Austrian scientist Konrad Lorenz swims with a trio of Graylag geese, The LIFE Picture Collection / Getty Images, Germany, 1964

Clara, Chuck et les autres

Master Thesis by Laura Spozio

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Clara, Chuck et les autres (anecdotes)

 

Clara, Chuck et les autres (théorie, extraits)

 

Se méfier des anecdotes est une mise en garde commune en éthologie. Pourtant, celles-ci sont fondamentales dans l’étude du comportement des animaux et ont même été institutionnalisées, dans les années 1980, par certain·e·s scientifiques en « éthologie cognitive ». La perspective développée ici repose sur la recherche de récits anecdotiques dans des textes scientifiques faisant référence historiquement, et tend à adopter, à partir d’eux, un point de vue pragmatique pour comprendre les relations interespèces – puisque les interactions impliquent des logiques comportementales et la capacité des corps à actualiser des savoir-faire à travers des expériences vécues.

Mon travail s’articule dans l’intervalle d’une pratique de vidéo expérimentale, l’exercice d’actions discrètes dans l’espace public, et la réalisation d’installations performatives. J’explore les techniques d’observation au croisement des sciences, sciences humaines et arts visuels, à travers l’utilisation décalée d’objets et de protocoles, l’infiltration de contextes spécifiques, ou encore la réalisation de films d’observation. Ceux-ci s’intéressent à des activités situées dans la marge, non-spectaculaires et non-productives, ainsi qu’à des moments d’interactions sociales (inter et intra-spécifiques). En saisissant des gestes techniques, des postures ou encore des rythmes particuliers, j’observe ce qui se joue dans le langage non-verbal, et propose un déplacement de point de vue ainsi que de nouveaux types de relations et pôles d’attention pour des passants, les usagers d’un lieu ou le public d’un événement.

C’est dans un contexte articulant théorie et pratique que le texte Clara, Chuck et les autres a été rédigé. Ma réflexion a trouvé des échos, d’une part, dans le programme de recherche Action (2017-2021) porté par La Manufacture, la HEM et la HEAD, au sein duquel un groupe de chercheurs et moi-même avons pu réunir les résultats d’une enquête sur les sciences de l’observation, avec une double visée : la compréhension et l’élaboration de systèmes de lecture des comportements humains ou animaux, et la mise à jour de ce que l’observation et la description font à l’action. Cette recherche s’adosse aux études et théories produites par des chercheurs dits de l’école de Palo Alto, sous la houlette de Gregory Bateson et dans le contexte de l’observation et de l’analyse du comportement humain. Elle s’applique à des actions situées, se poursuit dans les arts vivants et les arts visuels et se prolonge à travers l’étude, plus générale, des sciences de l’action.

Dans ce même cadre, un travail sur la relation humain/chien dans un contexte de promenade a également été initié avec Eva Zornio et Christophe Kihm, sur plusieurs plans : l’observation de terrain et les lectures critiques de textes et recherches scientifiques, menés notamment dans l’éthologie à partir du début du 20e siècle et, plus récemment, en anthropologie (ethnométhodologie, phénoménographie, sociologie), s’appliquant à la communication. Au fil de ces différentes lectures, la question a été de comprendre, sur un plan critique, selon quels critères les disciplines sélectionnent l’information observée et la redistribuent, afin de développer leurs propres outils pour la description et la compréhension des situations que nous étudions, mais aussi comment les concepts retenus par les études orientent les approches et biaisent les observations. Des observations quotidiennes d’un chien paria ont donné lieu à la production du film The Phantom Man, réalisé à partir de la documentation filmée de ses promenades dans le bois de Vincennes (FR), tôt le matin, entre le jour et la nuit. Il accorde une place centrale à l’appareil perceptif du chien, et montre que celui-ci est, avant tout, un observateur autre que visuel. La situation de co-existence, captée sans interprétation, permet également de faire émerger le comportement collectif et interspécifique, dans ses mouvements, ses dynamiques, ses placements et rythmes propres. Cette vidéo, dont le titre reprend celui d’une expérience menée par le biologiste Jakob Von Uexküll avec son collègue Emanuel Sarris dans son laboratoire de l’Institut für Umweltforschung de Hambourg, dans le cadre de ses recherches sur l’Umwelt, a servi d’appui à la réflexion menée par Christophe Kihm sur le comportement de distraction chez les chiens à partir du concept d’« action partagée ».

