Carla Demierre, Autoradio, p. 36-37

D’autres voix

Recension de parutions récentes de Carla Demierre par Julie Sas

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En 1882, Nietzsche, qui rencontrait des problèmes de vision(s), que l’usage d’une nouvelle machine – la « boule à écrire » – tentait de pallier, affirmait que « les outils avec lesquels on écrit contribuent à nos pensées ». Autoradio pourrait se lire comme la démonstration poétique de cette hypothèse. Une attention flottante portée aux voix insistantes des médias combinée à la relation, à la fois contrariée et affranchie, qu’entretient Carla Demierre à la matérialité obsolète d’une machine à écrire, produisent chez l’autrice un état de conscience altéré propre à faire émerger des instantanés de pensée dont les poèmes d’Autoradio constituent les captations labiles. Si l’écriture n’est pas automatique, elle aménage, par projections et lenteur de frappes, une délégation espiègle de la subjectivité de son autrice à un appareillage imposant d’éléments de langage et de métal. On y prend la mesure du poids des mots. Les jeux syntaxiques qui résultent de cette poésie du concret et du sujet diffracté procèdent par prélèvements, détournements, répétitions, éclatements, interférences, malentendus ; et leur confrontation, sur une double page, relève souvent d’une politique performative du renversement Notre avis vous intéresse / #metoo1. La force de frappe de tels énoncés, qui s’évaluent aussi en puissances analogiques – qu’elles soient techniques ou de pensée –, a le caractère saisissant de ce qu’il y a d’agentif dans indélébilité d’une impression. Car l’écriture à la machine a ceci de particulier qu’elle fixe, en points de non-retours et barres d’espace, l’équivocité de ces éléments de langage. Leurs agencements graphiques, à l’échelle de la page, opposent toutefois à l’immuabilité de cette mécanique une expérience de lecture ludique, requérant une agilité de l’œil. Les regards tangentiels que la mise en rapport de ces fragments textuels suggère sont autant de traits d’esprit. Autoradio médiatise ainsi, en dynamiques scopiques, les langages à travers lesquels nous parlons, ceux qui nous parlent ou ne nous parlent pas, ceux qui nous font parler et ceux qui nous toisent, en grippant la mécanique huilée de leur systématisme énonciatif.

Carla Demierre, Autoradio, p. 44-45
Carla Demierre, Autoradio, p. 92-93

 

Une même logique de prélèvement et de montage de matériaux concrets préside à Qui est là ?, paru un an plus tard aux éditions art&fiction. L’ouvrage rassemble une série de nouvelles, impliquant différents régimes de textes et genres littéraires, convoquant des temporalités étirées et des lieux géographiques variés, rapportant les histoires de personnages qui écoutent et tentent d’enregistrer des voix. Les exploits médiumniques d’Hélène Smith, enregistrés par un phonographe dans la Genève spirite du tournant du XXe siècle, y côtoient l’intelligence artificielle d’un assistant vocal personnifié, des personnages qui perdent l’usage de leurs cordes vocales ou de leur langue mais parviennent à en capter d’autres sur des fréquences et des machines, des pierres tombales qui sont des caisses de résonances pour des voix d’outre-tombes, ou encore des mémoires de dialogues et les vibrations motorisées de « messages transcommunicationels »2. Officieuses et spéculatives, ces voix de l’au-delà s’expriment dans des narrations sans fonds, où s’échelonnent, par stratifications fictionnelles et langagières, des degrés d’interprétations. La technicité littéraire de Carla Demierre, faites de jeux d’échos, de mises en abymes et de polyphonies, entre ainsi en résonnance avec celle de l’appareillage de ses personnages capteur·euse·s de voix. Car les narrations plurielles dans lesquelles sont saisies ces voix appareillées transmettent aussi une autre histoire : celle du développement des technologies d’enregistrement du son et leur parallélisme avec les sciences occultes et psychanalytiques. Dans Qui est là ?, le réseau d’influences et d’interférences de ces outils matériels, conceptuels et spirituels s’évaluent notamment en termes de genre et d’affects. On sait combien l’évolution des sciences et de la technique s’est historiquement inscrite dans une perspective de domination genrée et de classe, et combien celle-ci s’est éprouvée par l’instauration d’un rapport de force fantasmagorique : l’idée d’une concurrence de « l’homme » et de la machine. Dans Qui est là ? et Autoradio, cette relation s’émancipe de toute forme de compétition performative et de désir de maitrise. Motivés par des affects (le deuil, en particulier), les pratiques et croyances ésotériques des personnages de ces récits, ainsi que les phénomènes surnaturels qui y surviennent, prennent les machines pour support d’expression et de pensée.

Dans « Descente de médiums » (P.O.L, 2014), Nathalie Quintane appelait à une « réforme du monde visible » pour conjurer l’ascendance sans conteste d’un monde livré à domicile. Et invoquait la voix des morts, qui répondent en pages tournantes. « Mais un livre, une série de livres, écrit-elle, ne sont pas de trop pour laisser venir cette réponse et qu’elle prenne, progressivement, le récit »3. Les narrations polyphoniques et les fulgurances de pensée poétique de Carla Demierre prennent le relais de cette tentative trop humaine d’écouter l’invisible, en offrant une chambre d’écho (qui est aussi à soi) à cette poétique des voix étrangères. Savoir accueillir, écouter, préserver ces voix échappant à un ensemble de codages normatifs, de pensées rationnelles et de formes d’instrumentalisations, s’entend dès lors comme un acte résistance aux formes contemporaines d’assujettissements de la parole et des consciences. Développer une capacité d’écoute et faire entendre, ce double programme politique guide aussi l’écriture d’Autoradio et de Qui est là ?, deux ouvrages qui ouvrent la voie à de nouvelles formes de subjectivation, d’expression et de rapport au monde, et qui font résonner, depuis l’espace littéraire, la voix des inaudibles (à qui ne veut pas les entendre), cette « minorité silencieuse »4 – comme la nomme Carla Demierre -, un monde de personnes sans personne.

Carla Demierre, Autoradio, Genève, Héros-Limite, 2019

 

Carla Demierre, Qui est là ?, Art&fiction, 2020

 

 

Notes

  1. Carla Demierre, Autoradio, éditions Héros-Limite, 2019, p.40
  2. Carla Demierre, Qui est là ?, éditions art&fiction, 2020, p. 59
  3. Nathalie Quintane, Descente de médiums, éditions P.O.L, 2014, p.168
  4. https://www.rts.ch/info/culture/livres/11694070-carla-demierre-fait-entendre-des-voix-dans-qui-est-la.html