Viola Poli, Diplome 2021 Work.Master. © HEAD, Samy Bouard Cart

Ecosystème de l’œuvre d’art et matérialité du monde

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Le rapport de l’art contemporain à la question écologique ne se limite pas à un thème traité explicitement dans des œuvres ; il se manifeste aussi, et parfois plus profondément, dans une conception renouvelée du fonctionnement des œuvres mêmes, en particulier du point de vue de leur matérialité. À côté d’un « art écologique »1, d’un « éco-art » et de tous les éco-thèmes brûlants présents dans l’art et liés au réchauffement climatique ou à la surexploitation des ressources planétaires, de la fonte du permafrost à la diminution de la biomasse, on observe en effet chez certains artistes une attention croissante à l’éco-système de l’œuvre, celui dans lequel elle est inscrite en tant qu’art autant que celui, plus vaste, dans lequel le monde de l’art constitue un élément parmi d’autres.

Il y a là un enjeu esthétique tout autant qu’éthique et politique, dont l’un des aspects majeurs, sur lequel nous voudrions insister ici, est le rapport à la matière. Ce qu’on pourrait appeler une « esthétique éco-systémique » répond en effet au problème de comprendre comment matérialiser, dans des formes que l’on doit encore appeler « œuvre », « sculpture », « installation » ou « exposition », le refus de ce que ces concepts ont historiquement véhiculé comme rapport à la matérialité du monde.

Décoloniser la nature

Une exposition comme World of Matter: On the Global Ecologies of Raw Material (Dortmund, HMKV, 2014), montrait bien comment cette question de la matérialité émerge sur fond de crise écologique, dans des termes qui ne sont pas seulement ceux du matérialisme historique marxiste2. Dans le catalogue d’exposition, J.-T. Demos en appelait en effet à « décoloniser la nature » : “to decolonize nature would suggest the cancellation of this subject-object relation between humans and the environment, the removal of the conditions of mastery and appropriation that determines the connection between the two.”3 Sur fond d’une telle décolonisation supprimant la relation aux accents cartésiens de maîtrise et de possession de la nature, étayée par un fort dualisme sujet-objet, c’est la matière du monde qui apparaît sous une nouvelle lumière.

Cet éclairage qui baigne une partie du monde de l’art s’observe à l’état d’étincelle dans les ateliers d’écoles d’art où se forment les artistes. Là se pose avec acuité, à l’échelle de l’existence individuelle et à l’état naissant, la question de continuer à faire ou non de l’art, celle de son efficacité politique ou de sa fonction sociale et environnementale. La réponse peut alors consister à changer sa conception de l’œuvre. Partant de cette situation critique, Viola Poli décrit par exemple, dans son mémoire de Master à la HEAD Genève (Work.Master 2020-2021), l’inflexion que subit son travail tandis que son regard, se détournant d’un rapport formaliste à la sculpture auquel elle était formée, se met à errer, bientôt saisi par l’existence d’un champignon parasite d’un tronc d’arbre, connu pour ses fonctions thérapeutiques : « c’est grâce à ce champignon que ma pratique a changé de direction. Ce n’étaient pas ses fonctions qui m’intéressaient. C’était sa vie, ses caractéristiques, ce qu’il prenait de la plante pour vivre et ce que la plante obtenait ou pas de lui. J’ai commencé à prêter attention de plus en plus à ces éléments vivants qui m’entourent tous les jours. Petit à petit mes réflexions ont commencé à connecter tous ces éléments et m’en faire remarquer d’autres. Et plus je prenais conscience de la multitude de vies qui m’entourent, plus je les voyais comme des compagnons de vie, des êtres autonomes, qui ne dépendaient pas de moi et sur lesquels je n’avais aucun droit, mais plutôt le devoir de les comprendre. C’est ainsi que ma pratique aussi a pris un autre chemin. »4

Parlant de « s’ouvrir à une logique écosystémique » la jeune artiste voit ainsi dans les matériaux qu’elle utilise « des formes imperméables qui se transforment en textures poreuses afin d’absorber l’ambiance pour évoluer et coexister ». Et d’énumérer poétiquement la liste des éléments de son écosystème hybride : « poissons, champignons, tuyaux d’arrosage, fontaines, sous-pôt, curcuma et kombucha, tempeh, chaine et rivière, algues, céramique, cactus, corde, bambou, moisissures, lichens, mousse, gingembre, talc, huile, caramel, coquillage, racines, plantes, bouteilles, lotus, graines, serpents. »

