Lettre ouverte pour la rémunération des artistes* à Genève, publiée par le collectif GARAGe en janvier 2019. © Michel Giesbrecht, 2018

L’art c’est du travail

Sur l'impossibilité d'exiger une protection sociale et juridique pour les artistes sans questionner la nature du travail artistique

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Le jeudi 8 décembre 2022, l’État, la Ville de Genève et l’Association des communes genevoise ont signé un accord tripartite pour la politique culturelle de Genève1, réaffirmant leur engagement à « soutenir et mener ensemble une politique culturelle cohérente, durable et inclusive »2. Les magistrats s’y engagent notamment à assurer « davantage de protection des personnes travaillant dans le domaine de la culture » et entendent ainsi « réaliser des avancées concrètes sur la condition professionnelle des travailleuses et travailleurs du secteur de la culture, ce qui comprend les questions du statut, de la rémunération et de la prévoyance »3.

Alors que le peuple suisse s’est récemment prononcé sur le relèvement de l’âge de l’AVS pour les femmes, les débats parlementaires reprennent au sujet de la LPP, historiquement inadaptée aux emplois peu rémunérés et à temps partiel, majoritairement occupés par les femmes mais également par les acteur·ice·x·s culturel·le·x·s.

Dans les arts dits-visuels, les artistes sont toujours circonscrit·e·x·s dans une vision romantique de la création découlant des standards du XIXe siècle, selon laquelle être artiste est une vocation, justifiant un travail par amour. Concrètement, l’artiste est très souvent l’unique personne au sein du musée ou de l’espace d’art à ne pas être rémunéré·e·x, malgré qu’il·elle·x soit celui·le·x qui en fournisse le contenu.

En effet, la production de contenus artistiques est encore communément rétribuée sous la forme de l’exposition, de la visibilité du travail, ce qui astreint les artistes à occuper des emplois alimentaires pour subvenir à leurs besoins. La pratique artistique est ainsi économiquement construite comme une activité à temps partiel et n’est structurellement pas considérée comme étant viable à long terme. Malgré tout, bien que le travail de l’artiste soit intermittent en termes de revenus, il n’est pas intermittent en temps. On devrait ainsi plutôt parler de la bio-économie de l’art (donc de l’économie de la vie de l’artiste) et non plus de l’économie de l’art.

Dès lors, dans un domaine où les artistes ne cotisent pas ou très peu aux assurances sociales faute de rémunérations suffisantes, les débats politiques sur la retraite et la prévoyance professionnelle prennent parfois des airs de science-fiction.

 

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À Genève, plusieurs collectifs et associations travaillent à combattre le silence gravitant autour de la rémunération, à sensibiliser les publics aux questions de conditions de travail et à initier avec les autorités politiques une meilleure régulation du travail artistique. Ces revendications génèrent toutefois de nombreuses réactions et questionnements, autant sur la manière de mettre en place de telles régulations que sur leur cadre idéologique. Comment, par exemple, réguler sans induire un contrôle trop ferme des artistes ou des projets? On questionne aussi éthiquement les effets de ces réglementations sur la production artistique et sur les artistes elleux-mêmes, on se demande si l’art doit entrer définitivement dans les logiques néolibérales du marché et de l’organisation du travail. La rémunération du travail artistique soulève par ailleurs fréquemment des questions sur la légitimité des artistes à être rémunéré·e·x·s, sur la valeur et l’utilité de l’art, voire fait ré-émerger la crainte de voir des artistes salarié·e·x·s à la merci d’une esthétique d’État.

Pourtant loin d’être récente, la redéfinition de la création artistique en tant que travail et de l’artiste en tant que travailleur·se·x fait polémique et marque l’histoire de l’art occidentale depuis le XXe siècle. La prise de conscience des conditions et des efforts nécessaires à la création artistique, ainsi que l’identification des artistes à des travailleur·se·x·s, ont historiquement donné lieu d’une part à un changement des régimes de représentation (minimalisme, conceptualisme, pratiques féministes, etc.), et d’autre part à des mouvements importants de résistance et mobilisation (The Artists’ Union, Art Workers Coalition, CARFAC – Le Front des artistes canadiens, Wages for Housework, etc) qui ont participé à façonner la production artistique et les conditions cadres de sa réalisation, dès la seconde moitié du XXe siècle.

