Planche contact des étapes de la performance collective inaugurale de peinture de l'espace de la Dritte Galerie à Zofingue en 1975

Le Freistilmuseum vingt ans après

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le Freistilmuseum…

est tout d’abord une idée

n’existe que lors des interventions contemporaines

n’est pas une collection unique

n’est plus une institution

est devenu un label

 

J’ai écrit un texte sur le Freistilmuseum il y a presque deux décennies. Le texte est paru sous la forme d’un feuillet A2 plié en huit, inséré dans Kunstbulletin1. Je venais de terminer une formation postgrade à ce qui s’appelait encore l’Ecole supérieure des arts visuels de Genève, dans le pôle CCC (critique, cultural et cybermedia). Je me passionnais pour les collections d’artistes, pour les codes institutionnels, pour leur détournement ou leur déconstruction par les moyens de l’art. Dans chaque exposition que je visitais, je cherchais à déceler ce qui, en sous-texte, parlait de pouvoir, de rôles, de genre, de division du travail. Je visualisais le monde de l’art contemporain par cette lunette presque exclusivement, je me concentrais sur le contexte, à tel point que cela m’empêchait parfois d’apprécier les pièces présentées ou de m’en émouvoir. Quand on m’a demandé d’écrire quelque chose sur le Freistilmuseum, j’ai simplement vu dans cette proposition la possibilité d’appréhender une nouvelle matière, avec le bagage critique que je venais d’acquérir.

Freistilmuseum, Motor home (avion transformé), issu de la revue L’AUTOMOBILE n° 408, juin 1980. Courtesy: Circuit + Freistilmuseum

 

Je fréquentais le collectif Circuit à Lausanne et leurs expositions de jeunes artistes avaient pour particularité d’être presque toujours accompagnées d’une contribution signée du Freistilmuseum. Christoph et sa femme Christine venaient peu avant le vernissage avec leur vieille Ford Transit rouge de leur maison en Argovie. Il y avait une différence de génération entre nous. Iels étaient plus âgé·es, incarnaient une époque, une vie que nous n’avions pas connue. Quelque chose du monde du rock et des moteurs qui produisait un bruit différent du nôtre. Arrivés à Lausanne, iels sortaient du coffre les objets à installer dans l’espace d’art, comme un écho au travail exposé. Quand Amy O’Neill a présenté ses installations clinquantes en référence au folklore américain, le Freistilmuseum a invité un maquettiste allemand à présenter un concert de Nena miniature, réalisé à l’échelle 1:87. Quand Florian Bach a installé sur le toit de l’espace d’art une série de cabanes en bois récupéré, en allusion à la précarité de l’habitat dans les grandes métropoles, le Freistilmuseum a disposé dans les sous-sols des volets à jalousie, collectionnés dans le but de construire les parois ventilées d’une grange. Dans ce contexte, ces témoins de l’architecture vernaculaire pouvaient être pris pour des peintures monochromes. On visitait, on s’interrogeait, on ne savait pas bien ce qui était du Freistilmuseum ou de l’artiste. Peu nous importait. Au final ces formes dialoguaient, entraient en résonance ou en friction. Et cela ajoutait à la visite une dimension singulière qui rendait son oubli difficile.

Le Freistilmuseum est un projet d’artistes fondé à la fin des années 1970 à Zofingue (Zofingen), une petite ville du canton d’Argovie. À cette époque, Christoph Gossweiler, Hans Ruedi Steiner et Michael Stuker se demandent comment faire de l’art en dehors des grands centres urbains suisses et de ceux – Berne, Lucerne et Bâle en particulier – où la scène contemporaine commence à s’exposer. Ils s’interrogent sur la possibilité même, pour la population non aguerrie, de l’apprécier. Le projet consiste à récupérer du matériel provenant de différents contextes, mais dont la population est familière. Livres, magazines, badges, pochettes d’allumettes, vestiges de véhicules abîmés ou enseignes lumineuses, les objets sont considérés pour leur portée culturelle quel que soit leur statut. Pour les trois artistes, ils constituent le chaînon manquant entre la population et l’art, dressent le pont qui permettra de les relier. Ils forment l’ancrage même de la création artistique dans la vie quotidienne.

Dans ce dialogue, l’imagerie pop agit comme le médiateur par excellence d’un monde parfois jugé trop hermétique ou élitiste. Les collections réunissent des items dont la portée esthétique ne se justifie pas par une valeur induite, mais par leur prégnance dans notre quotidien. Le Freistilmuseum se définit comme un « service public », pouvant être sollicité à l’instar d’une immense banque d’images. Il met à disposition ses réserves, comme des outils susceptibles d’être activés à tout moment. Le musée est ainsi conçu comme une structure mouvante, qui se redéfinit sans cesse dans le dialogue, qui se réinvente et se modifie au contact des contextes qu’il investit. Quelque chose d’une archéologie de la société contemporaine traverse le projet : les collections reflètent nos vies. Notre attachement aux objets, aux images. Notre dépendance à l’égard du matériel, comme s’il s’agissait d’un prolongement de nous-mêmes. Ces vestiges de notre quotidien sont mis en résonance avec l’art, ils en apparaissent comme la source ou l’aboutissement.

