nous avions prévus. Si nous avions pu les prédire, on aurait pu se préparer. Nous ne pouvons pas avoir une vue d’ensemble de tout. Nous sommes en accord avec cela, même si cela pourrait être compris que nous acceptons d’être confuse·x·s. Pour celleux qui ont rejoint le train lumbung en marche, même pour l’équipe artistique qui nous a rejoint très tôt ou pour les médiateurice·x·s sobat-sobat10 qui nous ont rejoint en dernier, il y a toujours plusieurs niveaux de confusion.
Nous avons déconcerté beaucoup d’entre elleux. C’est OK d’avoir des tensions, de s’asseoir, de leur consacrer du temps si nous en avons, et de laisser le processus collectif les absorber. C’est là où nous apprenons beaucoup. Les contrats, par exemple, sont très difficiles à établir, surtout avec l’ambition que nous avons, et les valeurs que nous avons énoncées publiquement. Revenir à un contrat de base poserait certaines questions, n’est-ce pas ? Les négociations liées aux tensions arriveront quoi qu’on fasse. Il s’agit de trouver comment rendre cette expérience positive afin que, lorsque les tensions sont apaisées, les gens sortent de là en pensant positivement, pas toujours de manière déprimée. Les tensions peuvent parfois être paralysantes.
Work.Master (Arielle) : Comme vous l’avez dit dans un entretien préalable, votre pratique se fonde sur l’expérimentation et les processus de désapprentissage où l’on est autorisé à échouer11. Nous nous demandions si vous ressentiez aussi parfois des moments de frustration (par exemple durant des workshops collaboratifs avec d’autres participant·e·x·s) ? Et si oui, de quelle façon gérez-vous ces moments ?
farid : Moi-même je suis frustré en ce moment. Comment accepter la frustration et ne pas en faire une force paralysante ? C’est le plus grand défi auquel le Covid-19 nous a confronté. S’il y a des tensions, s’il y a des frustrations, et si nous pouvons nous asseoir ensemble dans une pièce, être humain et parler d’autres choses ainsi que de celles à l’origine de la tension, la plupart du temps nous trouvons une solution, peut-être pas durant l’entretien, mais peut-être après coup. Ce processus ne peut malheureusement pas se produire de façon aussi fluide via Zoom. Nous ne pouvons pas perdre de temps sur Zoom. L’outil n’est pas conçu pour ça. Ce n’est pas plaisant. C’est le plus grand défi également.
Chacun d’entre nous était à Kassel il y a deux semaines pour la première fois depuis 2019, ce qui a produit une grande différence sur la façon dont les gens travaillent. Avec de la chance nous pourrons le refaire en mai – je reviens en mai, et la plupart d’entre nous devrait aussi revenir à différents moments en mai. À nouveau, il s’agit du moral du groupe. S’il est bon, si nous pouvons être des hôtes, tout se passera bien. Cela vaut la peine d’y travailler. Si la frustration prend le dessus, alors nous devons changer quelque chose. Nos choix pour documenta fifteen découlent de ce que nous avons appris à Sonsbeek. Nous ne voulons plus jamais reproduire cette expérience.
Work.Master (Federico) : La dernière question est aussi dans la continuité de toutes ces pratiques collectives, et en partant aussi de votre propre expérience de travail avec des grands groupes, nous nous demandions si vous auriez des conseils sur le fait de travailler horizontalement dans un collectif, également pour nous en tant que groupe ? Est-ce que vous avez développé des outils utiles dans la prise de décision, ou même de manière plus concrète comment faire parler les gens lors des réunions de travail, etc. ?
farid : Peut-être que d’autres collectifs auront des réponses différentes, mais celle-ci est la nôtre. Nous aimons travailler plus horizontalement que d’autres, surtout si nous nous comparons aux entreprises ou aux institutions qui affichent certaines hiérarchies. Mais nous ne visons pas vraiment l’horizontalité tout le temps. Parce que c’est aussi la nature humaine, du moins de notre temps. Des dynamiques asymétriques, des dynamiques sociales vont se produire. 1% sera beaucoup plus éloquent que les autres. Il prendra plus de place que les autres. Au lieu de perdre notre temps à nous battre, à chercher l’égalité, nous devrions simplement jouer avec cet état de fait. Cela ne signifie pas que le plus fort ou le plus bruyant aura toujours raison. Nous avons aussi appris des autres. Nous avons fait différentes majelis12 et les gens ont trouvé leur propre façon de faire.
Un moyen est de toujours apporter de la nourriture. Les décisions peuvent être prises de manière beaucoup plus organique. D’autres fois, ielles ont utilisé des méthodes traditionnelles, comme celle de l’Agraw amenée par Le 18 de Tunis. Il y a des méthodes traditionnelles de prise de décision qui peuvent aussi être traduites sur Zoom : c’est comme un jeu où cellui qui est assise·x sur la chaise a son tour de parole ou de prise de décisions. Nous apprenons petit à petit quelle méthode fonctionne, comme les abeilles qui rayonnent et qui, par pollinisation croisée, alternent les fonctions. Il y a aussi la logique d’accueillir, l’art de l’accueil : qui devient l’hôte, qui devient læ moissonneureuse·x, qui devient læ gardien·ne·x de la tension, læ gardien·ne·x de l’esprit, etc. Le mouvement Occupy est un bon exemple pour répondre à votre question. Nous apprenons beaucoup d′elleux : comment créer un amplificateur humain, et comment composer avec des gens qui ne se connaissent pas et qui arrivent à des décisions. Ielles savent mieux que nous.
