Vue de la scénographie et de la disposition des modules de l’exposition « Voyage enchanté. Chansons et imaginaires géographiques »
Vue de la scénographie et de la disposition des modules de l’exposition « Voyage enchanté. Chansons et imaginaires géographiques », salle d’exposition de l’Université de Genève, 2024 (copyright Studio Press)

Chanter au musée. Exposer les imaginaires des chansons géographiques

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La mise en exposition de la musique prend des formes variées. Elle va de la collection d’instruments aux pochettes de disque, d’accessoires vestimentaires, d’affiches et billets de spectacle en passant par les fac-similés de partitions ou encore la reconstitution de lieux. Depuis les années 1960 et l’émergence de la nouvelle muséologie, les musiques populaires font l’objet d’expositions qui détaillent leur histoire et permettent leur institutionnalisation. Ces expositions prolongent le travail effectué dans le contexte des musées d’ethnographie et par l’ethnomusicologie, qui se sont attachés à montrer à un public européen l’extrême diversité ainsi que la complexité des cultures des sociétés non-industrialisées.

Les expositions savantes sur la musique existent encore aujourd’hui, mais on observe surtout la multiplication d’événements de type exposition-spectacle consacrés à des genres de la musique populaire ou à des figures et groupes célèbres. Cependant, mettre en valeur et exposer ces genres musicaux représente de nombreux défis parce que les musiques populaires ne relèvent pas uniquement de la musicologie, mais qu’elles « s’accompagnent de pratiques sociales » : « Au-delà des rythmes et des mélodies, les musiques populaires renvoient à des pratiques, des réseaux de sociabilités, des rapports spécifiques au territoire, au corps, ou encore à des cultures matérielles et sensibles. Cette complexité sociale qui se cache derrière les sonorités est évidemment un défi pour les musées qui pourraient courir le risque de réifier des objets décontextualisés et réduits au silence »1.

En entrant dans les musées, les musiques populaires ont subi un processus de patrimonialisation.  Ce phénomène qui s’est développé en France au XIXe siècle, notamment pour la sauvegarde des monuments historiques, désigne un processus de création et de fabrication de patrimoine. Un des risques liés à ce phénomène est celui de la muséification qui tend à figer toute forme d’évolution, comme ce peut être le cas dans certains centres-villes historiques et sites touristiques. Dans le cas de la mise en musée de la musique populaire, s’ajoute un autre défi lié à l’expertise des visiteurs·euses : « La plupart des visiteurs·euses d’expositions musicales sont susceptibles d’être des amateur·ices expert·es dans un aspect des histoires racontées et donc d’être critiques à l’égard des éléments narratifs qui composent les expositions »2. Exposer la musique populaire soulève ainsi des questions d’ordre méthodologique (comment établir la légitimité d’une institution muséale liée à la culture savante pour traiter d’un objet populaire) et muséographique (comment appréhender les attentes élevées d’un public lorsqu’il s’agit d’un contenu auquel il est attaché).

Dans le cas de l’exposition « Voyage enchanté. Chansons et imaginaires géographiques » présentée dans la salle d’exposition de l’Université de Genève du 27 mai au 28 juillet 2024, les enjeux ne se situaient pas tant dans la légitimité à traiter d’un tel sujet ou dans la façon de combler les attentes d’un public, car nous n’étions pas dans une institution muséale3. Il s’agissait plutôt d’un enjeu expographique et de médiation lié à la demande de matérialiser sous une forme spectaculaire un contenu éditorial (trois ouvrages — Monde, Villes,Voyage enchanté [Éditions Georg, 2021, 2022, 2024] — contenant plus de 150 textes écrits en majorité par des géographes) et un propos scientifique (la notion d’imaginaire géographique et les liens entre voyage, émotion et chanson). La combinaison de ces deux éléments nous a conduits à envisager avec l’équipe de scénographes Stefan Press et Vianney Fivel une scénographie de type immersive et interactive.