Le projet connaît ses premières concrétisations dans la Dritte Galerie, un espace d’art fondé à Zofingue en 1975, devenu le contrepoint de l’espace sacralisé des musées. La performance inaugurale consiste à inviter les visiteur·euses à zébrer les murs, bruns à l’origine, de peinture blanche. L’action est collective et la galerie devient un lieu vivant, le support d’un processus créatif en soi. Par effet d’optique, les parois se mettent à bouger et mènent progressivement vers un espace nu. Difficile de ne pas faire de lien avec la parution, au même moment ou presque, du livre Inside the White Cube de Brian O’Doherty (1976)2.

En 1979 à l’École d’ingénieur de Windisch (AG), le Freistilmuseum installe, dans l’espace consacré au thème de la construction, la carcasse d’un avion en plusieurs parties. Dans une boîte de transport aérien d’œuvre d’art transformée en vitrine, quelques documents évoquent divers aspects du monde de l’aviation. À la Foire de Bâle de 1979, la Dritte Galerie dispose d’un stand et y invite le Freistilmuseum pour rejouer l’exposition d’objets sortis du rebut présentée à Zofingue en 1977. À l’entrée de la foire, les « deux institutions » présentent également un automate contenant une série d’objets d’art ou récupérés pouvant être acquis pour la somme de 10 CHF. Le Freistilmuseum se positionne ici de manière subversive, commente le système de l’art, le déplace, tout en veillant à son autofinancement (les recettes de l’automate ont servi à payer les transports de Zofingue à Bâle). La démarche entre en résonance avec la phrase d’Andrea Fraser, qui condamne le fait que la « collection et la présentation de l’art soient la démonstration d’un standing économique et social avant d’être l’exposition d’une valeur esthétique ».

 

Abbruch, stand de la Dritte Galerie et du Freistilmuseum à la foire d’art de Bâle de 1979

 

***

Au moment d’écrire pour Kunstbulletin, j’ai vu dans la sensibilité du Freistilmuseum aux collections d’objets personnels un écho, en creux, à la fameuse exposition de Group Material « The People’s Choice », organisée à New York en 1981. La présentation accueillait les objets personnels précieux et les collections des habitant·es d’un quartier populaire. On pouvait croiser une collection de poupées, des boîtes à bonbons, des photos de famille, etc. Des artistes invitaient des personnes à sélectionner ce qui, à leurs yeux, avait valeur d’œuvre d’art. Je voyais un lien avec la démarche du Frestilmuseum, qui cherchait à activer chez les visiteur·euses un regard critique, qui voulait les inclure. Dans la salle « À disposition » au Musée d’art jurassien de Moutier, le « musée du style libre » avait ainsi créé en 1997 un catalogue où les œuvres d’art issues de différentes collections privées étaient répertoriées. Le public pouvait en choisir une et la voir aussitôt accrochée.

Détail de Abbruch à la Dritte Galerie, 1977

 

Vingt ans plus tard, je me replonge dans l’utopie du Freistilmuseum et je la regarde autrement. Ce que je percevais comme une manière de « renoncer à l’art », de lui préférer le terrain vierge de la nature dans le prolongement d’Henri David Thoreau3 ou de rester dans un geste en suspension, dans une définition en creux de l’art, me semble aujourd’hui bien davantage qu’une simple répétition d’I would prefer not to de Bartleby. Je repense à la maison de Christoph et Christine, perdue dans une clairière d’Argovie. À leur vie à la marge du monde de l’art. À ce parti pris de départ : ne rien créer, tout recycler, récupérer, transformer. Se mettre à disposition. Je revois cette pièce, Abbruch (démolition), réalisée en 1977 à partir de fragments trouvés dans la poubelle de l’immeuble en rénovation où la Dritte Galerie était basée. Tout ce qui ressemblait à une accumulation d’objets infinie et envahissante, comme le reflet d’une société trop gourmande et accumulationniste, m’apparaît dès lors comme un écho direct à l’intention de celleux qui fréquentent la HEAD dans le but de trouver une manière juste et non-violente de faire de l’art. L’attention que le Freistilmuseum portait dès ses débuts à la médiation (le terme Kunstvermittlung a été popularisé plus tard) figure désormais au cœur des préoccupations des équipes de musées et de celles des artistes que nous formons aux pratiques socialement engagées, dans le cadre du master Trans. Bien avant la pente glissante des réseaux sociaux et de la participation à tout va, le Freistilmuseum s’est questionné sur la ligne de crête séparant la contribution active des spectateur·ices du populisme. Surtout, l’institution revendiquait un ancrage et des actions conduites localement, un système en économie circulaire, une saine distance vis-à-vis du système conventionnel de l’art et de son marché.

Bien au-delà d’une critique institutionnelle portée par trois artistes suisses de la périphérie, le Freistilmuseum trouve ainsi une résonance nouvelle au son des enjeux de notre époque et pourrait bien devenir le terreau d’activation privilégié d’artistes pour qui l’art doit avant tout répondre aux défis de la société contemporaine.

 

Notes

  1. Julie Enckell Julliard, Le Freistilmuseum, insert du Kunstbulletin, nº 6, 2003
  2. Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, préface de Patricia Falguières, Zurich, jrp ringier, 2008 (1976)
  3. Julie Ramos (dir.), Renoncer à l’art. figures du romantisme et des années 1970, Paris, éditions Roven 2013