Les projets et collectifs militants qui ont émergé au cours des dernières décennies, notamment pour la demande d’une juste rémunération pour le travail artistique, sont directement issues de ces mouvements et résonnent dans la scène artistique genevoise contemporaine plus fort que jamais. Fondé en 2008 aux États-Unis, W.A.G.E. [Working Artists and a Greater Economy] est probablement l’interlocuteur le plus identifié et décrit son travail comme étant celui d’une action critique, visant à redéfinir la relation entre les artistes et les institutions, en tant que relation de travail et non plus comme une relation de charité4. W.A.G.E. a notamment mis en place un système de certification pour les espaces s’engageant à dédier 0.2% (seulement) de leur budget annuel aux cachets pour les artistes.

En Suisse, plusieurs enquêtes ont été menées ces cinq dernières années et dressent un portrait des conditions de travail des acteur·ice·x·s culturel·le·x·s et des artistes dans le domaine des arts visuels. De manière transversale, ces enquêtes révèlent – ou confirment – que le travail culturel prend des formes administratives hybrides, que les artistes cumulent des emplois qui changent fréquemment, de durée limitée ou à un faible taux d’occupation et avec de faibles rémunérations.

Plus spécifiquement, on observe que:

– À Genève, dans les arts visuels, près d’un tiers des artistes n’ont pas de statut juridique encadrant leur pratique artistique et qu’il·elle·x·s ne cotisent ainsi pas aux assurances sociales, ce qui les empêche de prétendre au chômage, aux congés maladie ou parentalité, ou de prétendre aux allocations perte de gain.5

– En Suisse, plus de 60% des artistes vivent avec un revenu annuel situé en dessous de 40’000 CHF tous revenus confondus6, ce qui représente la moitié du salaire médian suisse situé à 80’000 CHF annuels.7

– À Genève, près de 90% des artistes visuels ont un emploi dit-alimentaire à côté de leur pratique artistique, dont 40% dans un autre secteur que celui de la culture, indiquant que pour une grande majorité il est impossible de vivre du seul revenu artistique.8

– De manière générale, en raison de bas revenus, la plupart des artistes ne sont pas en mesure de cotiser au deuxième pilier, ou s’en abstiennent délibérément.9

 

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À Genève, plusieurs collectifs artistiques et militants (le projet Wages for Wages against, le collectif Rosa Brux, l’association Lab-of-Arts, le groupe GARAGe) se sont formés afin d’articuler des questions sur le statut et la rémunération des artistes et travaillent désormais en partie sous l’égide de Visarte Genève. Depuis 2018, ces différent·e·x·s acteur·ice·x·s culturel·le·x·s travaillent à opérer des transformations structurelles dans le domaine des arts visuels, en concertation avec les autorités, la demande transversale étant celle d’être rémunéré·e·x·s pour le travail de création et d’initier une mutation économique et sociale dans le domaine.

Un travail a notamment été mené afin d’établir une grille de rémunération ainsi qu’un contrat-type, permettant de réguler les tarifs proposés aux artistes et de coordonner leurs collaborations avec les structures. La question réside à présent dans la manière d’assurer leur application, condition sine qua non d’un statut professionnel reconnu et de conditions de travail respectueuses.

Par ailleurs, la mise en place de grilles tarifaires doit nécessairement s’accompagner d’une réflexion transversale sur le statut administratif et juridique des artistes. Actuellement, les artistes travaillent selon des statuts variables, entre salariat, indépendance, portage salarial et travail non-déclaré, qui ne permettent ni de garantir une rémunération correcte durant la vie active, ni d’entrevoir une perspective de retraite au-dessus du seuil fixé par les services de prestations complémentaires.

