AIAIA Sweatshop
Vue de l'exposition AIAIA Sweatshop. Photographie : Sylvain Leurent

AIAIA Sweatshop

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L’exposition AIAIA Sweatshop (qui s’est tenue du 17 mai au 21 juin 2024 à l’artist-run space àDuplex, à Genève) a exploré par les moyens de l’art, derrière les résonances médiatiques de l’acronyme IA/AI, certains paradoxes des dimensions matérielles de l’intelligence artificielle. En une série de « salles », étaient mis en situation et en question ses rapports à l’histoire, aux machines, au corps, aux identités et à la technopolitique, loin des images éthérées, fascinantes ou effrayantes, d’une nouvelle puissance technologique autant immatérielle qu’inexorable.

Cette exposition est née d’une collaboration entre le séminaire d’Humanités numériques de Béatrice Joyeux-Prunel à l’Université de Genève et du séminaire de Work.Master de David Zerbib à la HEAD.

AIAIA SWEATSHOP
Visuel de l’exposition par Ettore Meschi

 

Salle des tests

Du test de Turing au Captcha, en passant par Blade Runner, l’Intelligence Artificielle est le lieu critique d’un test anthropologique où se fait, par le langage et par l’image, la part de l’humain et du non-humain. Là se recomposent, dans cette question-frontière, les identités de genre, d’espèce ou de substance (image calculée ? corps situé ? archive vivante ou fiction générative ?), identités jusque-là établies sur la base d’anciens tests dont on croyait les questions résolues.

 

1. Mélissa Biondo et Gabriel Shields Hanau, Story of the Supa Scales, 2022

Melissa Biondo et Gabriel Shields Hanau
Vidéo, 2’47, son par Femcel, support : iPad. Photographie : Kleio Obergfell

 

Deux êtres para-humaines, des cyborgs peut-être, les fruits (nous croyons) d’une expérimentation humaine trop avancée. Au cours de cette vidéo, nous apprenons des bribes de l’histoire des Scales, un système à plusieurs replis : une façon de prier, d’incarner sa corporalité, danser, anéantir sa respiration, et monter, monter et descendre l’échelle de sa propre existence. Suivre, conduire, suivre et guider les passages de l’âme vers la connaissance. La connaissance de quoi ? Des autres. Les autres comme iels aimeraient être, comme iels sont, comme iels ne sont pas.

 

2. Guillaume Aebi (collectif Visual Contagions), Album de famille, 2024

Guillaume Aebi
Album, photos de famille et images générées par IA, impressions numériques sur papier photo. Photographie : Kleio Obergfell

 

Des photos de famille héritées transmises d’une génération à l’autre deviennent pour une IA le corpus d’apprentissage de ce qu’est la vie des humains quand ils en font des images. Imaginaire génératif ou trace des générations ?

 

Salle des opérations

Un idéal de contrôle nourrit l’IA, celui qui accompagne la possibilité d’une rationalisation technique de tous les aspects de la vie économique, politique et sociale, à travers la structuration de processus informationnels permettant d’automatiser leur pilotage. Mais le poste de contrôle lui-même finit par s’automatiser. La place est désormais vide, et les écrans de contrôle paraissent devenus des fenêtres ouvertes sur des flux d’images et d’information qui ne sont plus destinés à transmettre un sens en particulier, ou qui, agencés comme par une vision artificielle, semblent s’adresser à d’autres entendements.

Vue de la "salle des opérations"
Vue de la « salle des opérations ». Photographie : Kleio Obergfell

 

3. David Zerbib avec Ettore Meschi, Somapolitics of Digital Utopia (Cybersyn Replayed), 2024

Cindy Coutant et DZ EM
Carton, ruban adhésif, colle, peinture acrylique, pied métallique, moquette, iPad, vidéo extraite d’internet, 42 min. Vue avec l’œuvre de Cindy Coutant, Join the radical Other standing outside of History, 2024. Photographie : Kleio Obergfell

 

Le philosophe des sciences Andrew Pickering parle de « théâtre ontologique » à propos de certaines expériences cybernétiques, car s’y donne à voir toute une conception du réel et du rôle que nous avons à y jouer. En voici une scène : entre 1971 et 1973 au Chili, durant la présidence de Salvador Allende, un projet de cyberpolitique socialiste est élaboré avec l’aide du cybernéticien Stafford Beer : Cybersyn. Se fondant sur les progrès de l’informatique, ce projet visait à remplacer la logique de planification économique, qui montrait alors ses limites en URSS, par un système de pilotage de l’industrie capable de s’adapter en temps réel aux feedbacks informationnels transmis par l’appareil productif aux instances de gouvernance. La salle des opérations, ou « Opsroom », était le lieu de contrôle de ce système.