 

Expographie immersive

La notion d’immersion a pris aujourd’hui une place importante dans les pratiques de loisir et dans les modes de consommation des produits culturels. Elle participe du succès d’un nombre croissant d’activités qui vont de la fréquentation d’un centre commercial à la visite d’un parc animalier en passant par le cinéma 3D. Argument marketing, cette notion est la promesse, un peu vague, de vivre une expérience plus profonde, plus durable ou encore plus authentique. L’immersion serait ainsi devenue un argument de premier choix dans les nouveaux modes de consommation qui se seraient « progressivement désengagés d’une conception essentiellement utilitariste, basée sur la valeur d’usage » pour faire de l’expérience liée à la consommation du produit la condition d’achat4. Si les questions d’immersion et d’expérience ont été abondamment étudiées, notamment dans leurs dimensions commerciales, à travers les logiques comportementales des consommateur·ices ou encore à travers la notion de branding, elles traversent également le domaine des musées et de l’expographie.

C’est à partir des années 1980 que sont réapparues les expositions explicitement immersives et interactives qui avaient connu un âge d’or avec les spectacles en -rama aux XIXème et XXe siècles. Parmi elles, deux expositions, « Cité-Cinés »5 (1987) et « Mémoires d’Égypte »6 (1990), ont traduit l’apparition d’une nouvelle forme muséale : l’exposition-spectacle. Les œuvres et les médias y étaient étroitement associés alors que précédemment les écrans vidéo étaient soigneusement séparés des artefacts exposés et il y était fait une utilisation abondante de grands écrans et de décors à l’intérieur desquels les visiteur·euses étaient amené·es à entrer. Le tout était accompagné d’une bande-son diffusée individuellement à l’aide de casques audio à réception infrarouge. Une nouveauté technique qui permettait aux visiteur·euses d’entendre la partie audio selon la zone de réception alors que l’ancien audioguide imposait le parcours ainsi que le rythme de la visite.

 

Immersion et émotion

Dans les échanges préparatoires que nous avons eu à propos de la scénographie, la question de l’immersion fut peu discutée. Ceci pour deux raisons qui ont trait, premièrement, aux limites budgétaires et techniques inhérente à une exposition d’un budget total d’environ 80 000.- Frs et, deuxièmement, au constat de l’impossibilité pour des concepteurs d’exposition d’anticiper la perception que les visiteur·euses auront au moment de la visite. Les choix scénographiques furent alors guidés 1) par la question de la circulation des visiteur·euses dans un espace réduit de 175 m2, 2) la nécessité d’offrir à ces derniers la possibilité de discriminer les nombreuses sources sonores et 3) par la préoccupation de varier les modes d’interaction proposés aux visiteur·euses. En nous concentrant sur ces trois éléments, il s’agissait également de faire place aux émotions qui pourraient émerger chez les visiteur·euses indépendamment des dispositifs. La musique, et les chansons populaires en particulier, possède une dimension affective qui peut être difficilement contrôlée et dont le sens et l’expression sont à la charge principale des auditeurs.

Avec ces éléments en tête, nous avons construit une scénographie structurée autour de cinq modules à l’intérieur desquels les visiteur·euses peuvent entrer (cf. image de couverture de l’article) et auxquels on accède depuis un lieu central.

Chacun des modules renvoie soit à un élément lié au projet éditorial ou est en lien avec un élément tiré du propos scientifique. La disposition spatiale circulaire et centrée autour d’une scène surélevée invite les visiteur·euses à faire des allers-retours vers des modules pensés comme les destinations d’un voyage. Les modules fermés sont insonorisés et permettent une écoute sans casque, à l’inverse des modules ouverts qui sont eux équipés de dispositifs d’écoute. À cette succession est superposée une autre forme d’alternance autour des modes d’activation des dispositifs : navigation dans le corpus des textes et des chansons via un écran tactile géant, mini-cinéma, projection de séquences vidéo avec écoute individualisée7, participation à un jeu musical en ligne8, présence d’une Fiat 500 d’époque dans laquelle deux visiteur·euses peuvent s’asseoir pour un voyage musical dans le temps et l’espace via le site internet Radiooooo9. La piste centrale est quant à elle équipée d’un microphone afin de permettre aux visiteur·euses les moins inhibé·es de chanter sur la bande-son de quinze titres diffusés dans la salle et dont on peut voir les vidéo-clips sur un écran de 6 mètres par 5 mètres.

