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Mariam Balde : La collecte de mots, d’images et de sons a-t-elle toujours fait partie de votre vie ?
Louis Henderson : Je tiens cette pratique de membres de ma famille. Mon grand-oncle, Nigel Henderson, a collecté des milliers d’images tout au long de sa vie et pratiquait l’art du collage. Il a beaucoup compté pour moi, même s’il est mort sans faire grand bruit quand je n’avais que deux ans. En ce moment je redécouvre sa liberté de création, car je produis un film sur son travail. Mon grand-père et mes deux grands-mères ont aussi joué un rôle important dans mon parcours, Peter, Ama et Margaret Shinnie. Tou·tes trois ont travaillé comme archéologues sur le continent africain. J’aime à penser qu’ils ont contribué à façonner mon goût pour la collecte de matériel existant avec lequel je peux comprendre nos sociétés, construire des mondes sur une base narrative.
Progressivement, la pratique du net found footage s’est imposée à moi, car à l’époque je n’avais que peu de ressources financières pour produire mes films. J’ai décidé de recycler mon propre matériel et de profiter de la liberté de création inhérente à la production de films sans grands moyens.
M.B. : Qu’est-ce qui guide vos compositions ? Le langage, l’image, le son ?
L.H. : En règle générale, je commence par écrire des textes théoriques basiques, une note d’intention, puis je collecte des rushs malléables qui ont un lien avec mes idées. Cette approche matérialiste me convient le mieux. À partir du moment où la matière affleure, je parviens à penser à une forme et à une narration intéressante.
M.B. : Dans Black Code/Code Noir vous mettez en relation les assassinats de deux jeunes hommes noirs Michael Brown et Kajieme Powell par des officiers de police et la permanence du texte juridique du code noir aux États-Unis. Au générique du métrage, vous remplacez la mention « un film de » par « un film assemblé par ». Pourquoi ?
L.H. : Mes montages sont le plus souvent un assemblage hétérogène d’éléments qui au premier abord n’ont pas de rapports entre eux. Cette mention est avant tout une manière de définir mon rapport aux fragments audiovisuels que j’agence dans mes créations. Je suis aussi très sensible au nom féminin « assemblée », comme point de mise en relation de personnes. Cet aspect relationnel, qu’il s’agisse de la proximité que je peux avoir avec des collaborateur·trices ou avec un public, est essentiel dans ma pratique. Je tiens en grande partie cette façon de penser le cinéma comme un art de la conversation d’Érik Bullot, qui fut mon directeur d’études sur le post-diplôme que j’ai fait à l’École européenne supérieure de l’image Angoulême – Poitiers.
M.B. : Une approche que vous partagez aussi avec votre partenaire de travail de longue date Olivier Marboeuf.
L.H. : Olivier a joué un rôle déterminant, notamment dans le développement de Black Code/Code Noir que vous évoquiez. À ce titre, je compare souvent mes films à des essais collectifs, d’autant plus s’ils touchent à des histoires violentes et impliquent que l’on s’interroge sur des choix artistiques profondément politiques. Par exemple, pour la sortie de Black Code/Code Noir, nous avons produit une exposition de quatre semaines au sein de l’espace d’art indépendant Khiasma, espace que nous avons imaginé comme un lieu de rencontre, de discussion et de découverte. Le public était invité à s’exprimer sur le montage du film à travers un workshop, à échanger sur des textes…
M.B. : Quel est votre rapport aux images dites virales ? À l’inverse, les images rares, voire inédite, ont-elles un statut particulier dans votre travail ?
L.H. : Je ne pense pas faire de distinction entre les différents statuts des images que j’utilise. Concernant les images rares que l’on peut considérer comme fragiles, il existe des pratiques qui relèvent de la ciné-archéologie. Ces pratiques cherchent précisément à « déterrer » des archives filmiques, à en prendre soin et pourquoi pas, à les digitaliser pour les mettre à la disposition du public. Honnêtement, j’y vois une forme de fétichisme, même si je trouve important que des médiathèques et des cinémathèques existent pour conserver des travaux que nos institutions considèrent comme importants. En revanche, je n’ai pas d’attirance particulière pour ce genre de matériel. Je suis davantage intéressé par une image pauvre, placée dans la tranche basse de la hiérarchie de valeurs des images en termes de qualité et/ou de valeur marchande.