Viola Poli, Diplôme 2021, Work.Master. © HEAD, Samy Bouard Cart

 

Ni extériorité, ni immersion

Comme dans le travail d’Isabelle Andriessen (pensons à Terminal Beach, en 2018, qui donne à voir et sentir l’altération odorante et verdâtre de matériaux soumis à certains processus chimiques) la question écologique ne prend pas ici qu’un tour « vert ». Elle renvoie plutôt à un rapport à la vie qui déborde la représentation d’une nature à contempler et défendre, ou d’un environnement à préserver5. La notion d’écosystème permet à cet égard d’élargir le spectre des interactions où la vie s’inscrit, connectant l’organique, qu’il soit végétal ou animal, au minéral, à l’état solide, liquide ou gazeux, à travers des transformations naturelles autant qu’artificielles, et des circulations physiques, électriques ou numériques. Approcher l’œuvre sous cet angle écosystémique élargi tend à destituer le sujet humain de sa position d’extériorité sublime telle qu’il peut l’occuper dans l’esthétique du paysage, mais aussi à le décentrer de sa position d’immersion située, telle que proposée par le Land art6.

Destitué, décentré, l’humain se retrouve comme rapporté à un point mobile au sein d’un réseau complexe et polycentrique d’agentivités plurielles. Dès lors, il ne s’agit pas de percevoir la valeur esthétique d’une image de la nature, ni d’en tirer le sentiment de la responsabilité éthique qui nous incombe à son égard7. Car, avant tout, il s’agit de prendre conscience des différents niveaux de notre propre agentivité, de façon factuelle, à l’échelle locale autant que globale. ; agentivité qui opère par l’intermédiaire du programme des machines, des mouvements du corps ou du jeu des molécules,

Le nouveau poids de la vie matérielle

Écosystème : ce terme introduit en 1935 par le botaniste A.G. Tansley dans la revue Ecology8 pour désigner l’unité formée par un ensemble d’organismes vivants et leur biotope, a connu une grande fortune métaphorique mais aussi épistémologique dans les sciences humaines. Pour la question esthétique qui nous intéresse ici le terme se justifie en raison de son origine et de son horizon écologique, tout en permettant de sortir de la dichotomie nature/culture, étant entendu que se combinent ici une grande hétérogénéité d’agents et d’artefacts interagissant dans le système. Cette esthétique écosystémique inscrit ainsi la vie dans un processus qui n’est ni strictement biologique et naturel ni prioritairement existentiel, culturel et social, au contraire de ce qu’impliquait jadis la thématique avant-gardiste de fusion de l’art et de la vie. Mais l’inscription d’éléments matériels artefactuels, à commencer par l’œuvre d’art, dans les systèmes complexes d’interdépendances qui définissent la vie sur Terre, au sein de ce macro-système qu’est la biosphère, ne laisse pas indemne ces éléments.

Car, dans le basculement par lequel les sociétés productivistes découvrent collectivement les limites d’une biosphère qui ne pourra soutenir le fonctionnement d’un système économique postulant l’idée de croissance illimitée, la réalité matérielle pèse d’un poids nouveau. Les artistes n’ont certes pas attendu la crise écologique pour prêter attention à la réalité matérielle qui les environne : espaces, corps, objets, ambiances, atmosphères… Mais c’est le type d’attention et la position relative occupée dans la relation aux choses qui se transforment. Ce changement de point de vue fait assez écho à une philosophie dite « néo-matérialiste » qui conçoit, comme le fait Jane Bennett par exemple, la matière comme un agent dynamique possédant sa propre puissance de transformation, sur le même plan ontologique que les agents humains9.

Lectrice notamment de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui parlaient d’un « vitalisme matériel qui, sans doute, existe partout, mais ordinairement caché ou recouvert, rendu méconnaissable, dissocié par le modèle hylémorphique »10, Jane Bennett voit dans toute matérialité une forme de vitalité. « Why advocate the vitality of matter ?”, demande-t-elle, “Because my hunch is that the image of dead or thoroughly instrumentalized matter feeds human hubris and our earth-destroying fantasies of conquest and consumption. It does so by preventing us from detecting (seeing, hearing, smelling, tasting, feeling) a fuller range of the nonhuman powers circulating around and within human bodies”11 On comprend comment cette attention à la vibration de la matière à l’échelle y compris infra-corporelle rompt avec le paradigme « hylémorphique » inspiré d’Aristote, dont l’art occidental a été tributaire. Suivant ce modèle qui distingue matière (hylè) et forme (morphè), c’est toujours une forme active et signifiante qui vient, par l’esprit, la volonté et la main du créateur, donner sens à une matière inerte et passive, selon par ailleurs des polarités symboliques genrées désormais bien identifiées.