L’entretien s’est déroulé en ligne le 8 avril 2022 entre Genève et Jakarta.
Participant·e·x·s au séminaire : Rémy Bender, Sophie Conus, Sebastián Davila, Victor Delétraz, Mbaye Diop, Zahrasadat Hakim, Xheneta Imeri, Pierre-Kastriot Jashari, Federico Nipoli, María Fernanda Ordoñez Pinzon, Clara Roumégoux, Alexandra Shéhérazade Salem, Alpha Sy, Arielle Tarzia, et Yul Tomatala.
Remerciements : farid rakun, Giannina Herion, Krzysztof Kościuczuk, Juan Gomez, et Sylvain Ménétrey.
Transcription : Arielle Tarzia et Marie-laure Allain Bonilla.
Traduction de l’anglais : Marie-laure Allain Bonilla, Rémy Bender, Sophie Conus, Sebastián Davila, Pierre-Kastriot Jashari, Federico Nipoli, María Fernanda Ordoñez Pinzon, et Yul Tomatala.
Notes
- “nongkrong est un terme argotique de Jakarta signifiant “traîner ensemble”. Conversation bon enfant et convivialité, mais aussi partage de temps, d’idées et de nourriture sont inscrits dans ce terme”. Définition issue du glossaire de documenta fifteen : https://documenta-fifteen.de/en/glossary/ (dernière consultation avril 2022).
- En mai 1998, plus de 1’200 personnes ont perdu la vie au cours de violentes émeutes visant initialement la minorité ethnique sino-indonésienne, avec des violences sexuelles de masse à l’encontre des femmes et jeunes filles. La crise financière asiatique de 1997-98, une pénurie alimentaire et un chômage massif menèrent à ces événements violents qui se produisirent quelques jours à peine avant la démission du Président Suharto, mettant fin à son long régime militaire de “l’Ordre Nouveau” (1966–1998). À ce jour, il n’y a eu aucune enquête criminelle ou poursuites judiciaires. Les émeutes de 1998 demeurent un sujet tabou en Indonésie et sont rarement évoquées publiquement. Voir : Eunike Mutiara Himawan, Annie Pohlman, Winnifred Louis, « Revisiting the May 1998 Riots in Indonesia: Civilian and their Untold Memories », Journal of Current Southeast Asian Affairs, mars 2022. doi :10.1177/18681034221084320
- « Ekosistem est le terme indonésien pour écosystème, développé en référence à mais pas synonyme du concept écologique d’écosystème. Ekosistem ou écosystème décrit des structures de réseaux collaboratifs au sein desquels savoir, ressources, idées et programmes sont partagés et liés ». Définition issue du glossaire de documenta fifteen : https://documenta-fifteen.de/en/glossary/ (dernière consultation avril 2022).
- « De l’indonésien “grange à riz”, lumbung est la pratique concrète de ruangrupa pour documenta fifteen et au-delà. Dans les communautés rurales indonésiennes, le surplus de récolte est stocké dans ces granges communales et distribué pour le bénéfice de la communauté selon des critères communément définis. Ce principe représente le mode de vie et de travail de ruangrupa, et est adopté pour un travail interdiscplinaire et collaboratif sur des projets artistiques ». Définition issue du glossaire de documenta fifteen : https://documenta-fifteen.de/en/glossary/ (dernière consultation avril 2022).
- farid rakun, « Pe-nongkrong-an », in Doreen Mende (dir.), Thinking Under Turbulences, Genève, HEAD—Genève, Genève, CCC Research Master and PhD-Forum, Pully, Motto Books, 2017 : 46-55.
- Voir https://www.documenta-platform6.de/ (dernière consultation mai 2022)
- T. J. Demos, Decolonizing Nature: Contemporary Art and the Politics of Ecology, Berlin, Sternberg Press, 2016 : 229.
- Ibid. : 256.
- À l’heure où cet entretien est édité, Pierre Bal-Blanc, un des co-commissaires associés à documenta 14, publie un ouvrage revenant sur l’expérience de documenta 14. Voir Pierre Bal-Blanc, The Continuum was performed in the following manner. Notes on documenta 14, Genève, Centre d’art contemporain ; Rome, NERO, 2022.
- « lumbung est fondé sur l’amitié. En indonésien sobat signifie ami ou compagnon. La forme plurielle est sobat-sobat. En tant qu’ami-e-x-s, les médiateurice-x-s sobat-sobat accompagnent les visiteureuse-x-s lors de visites guidées de documenta fifteen. Ces visites d’exposition sont appelées Walk and Stories et font partie du savoir du lumbung. En tant que parties actives du savoir du lumbung, les visiteureuse-x-s et les médiateurice-x-s- produisent des rencontres et donnent accès à leur pratique de la narration ». Définition issue du glossaire de documenta fifteen : https://documenta-fifteen.de/en/glossary/ (dernière consultation mai 2022).
- ruangrupa en conversation avec Nora Sternfeld, “Sharing Surplus Value as a Form of Collectivity”, Texte Zur Kunst, décembre 2021 : 72-83.
- « majelis est un terme pour désigner un rassemblement ou une réunion. Que ce soit en personne ou à travers un écran, les majelis réguliers sont un outil important du réseau lumbung pour échanger des idées et des projets. Les mini-majelis sont de petites réunions, tandis que les majelis akbar (mega majelis) sont un rassemblement plus grand entre des membres du lumbung, des artistes du lumbung et d’autres participant-e-x-s à documenta fifteen ». Définition issue du glossaire de documenta fifteen : https://documenta-fifteen.de/en/glossary/ (dernière consultation mai 2022).