Son design caractéristique, signé Gui Bonsiepe, matérialisait la projection futuriste d’un pilotage de l’économie ressemblant à celui d’un vaisseau spatial. Une main appuyait sur des boutons, l’autre tapotait d’un doigt sur la cigarette pour en faire tomber la cendre, et ainsi devait planer le vaisseau social, au service du peuple. Le bombardement du Palais présidentiel, lors du coup d’État militaire mené par le général Pinochet le 11 septembre 1973, a mis fin brutalement à l’utopie. De l’Opsroom disparue il reste des images, dessins et photographies.

Ici la réplique du siège de Cybersyn, sorte de maquette à l’échelle 1, opère comme la réminiscence précaire d’un imaginaire de pilotage cybernétique d’une société à l’échelle d’un corps. Cybersyn était aussi un théâtre somapolitique.

Dans l’accoudoir droit, à la place du panneau de commandes qui occupait cet espace dans le prototype originel, un écran montre l’actualité de ce rapport du corps à la machine. Il s’agit d’une partie de Tetris. Un champion de ce jeu vidéo, nommé Blue Scuti, est parvenu le 4 janvier 2024 à « battre Tetris ». Plus précisément, cet adolescent de 13 ans a réussi à égaler la performance que seule une IA avait jusque-là accomplie : bloquer le jeu, mais cette fois grâce non pas à la vitesse de calcul d’un processeur mais à celle de la main du joueur sur le joystick, trop vive pour laisser au programme le temps d’ajuster le mouvement des briques.

Ainsi le digital est-il défié ici du bout des doigts, dans un épisode de la confrontation humain/machine dont certaines parties d’échec et de go ont scandé des étapes historiques plus célèbres – bien que moins glorieuses – comme la victoire de l’ordinateur Deep Blue contre le champion d’échec Gary Kasparov en 1997. Sur fond de bip ininterrompu et d’une image gelée signalant le blocage du programme, le flux est arrêté, le calcul rendu impossible. Blue Scuti exulte.

 

4. Ettore Meschi, Flatliners, 2024

Ettore Meschi
Vidéo, écran LCD, papier mâché, 4 min. Photographie : David Zerbib

 

Les écrans de contrôle de l’Opsroom n’ont jamais pu marcher véritablement. Des opérateur·ices devaient les alimenter derrière la cloison où ils étaient fixés, avec des diapositives réalisées à l’avance, comme le joueur d’échec caché à l’intérieur du « Turc mécanique », ce faux automate de la fin du XVIIIe siècle. À présent, les images automates s’affichent sans personne pour les commander. Dans la saturation de leur flux, tous les messages s’équivalent, flat line de la vie éteinte qui se ranime en boucle.

Assemblage d’images issues de la culture internet et d’images de jeux vidéo en first-person shooter (FPS), cette vidéo oscille entre errance dans un espace liminal, sorte de purgatoire numérique, et memes composés d’images et de sons altérés, suscitant le malaise. Ces images sont maudites, comme nous le sommes après avoir été réanimé·es. Ces images pauvres (selon le concept d’Hito Steyerl) hantent les espaces abandonnés d’Internet, fantômes numériques qui repeuplent les épisodes oubliés de notre histoire technologique. Ainsi, cette installation combine plusieurs imaginaires : d’une part, celui que l’on nommerait aujourd’hui rétrofuturiste, incarné par l’espoir placé dans la technique dans les années 1970 ; et d’autre part, l’imaginaire doomer de la culture internet. Ces deux imaginaires, bien que différents dans leurs tons et leurs perspectives, ont la caractéristique commune d’être dépourvus de toute présence humaine, suggérant des mondes dans lesquels l’humanité est absente ou a été supplantée.