Faire avec la matérialité

Face à la réticence qui, pour des raisons écologiques, peut s’exprimer dans les ateliers vis-à-vis de l’idée de « production » d’œuvres, on peut alors remarquer une inflexion dans la problématique historique de « dématérialisation de l’œuvre d’art ». On se rappelle la célèbre formule de Douglas Huebler en 1969 : “The world is full of objects, more or less interesting; I do not wish to add any more. I prefer, simply, to state the existence of things in terms of time and place”12. L’enjeu de l’art conceptuel qui se manifestait ici tenait à une critique du fétichisme esthétique et marchand de l’objet d’art et de l’approche formelle et expressive qui dominaient le champ de l’art à l’époque. La fameuse « dématérialisation » de l’œuvre d’art était d’ailleurs toute relative. Il s’agissait avant tout de « diminuer l’emphase » de cette matérialité, comme l’expliquait Lucy Lippard, autour de 1972. Et de préciser : “A lot of this business about object art and non-object art gets very confused. People use it like a value judgement.  » It’s still an object » or  » he’s finally got past the object. » It isn’t really a matter of how much materiality a work has, but what the artist is doing with it (La question n’est pas de savoir combien une œuvre possède de matérialité, mais ce que l’artiste fait avec )”13 À présent, c’est-à-dire cinquante ans après la « dématérialisation de l’œuvre d’art » mais aussi cinquante ans après le non moins important rapport du Club de Rome sur « Les limites à la croissance » paru presque en même temps14, « faire avec » la matérialité prend un sens écologique de concession et de reconnaissance d’une limite, et non plus seulement le sens d’un usage instrumental.

Mierle Laderman Ukeles, Touch Sanitation Performance, 1979-1980. Courtesy Ronald Feldman Gallery

 

Face à la question écologique, nous voyons donc l’enjeu esthétique de la matérialité s’articuler à une double perspective. La première concerne la transformation contemporaine des formats de l’œuvre qui démultiplie ses modalités de matérialisation et l’ouvre à un fonctionnement de type éco-systémique (que notamment des femmes artistes liées à l’art conceptuel de l’époque ont contribué à préfigurer, comme Agnes Denes, Mierle Laderman Ukeles ou Patricia Johanson15). De ce point de vue même les formats numériques ne « dématérialisent » qu’à la condition de ne pas voir le système qui permet tout au plus d’externaliser et délocaliser la condition matérielle nécessaire de l’œuvre (production énergétique, data-center, câbles, électrons…)16. La deuxième perspective concerne la crise du modèle hylémorphique, celle-ci modifiant en un sens plus ou moins néo-matérialiste le rôle de l’artiste ainsi que le rapport qui s’établit entre matière et forme.

L’œuvre « fait avec » la réalité matérielle, mais autrement. Au-delà d’une dichotomie matérialisation/dématérialisation, il s’agit moins d’ajouter ou de retirer des objets pour prendre acte de l’existence des choses en termes de temps et d’espace à partir d’un point de vue constatif, comme chez Huebler ; mais plutôt d’activer l’agentivité des choses, à travers leurs relations matérielles et les opérations dynamiques qu’elles accomplissent à différentes échelles de temps et d’espace, au sein de formats éco-systèmiques dont l’artiste fait partie comme corps agissant, mais aussi, pour reprendre les termes de Bennett, comme matière incorporelle vibrante et lié en tant que tel à toutes les choses du monde.