Nos interfaces et nos outils numériques ne sont ni immatériels, ni unidimensionnelles, ni ahistoriques
M.B. : Avec All That Is Solid vous donnez à voir cette matérialité implacable du nuage numérique (le cloud). Les coûts environnementaux liés à l’omniprésence de l’informatique dans nos vies modernes sont de plus en plus discutés et le domaine de la création n’y échappe pas. Quelle est votre position lorsque l’on décrit le nouveau cinéma numérique comme étant un cinéma vert ?
L.H. : Je trouve cette affirmation contestable étant donné que ce monde digital, comme je le montre dans All That Is Solid est intrinsèquement lié à de l’extraction de minéraux, que nos manipulations numériques nécessitent énormément d’espace de stockage. Le cinéma reste pour moi l’un des bras armés de l’anthropocène. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans All That Is Solid en faisant un parallèle entre les déchets générés par l’Homme dans l’espace et ceux, numériques, qu’on peut trouver sur internet. Si on tente de se figurer combien d’images et de sons circulent, il y a de quoi devenir fou !
M.B. : Peut-on encore parler d’« image archéologique », alors que ces contenus audiovisuels sont de mieux en mieux référencés, stockés, et donc à portée de clic ?
L.H. : C’est une question qui m’a beaucoup intéressé quand j’étudiais l’École européenne supérieure de l’image. Comment produit-on un travail dit archéologique – c’est un terme bien sûr métaphorique – au sein de l’univers d’internet ? Cela suppose que l’internet constitue un espace matériel que nous investissons pleinement. Je l’affirme en démontrant que nos interfaces et nos outils numériques ne sont ni immatériels, ni unidimensionnelles, ni ahistoriques comme certain·es veulent nous le faire croire.
M.B. : Vous travaillez depuis quelques années en lien étroit avec le groupe d’artistes The Living and the Dead Ensemble, un groupe composé de poètes, performeur·euses et cinéastes haïtien, français·es et britanniques. En regardant votre dernier long-métrage, Ouvertures, on est frappé par la dimension conversationnelle du métrage. Il existe une mise en abîme surprenante entre votre méthode collective de travail et le film qui s’attache notamment au processus participatif de traduction du français en créole d’une pièce d’Édouard Glissant consacrée à la figure du révolutionnaire haïtien Toussaint Louverture.
L.H. : En 2015, j’ai senti que j’étais arrivé à un tournant dans ma pratique, en particulier du point de vue de la part collective de fabrication des films. The Living and The Dead Ensemble est né deux ans plus tard et Ouvertures est sorti en 2019 du fruit de nos longues discussions, à dix. Je retiens également que nous avons travaillé dans une économie un peu différente que d’habitude, puisqu’il s’agissait de notre premier long métrage et qu’il a été assez bien financé. Cela a inévitablement rendu le processus beaucoup plus compliqué et intense en termes de mobilisation d’énergie et de stress.
M.B. : Je ne peux m’empêcher de vous poser la question… Comment avez-vous maintenu le lien avec l’ensemble pendant le COVID ?
L.H. : La plupart des membres de l’ensemble résident à Haïti. Quand la pandémie a commencé, les membres haïtiens étaient bloqués en France. On en avait profité, si je peux dire cela ainsi, pour produire une pièce de théâtre, The Wake / Les veillées, qui revenait sur les différentes manières de narrer le tremblement de terre qui s’était déroulé dix ans plus tôt en Haïti. Les récits intimes des membres de l’ensemble venaient s’entrechoquer avec des fragments d’un texte de théâtre extrêmement fort et prémonitoire de l’auteur haïtien Frankétienne, Mélovivi ou le piège. Par chance, nous sommes restés en lien.
M.B. : Vous allez bientôt intervenir auprès des étudiant·exs de la HEAD. Quels conseils donneriez-vous à un ou une étudiant·e qui souhaiterait commencer à collecter du matériel pour les utiliser dans un film narratif ?
L.H. : Il faut être porté par la joie ! Tout au long de mon parcours j’ai pu être témoin d’une grande disparité entre ce que les artistes disent qu’ils et elles font et ce qu’ils et elles font vraiment en relation à leur engagement politique et à leur art. Mon conseil serait de s’assurer que ce que l’on collecte nous touche vraiment. En particulier si l’objet a un fond militant assumé. J’y penserais à deux fois, car ce n’est pas parce que des images sont à disposition et existent sur la toile qu’elles doivent nécessairement circuler dans le monde de l’art.