 

5. Cindy Coutant, Join the radical Other standing outside of History, 2024

Cindy Coutant
Vidéo générative, texte guidé par l’internet sous l’influence de J. Posadas, Modules d’écrans LED, RaspberryPi. Photographie : David Zerbib

 

Cindy Coutant
Discussions autour de la pièce de Cindy Coutant, avec l’artiste, le 17 mai 2024. Photographie : David Zerbib

 

Pour le militant trotskyste argentin Juan Posadas (1912-1981), la révolution pouvait venir d’une soucoupe volante. L’ouvrier n’était plus le seul moteur de l’histoire, car l’extraterrestre, cet autre radical, avait la capacité de transformer le cours de notre existence sociale, grâce au rapport de force matérielle totalement nouveau qu’il serait susceptible d’introduire face au capital. Il développe notamment ces idées dans son livre de 1968 intitulé Les Soucoupes volantes, le processus de la matière et de l’énergie, la science et le socialisme. Prolongeant sa réflexion critique sur les iconologies du futur, l’artiste réalise pour cette exposition une vidéo nourrie de la propagande posadiste et de sa résonnance chez les néo-posadistes présents sur internet, de dialogue avec les dauphins et de memes où les petits hommes verts sont rouges.

 

Salle des machines

La qualité d’immatérialité attachée aux technologies numériques est un paradoxe au regard des supports matériels et des ressources qu’elles impliquent. Cette immatérialité est aussi contradictoire au regard de la généalogie de ces technologies, tout comme elle l’est du point de vue de ses effets futurs sur la matérialité du monde. Déconstruire l’idéologie de la dématérialisation, dont l’image est un vecteur important, implique alors de voir comment fonctionne l’inscription matérielle du langage et sa performativité. Il faut entrer dans la salle des machines, retisser la généalogie textile de l’informatique, amplifier les processus de l’ordinateur, observer l’opération des prompts dans leur rapport à l’expérience visuelle, et ralentir les processus sensibles qui génèrent le génératif.

 

6. Célia Noverraz, sans titre, 2024

Célia Noverraz
Techniques mixtes, QR code, voix générées par IA. Photographie : David Zerbib

 

« L’art, c’est subjectif » : Lien pour écouter la pièce sonore accompagnant le tableau

« Les portes, souvent utilisées comme symboles, peuvent représenter des opportunités, des choix ou des passages vers l’inconnu. Leur caractère fermé crée une tension narrative, incitant à imaginer ce qui pourrait être découvert en les ouvrant […], l’artiste réussit à créer un espace visuel intrigant qui peut susciter une variété de réponses émotionnelles et narratives chez les observateurs ». C’est ce que dit Chat GPT 3 à Chat GPT4 à propos de la toile de Célia Noverraz.

« Tout à fait », répond Chat GPT4, « les portes fermées dans une œuvre d’art peuvent souvent symboliser l’inconnu ou des opportunités qui restent à découvrir, ce qui peut inciter le spectateur à imaginer ce qui se trouve derrière ». Bien entendu, l’intelligence artificielle mentionne les thématiques et les symboles qui, au premier abord, nous viennent à l’esprit. Malgré cela, elle ne s’aventure dans aucun approfondissement de tels sujets. Ses affirmations restent à la surface de toute démarche conceptuelle.

 

7. Bérénice Gaca Courtin, sans titre, 2024

perf Bérénice Courtin
Métier à tisser, pièces de métier à tisser ancien, vidéoprojection, dispositif sonore interactif. Performance le 17 mai 2024. Photographie : David Zerbib

 

L’œuvre de l’artiste présentée est un prolongement du projet Webs of Power: Weave Resistance, qui se traduit en plusieurs œuvres. L’inspiration principale de ce travail réside dans l’histoire de son grand-père Kazimierz Gaca, cryptologue polonais qui a aidé au décodage de la machine Enigma. Il s’agit d’une machine utilisée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, afin de chiffrer et déchiffrer des messages confidentiels. Alan Turing est bien souvent considéré comme la personne ayant permis de décrypter l’appareil, ceci grâce à l’aide de chercheur·euses et résistant·es polonais·es, dont Kazimierz Gaca.

L’artiste réalise une œuvre tissée, sur laquelle elle conte des histoires de résistances, encodées grâce à un alphabet cryptique issu de sa création. Composé de 26 symboles, Courtin réunit des images trouvées sur des lieux de résistances, comme ceux visités par son grand-père, ou notamment dans des ZAD, puis les pixelise pour en créer des symboles. Sous forme de bannière ou de drapeau, l’artiste mêle codes textile et alphabétique pour conter des histoires de résistances, tissées dans les toiles.

À la suite de la performance du 17 mai, l’artiste expose NatureaCulturea, 2023.

Naturea Bérénice Courtin
Photographie : Kleio Obergfell

 

L’œuvre tisse des éléments de tradition et d’innovation, des récits interconnectés. L’alphabet de Bérénice Gaca Courtin sert de réceptacle à des messages cachés, remontant aux origines du code binaire. Il part de l’enquête liée à son grand-père qui décodait la machine Enigma et invite d’anciennes symbologies comme la déesse slave du tissage Mokosh à travers une « intelligence naturelle » issue d’une fusion qui réinterprète certaines théories de Donna Haraway.