 

 

Notes

  1. La question d’un « art écologique » a émergé à partir de la deuxième moitié des années 1960, faisant l’objet par exemple, en 1992, d’une exposition pionnière Fragile Ecologies au Queens Museum of Art. Cette question a fait depuis l’objet de nombreuses publications. Voir notamment : Bénédicte Ramade, « Mutation écologique de l’art ? », Cosmopolitiques, n°15, juin 2007, p. 31-42 ou plus récemment, de la même autrice : Vers un art anthropocène. L’art écologique américain pour prototype, Dijon : Les Presses du Réel, 2022.
  2. À travers une démarche de recherche documentaire et d’enquête, l’exposition portait sur la circulation des ressources des pays du Sud et leur exploitation par les industries extractivistes. “The exhibition presents aesthetic and ethical approaches to the handling of resources, while challenging the anthropocentric assumption that the planet’s matter is primarily a resource for human consumption.(…) The artworks on display are the result of extensive field research addressing various situations of heightened material significance: gold mining in Brazil, oil extraction from Canada’s tar sands, rice and cotton growing in Southeast Asia, land reclamation in Egypt, fishery in the North Sea, the sugar trade in Nigeria and coal mining in the Ruhr.” http://worldofmatter.net/
  3. J.T. Demos, “Decolonizing nature. Making the world matter”, World of Matter, Inke Arns (dir.), catalogue d’exposition, Dortmund: HKMV, 2014, p. 15.
  4. Viola Poli, incertae sedis, Master Thesis, HEAD work.master, Genève, 2021.
  5. Ce qui n’empêche pas les enjeux d’écologie politique de s’exprimer au sujet de telles œuvres. Ainsi dimanche 5 janvier 2020, dernier jour de la Biennale d’art contemporain de Lyon où l’œuvre était exposée, des militants écologistes sont venus dénoncer le fait que la biennale était « soutenue par la Fondation Total, une multinationale néolibérale, source de scandales et de corruption » et « responsable de l’écosystème en destruction » http://medialibre.info/climat/artwashing/
  6. Nous suivons en ce sens la généalogie de l’art écologique proposée par Bénédicte Ramade. À propos de la « tendance environnementale » identifiée dans l’art américain par certains auteur-ice-s à partir des années 1960, l’historienne de l’art alerte en effet quant à « l’une des entraves les plus pénalisantes de l’art écologique », à savoir le fait d’employer indistinctement « les notions de nature et de paysage pour aborder le sujet écologique ce qui entretient à la fois l’amalgame avec le Land Art et plus généralement l’assimilation du moindre brin d’herbe ou élément « naturel » à l’écologie. ». Bénédicte Ramade, « L’art écologique aux prises avec ses stéréotypes », Perspective, n°1, 2015, p. 188.
  7. À propos du rapport entre esthétique contemplative et éthique environnementale voir Hicham-Stéphane Afeissa et Yann Lafolie (dir.), Esthétique de l’environnement. Appréciation, connaissance, devoir, Paris : Vrin, 2015.
  8. A. G. Tansley, « The Use and Abuse of Vegetational Concepts and Terms”, Ecology, vol. 16, no 3, juillet 1935, p. 284-307.
  9. La philosophie « Néo-matérialiste » désigne une tendance qui renouvelle à partir de nouveaux enjeux le matérialisme classique et le matérialisme historique marxiste, selon des voix diverses. Concourent à cette tendance notamment des auteur-ices commme Bruno Latour, Manuel DeLanda, Rosi Braidotti ou Jane Bennett
  10. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 512.
  11.  Jane Bennett, Vibrant Matter. A Political Ecology of Things, Durham and London: Duke University Press, 2000, p. ix.
  12. Lucy Lippard (dir.), Six years: the dematerialization of the art object from 1966 to 1972, University of California Press, 2001 (1973), p. 74.
  13. Lucy Lippard, op. cit. , p. 6
  14. Pour l’édition française : Dennis Meadows, Donella Meadows et Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini) : Le rapport Meadows, 30 ans après, Paris : Rue de l’Échiquier, 2012.
  15. Chez ces dernières, l’œuvre était envisagée comme une intervention dans l’environnement et visait la modification du rapport du public aux équilibres sociaux, économiques et écologiques des espaces urbains et péri-urbains qu’elles investissaient. Comme par exemple dans Touch Sanitation (1977-1980) où Mierle Laderman Ukeles rend visible les processus matériels et sociaux du traitement des déchets à New York, ou dans la conception d’un parc à San Francisco par Patricia Johanson (Endangered Garden, 1987).
  16. Sur la nécessité de ramener toute idée de « dématérialisation » dans l’art et la culture contemporaine à la réalité des rapports de forces matérielles, voir : Joshua Simon, Neo-Materialism, Sternberg Press, 2013.