Ces différentes études appliquées aux sciences de l’observation trouvent leur prolongement dans L’antidiscours de la méthode, un projet installatif et performatif, développé en chapitres avec l’artiste Caroline Etter. Il s’agit d’une série d’expérimentations in situ, qui s’intéressent à des outils, appareils ou engins, qui sont détournés de leur fonction première afin de provoquer des changements de paradigmes et permettre ainsi d’introduire des décalages dans la pratique de l’observation. À la posture de l’observateur décalé, évoluant entre les lignes, est associée celle de l’amateur, qui rejoint la nécessité de pratiquer pour apprendre, afin de proposer une lecture critique des rapports entre science et individus. Auxiliaire indispensable mais manquant de crédit scientifique comparativement au chercheur travaillant dans un laboratoire, l’amateur est convoqué pour sa capacité à défricher des zones inconnues ou non couvertes par les scientifiques. Cette approche repose, d’une part, sur le caractère récréatif de ce type d’engagement, et sur l’aspect contemplatif de son rapport à la nature et, de l’autre, sur la rigueur conceptuelle, rationnelle, et abstraite du scientifique. Elle est en outre le résultat d’une pratique d’actions corporelles, techniques et collectives, réglée par des méthodes elles-mêmes sans cesse réévaluées et nourries par un échange verbal continu.

 

Travailler avec l’anecdote

Les deux entrées proposées ici, en parallèle, ne sont pas pensées dans une linéarité. Le premier récit, à caractère littéraire, est composé à partir d’une collecte d’anecdotes dont les sources, écrites et orales, sont issues de l’éthologie, des sciences humaines, de la philosophie, et des sciences de la communication. On y croise autant de personnalités scientifiques originales qui ont côtoyé, à un moment donné, une louve, des choucas, un chat, un chien, des isards, des oies, ou encore un alligator. Ce corpus de brèves séquences narratives, dont la plupart des éléments renvoie à des textes faisant historiquement référence dans leurs domaines, permet de raconter quelque chose qui n’est pas cadré par les usages scientifiques courants. Comme le rappelle l’éthologue américain Marc Bekoff, l’anecdote est fondamentale dans l’observation des animaux, parce qu’elle entre dans la structure des narrations qui permettent de rendre compte de ce que fait un être vivant. Repartir des anecdotes peut servir une perspective pragmatique, en inversant le processus de recherche du laboratoire, où de nombreux résultats surgissent inopinément de la simple présence d’espèces différentes, mais qui ne sont pas considérés en tant que tels.

Lorsque, dans les années 1930, le biologiste Konrad Lorenz rapporte des faits en vue d’éclairer la place du « compagnon » chez les oiseaux qu’il étudie, ceux-ci proviennent d’observations et d’expériences dues au hasard, et ont été enregistrés à l’origine comme des résultats accessoires des recherches éthologiques dont il a été question. Les faits ne furent pas rassemblés intentionnellement, mais se sont ajoutés les uns aux autres au cours des années. Ni le caractère lacunaire de ces observations, ni leur large échelonnement dans le temps n’enlève pourtant quoi que ce soit à leur valeur scientifique, pas plus d’ailleurs que le fait qu’elles soient, à l’origine, des résultats de recherches effectuées dans un autre but. L’argument de l’éthologie cognitive, qui souhaite « combler des vides », est l’inverse d’une théorie générale : contre l’approche éthologique classique, qui exclut catégoriquement cette alternative, l’éthologie cognitive aspire à compléter la description du comportement à l’aide d’explications de type cognitif, postulant la nécessité de ce genre d’approche (prendre en compte les anecdotes), pour une compréhension générale du comportement. Les deux disciplines partagent l’importance accordée à l’observation minutieuse et une connaissance développée, voire intime, du sujet de recherche. C’est précisément parce qu’il n’est pas toujours aisé de distinguer la description de l’interprétation d’une séquence d’actions que la question de l’anthropomorphisme se pose encore aujourd’hui.

Le second récit, de type analytique, revient sur la qualité de certains chercheurs en éthologie cognitive, qui réside dans l’utilisation complémentaire de différentes méthodes d’observation et d’expérimentation, en suivant une perspective historique. L’expression « éthologie cognitive » a été proposée par Donald R. Griffin en 1976, mais la démarche propre à ce champ d’investigation prend ses racines dans les travaux mêmes de Darwin, notamment dans The Expression of Emotions in Man and Animals. Par la suite, certains primatologues commenceront à revendiquer un rapprochement méthodologique avec l’anthropologie, tandis que, plus tard, les recherches sur les chiens participeront aussi d’un certain assouplissement des contraintes rigides liées au cadre expérimental. Dans certains laboratoires d’éthologie cognitive, des scientifiques travaillent avec leur propre animal ou ceux de leurs amis, des individus avec lesquels ils tissent des liens. Par ailleurs, l’éthologie cognitive la plus aventureuse se revendique d’une approche anthropomorphique, intéressante en tant que ressource pour l’interaction, alors que le mot anthropodéni, inventé par le primatologue Frans de Waal, défini le rejet de traits proches entre les individus animaux. La communication interspécifique ne suppose pas d’identifier parfaitement les propositions mentales ou émotionnelles d’autrui à travers un décodage de signes qu’elle propose intentionnellement. Cette question, si elle est éventuellement pertinente pour la recherche scientifique, devient obsolète dès que l’on s’intéresse à l’interaction ordinaire, où les intentions, émotions ou sentiments attribués à autrui sont une ressource et un produit de l’interaction et non une vérité ou une erreur.