 

8. Raphaëlle Kerbrat, Si (1-bit computer), 2021

Raphaelle Kerbrat
Vitrine : Silicium, nitinol, cuivre, laiton, bois, plexiglas, dispositif électronique. 50x100x100 cm. Dessin : Schéma semi-logique, tirage sur papier Fine art Rag. 79×175 cm. Photographie : Kleio Obergfell

 

Raphaelle Kerbrat
Photographie : Kleio Obergfell

 

Le projet Si (1-bit computer) repose sur la décomposition physique d’un système logique. Le dispositif dévoile le fonctionnement de nos appareils numériques, d’une manière à la fois archaïque et poétique. Une infime partie d’un système binaire est prélevé pour réaliser des opérations 1-bit. Le dispositif procède par agrandissement d’échelles physiques et temporelles, en étirant une opération logique sur plusieurs secondes et en amplifiant la taille des composants.

La matière est un élément central de ce projet. Il s’appuie sur la manipulation d’un semi-conducteur : le silicium (principal matériau utilisé pour la fabrication des transistors, base de l’électronique numérique). Les transistors sont mis à nu, sous la forme de morceaux de silicium dans leur état brut. Le processus opéré par le dispositif est celui du calcul d’une image, dont chaque pixel est traité un à un. L’image, sans jamais être dévoilée, reste à l’état de latence. Des câbles à mémoire de forme sont disposés à la suite des portes logiques faites de silicium. Ils se forment et se déforment pour rendre sensible le processus d’opération.1

 

9. Alexandra Galian, The Romantic Fox, 2024

Alexandra Galian
Huile sur toile, 155×125 cm et 265×49,5 cm. Photographie : Kleio Obergfell

 

L’artiste a utilisé la plateforme Explore du projet Visual Contagions. Cette base de données regroupe des collections de magazines des XIXe et XXe siècle numérisés issus de plusieurs continents. Elle permet d’effectuer des recherches par image à l’aide d’un algorithme de machine learning, entraîné à trouver dans le corpus toutes les occurrences visuellement proches d’une même image. Galian a lancé le dialogue avec la machine en téléchargeant une image de sa toute nouvelle robe dans la base. Parmi les résultats obtenus, une image impromptue a fait son apparition : celle d’un renard. Cette erreur de correspondance, ce mauvais « match » entre la donnée initiale et la réponse de l’algorithme, a servi de point de départ, d’instruction pour la réalisation de son tableau. La démarche confère une dimension poétique à l’erreur de calcul de la machine.

L’image des renards semble flotter dans la pièce. Cette composition met l’accent sur l’arbitraire de la représentation et introduit plutôt une logique atemporelle de collage, du hasard et de l’imprévu comme celle de l’erreur de l’algorithme à l’origine du tableau.

Le dialogue entre texte et image, entre machine et peinture est encore suggéré par la configuration du diptyque. La disposition du trapèze surmonté d’un carré crée un effet de profondeur, qui produit une forme s’apparentant à un ordinateur portable avec un clavier et un écran ouvert.

La forme du support confère une logique particulière au tableau : celle de l’écran, qui permet alors la superposition d’éléments. L’aplat bleu rappelle le fond d’écran de Macintosh et l’écran d’accueil de Windows. Il fait dès lors office de bureau sur lequel quatre « fenêtres » sont ouvertes et se superposent avec au premier plan celles des deux renards. L’image des renards est ainsi visuellement assignée à l’écran, c’est une image virtuelle qui est le résultat du dialogue avec Visual Contagions. Cependant, cette lecture est contrariée par la présence du ruban rouge dont les volumes imposent la différenciation des plans. Le dialogue entre l’image virtuelle des renards et le ruban en relief crée une tension qui fait osciller la perception entre espace tridimensionnel et surface plane, entre fenêtre et écran.

Chaque plan présente une modalité de représentation : l’image peinte, l’image reproduite, l’image décrite, l’image dans son contexte de production. L’artiste orchestre un dialogue entre ces diverses modalités, qui renouvelle l’angle de vue sur le lien entre texte et image.

 

Salle des récits

Les algorithmes ne sont pas que des outils capables d’exécuter certaines fonctions techniques, ils participent de la culture, constituent un environnement, et entrent dans la composition du tissu de l’expérience, noués aux chemins de la vie individuelle comme dans ceux de l’histoire collective.