 

Une expertise commune

Ces choix expographiques renvoient à la scénographie de point de vue dont le principe est d’être moins centrée sur les savoirs que sur les visiteur·euses et dont l’enjeu est « de faire vivre l’expérience (d’un)environnement au visiteur »10. L’exposition « Voyage enchanté. Chansons et imaginaires géographiques » s’inscrit dans un registre d’expositions scientifiques qui sont aujourd’hui communes et qui sont composées « à la fois de panneaux, de dispositifs interactifs, de vidéos ou encore d’expériences manipulatoires »11.

Affiche de l’exposition "Voyage enchanté. Chansons et imaginaires géographiques"
Affiche de l’exposition « Voyage enchanté. Chansons et imaginaires géographiques », salle d’exposition de l’Université de Genève, 2024 (graphisme : giganto.ch)

 

Au-delà du mandat qui nous avait été donné de mettre en exposition un projet éditorial et scientifique à propos des imaginaires véhiculés par les chansons populaires, l’enjeu était d’adresser la question de la médiatisation immersive et la façon dont elle permet de porter un propos scientifique. La notion d’imaginaire géographique qui traverse les trois ouvrages et qui est un concept central de la nouvelle géographie culturelle participe aussi pleinement de l’expertise géographique des visiteur·euses en structurant les expériences quotidiennes que ces dernier·ères ont du monde. La question qui reste alors en suspens est de savoir si la scénographie de point de vue que nous avons adoptée permet un discours spécifique sur cette notion et comment, le cas échéant, elle participe de l’expertise des visiteur·euses ?  Ce questionnement distingue les expositions scientifiques d’autres formes de présentations muséales. Il a contribué dans notre cas à créer une scénographie qui à la fois enchante l’espace d’exposition et serve à la formation d’une pensée critique quant aux manières que les visiteur·euses ont d’appréhender le monde en musique.

 

 

Notes

  1. Caroline Creton et al., « “Pour moi, c’est plus qu’une expo !” Production et réception d’une exposition sur les musiques populaires dans un musée d’histoire », Culture & Musées. Muséologie et recherches sur la culture, no 40, décembre 2022, p. 258, https://doi.org/10.4000/culturemusees.9397.
  2. Sarah Baker, Lauren Istvandity, et Raphaël Nowak, « Curating popular music heritage: storytelling and narrative engagement in popular music museums and exhibitions », Museum Management and Curatorship 31, no 4, 7 août 2016, p. 9, https://doi.org/10.1080/09647775.2016.1165141.
  3. Selon l’ICOM, le Conseil international des musées crée en 1946, le musée est une « institution permanente sans but lucratif, au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation ». Bruno Brulon Soares, « Définir le musée : défis et compromis au XXIe siècle », trad. par Marion Bertin, ICOFOM Study Series, no 48‑2, 15 décembre 2020, p. 38, https://doi.org/10.4000/iss.2327.
  4. Bernard Cova et Véronique Cova, « L’hyperconsommateur, entre immersion et sécession », dans Nicole Aubert (dir.), L’individu hypermoderne, Ramonville Saint-Agne, Érès, 2006, p. 200, https://www.cairn.info/l-individu-hypermoderne–9782749203126-page-199.html.
  5. Confino, « Cités-Cinés », sans date, en ligne : https://www.confino.com/cites-cines/f_dossier.html, consulté le 31.03.24.
  6. Daniel Schmitt, Exposition Mémoires d’Egypte, Paris, photographie du tournage des films de l’exposition, 1990, en ligne : https://hal.science/hal-03698644, consulté le 31.03.24.
  7. https://www.unige.ch/sciences-societe/geo/monde-enchante/, consulté le 17.04.24
  8. https://geoenchantee.ch/
  9. https://radiooooo.com/, consulté le 17.04.24.
  10. Raymond Montpetit, « Une logique d’exposition populaire : les images de la muséographie analogique », Culture & Musées, vol. 9, no 1, 1996, p. 81, https://doi.org/10.3406/pumus.1996.1071.
  11. Florence Belaën, « L’immersion dans les musées de science : médiation ou séduction ? », Culture & Musées, vol. 5, no 1, 2005, p. 270, https://doi.org/10.3406/pumus.2005.1215.