Au sortir de la crise de Covid-19, on constate que la pandémie a créé et rendu visible les fragilités systémiques de la scène et créé une nouvelle strate d’urgences, impliquant de travailler sur deux temporalités de besoins. D’une part, il a fallu mettre en place des mesures de soutien directes et concrètes, afin de protéger et indemniser les acteur·ice·x·s culturel·le·x·s exclu·e·x·s des aides automatiques en raison de l’absence de leur statut légal (Comment accorder des RHT ou des APG à des personnes ni salariées ni indépendantes ?).

De l’autre, la pandémie à mis en évidence les changements structurels nécessaires à une amélioration durable des conditions de travail des artistes. De fait, l’arrêt total de l’activité a mis en lumière le travail invisible (et donc jamais rémunéré) des artistes, à savoir les temps de recherche et le travail administratif. En supprimant les moments de présentation du travail de l’artiste, elle n’a fait que rendre plus manifeste la nécessité de trouver des moyens de financer le travail « non-productif » des travailleur·se·x·s culturel·le·x·s. L’une des pistes à explorer consisterait à considérer la recherche inhérente au travail artistique comme parente de la recherche fondamentale et pouvant être financée comme telle.

 

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On comprend donc que la tâche est multiple et qu’il n’y aura pas de solution monolithique. Il s’agit toutefois d’opérer un travail global de dé-romantisation de l’artiste et de son travail. Par ailleurs, alors que l’« uberisation » du travail initie au niveau national des discussions sur de nouvelles manières d’encadrer le travail sur appel, pouvant répondre aux besoin de différents domaines d’activité, il s’agit dès à présent de rester attentif·ve·x·s à la précarisation des travailleur·se·x·s de manière transversale dans la société.

In fine, demander un changement de statut des travailleur·se·x·s de l’art peut être compris comme une étape vers une redéfinition de la notion même de travail. Actuellement, les modes d’organisation du travail artistique sont largement alignés avec les tendances néolibérales d’appréhension du travail (non-régulation de l’activité, hyper-flexibilité contractuelle, auto-entrepreneuriat) si bien que le·a·x créateur·rice·x semble représenter la nouvelle figure idéale-typique du travailleur·se·x capitaliste.

En entendant le travail de l’artiste comme un paradigme, tant dans le vocabulaire que dans la pratique et l’idéologie, une réflexion sur l’art en tant que travail est alors intéressante autant pour les artistes que pour tous les autres domaines. La réflexion sur le statut et la rémunération du travail artistique permettrait enfin de participer à repenser le système-travail plus largement.

 

Notes

  1. Cet engagement se concrétise par un projet de loi pour la promotion de la culture et de la création artistique, par un document-cadre pour une stratégie de cofinancement de la création artistique et des institutions culturelles, ainsi que par la publication des lignes directrices de la politique culturelle cantonale.
  2. Le texte complet et l’ensemble des documents sont disponibles sur : https://www.ge.ch/document/canton-communes-signent-accord-politique-culturelle-geneve
  3. “Lignes directrices de la politique cantonale”, décembre 2022, page 15. https://www.ge.ch/document/30598/telecharger
  4. WAGE, «Two Paradoxes, One Reversal and an Impasse: On Organizing the Labor of Artists», Blackout 0: Art Labour, 2017, p.5.
  5. ”Enquête sur les conditions de travail des artistes* à Genève.”. GARAGE, RosaBrux, Mariéthoz, H., & Lab-of-Arts. (2020). page 8, Récupéré sur http://rosabrux.org/wp-content/uploads/2020/09/synthese_enquete_conditions_travail_des_ artistes_geneve.pdf
  6. “Enquête sur le revenu et la protection des artistes”. Suisse Culture Sociale. (2016). page 3. Récupéré sur https://www.suisseculturesociale.ch/
  7. https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/travail-remuneration/salaires-revenus-cout-travail.html
  8. ”Enquête sur les conditions de travail des artistes* à Genève.”. GARAGE, RosaBrux, Mariéthoz, H., & Lab-of-Arts. (2020). page 7, Récupéré sur http://rosabrux.org/wp-content/uploads/2020/09/synthese_enquete_conditions_travail_des_ artistes_geneve.pdf
  9. “Enquête sur le revenu et la protection des artistes”. Suisse Culture Sociale. (2016). page 5. Récupéré sur https://www.suisseculturesociale.ch/