 

10. Sabrina Smaili, Contre-songe, 2024 et Result of a scum dreamer, 2024

Smaili
Huile sur toile, bâche en plastique, 160×160 cm / Silicone coulé sur tissus, perruque, 180×135 cm. Photographie : Sylvain Leurent

 

Les nuances du tableau font directement penser aux images générées par le programme Deep Dream, qui utilise des paréidolies créées grâce à un algorithme pour renforcer la structure d’images déjà existantes. Leur apparence est donc modifiée et devient beaucoup plus hallucinogène et colorée. Ce tableau de Sabrina Smaili peut évoquer l’impact des algorithmes sur notre intimité et nos attentes, la désillusion qu’ils suscitent. L’artiste nous met alors face à une sexualité associée à une forme de violence et de déception. L’oiseau traduit comme une forme de retour à la réalité, de désillusion face à la réalité si différente des promesses, envolées, des applications. Ce paradis promis n’est que fantasme et rarement réalité. Le caractère inatteignable du bonheur promis par les applications de rencontre est aussi traduit par l’aspect psychédélique, presque liquide des formes peintes par l’artiste. Celles-ci semblent irréelles, comme hors de portée. Les couleurs acides contribuent également à une esthétique « trop belle pour être vraie », comme un coucher de soleil criard, beaucoup trop idéalisé, immédiatement éteint par l’emballage plastique de la toile.

Quant à la figure en latex éffondrée au sol, qui accompagne le tableau, comme tombée du lit, elle n’est pas sans évoquer la célèbre poupée du peintre expressionniste Kokoschka, mais cette fois manipulée par personne d’autre qu’elle-même. Elle ajoute une forme de matérialité à l’œuvre, qui force ce retour désillusionné à la réalité. Cette matière véhicule également tout un imaginaire fétichiste vis-à-vis duquel la forme de la figure introduit une ironie féroce.

 

11. Collectif Visual Contagions (Bokar N’Diaye, Adrien Jeanrenaud, Marie Barras, Béatrice Joyeux-Prunel), B-AI-YEUX, 2023

tapisserie b ai yeux
Tapisserie virtuelle générée par IA, tirage sur support synthétique texturé, structure de table. Photographie : Kleio Obergfell

 

Des images partout. Cette impression n’est pas nouvelle. Le projet Visual Contagions travaille sur le déluge visuel du passé et du présent. Près de 15 millions d’images ont été extraites d’un corpus mondial de périodiques illustrés du XXe siècle, et regroupées par similarité visuelle, pour en étudier la circulation. Y a-t-il des centres et des périphéries ? des images plus vues que d’autres ? Le flot des images du passé fonctionne-t-il comme celui d’aujourd’hui ?

Entre les infographies mondiales généralisées, les spécifications selon le type d’images, ou les études de cas très précises, le plus gros défi est de raconter et visualiser la mondialisation par l’image hier, alors qu’elle nous submerge aujourd’hui. Défi aussi parce que nos propres recherches fournissent de nouvelles images, qui augmentent le déluge. Dans le lent tissage de la recherche, les logiques de corpus, les outils et les méthodes choisies, la personnalité et les trajectoires des femmes et des hommes qui y travaillent s’entrelacent sans cesse. Comment dire nos résultats sans trop les objectiver ? Comment faire entendre qu’ils dépendent de nos outils, de nos personnalités, autant que des limites de notre corpus, donc de la géopolitique mondiale de l’archive numérisée ? Cette tapisserie virtuelle répond à ce défi. Elle a été générée à partir de notre propre corpus et de nos questions, grâce à un réseau de neurones entraîné par les membres de l’équipe sur la tapisserie de Bayeux. Pour qu’elle ait du sens, un récit préalable était indispensable. C’est lui qui a déterminé les prompts de génération de nouvelles images, concaténées ensuite en récit visuel pour dire, et faire vivre, le passé, le présent et l’avenir du déluge des images.

 

Auteur·ices des textes :

Valentine Cuenot (9) ; Béatrice Joyeux-Prunel (11) ; Raphaëlle Kerbrat (8) ; Lisa Mol (6) ; Lijjia Peeters (10 §1 et §2) ; Adélaïde Quenson (4§2) ; Gabriel Shields Hanau (1) ; Élodie Sierro (7 §1) ; David Zerbib (2, 3, 4 §1, 5, 10 §2, et présentation des « salles »).

 

 

Notes

  1. Voir la contribution de Raphaëlle Kerbrat dans ce dossier.