Publication papier du mémoire de master de Jessica Nassif, (2019). © HEAD-Raphaelle Mueller

Introduction – Le mémoire, une formation intellectuelle et sensible

An interview with Lysianne Léchot Hirt and Anthony Masure

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Chaque année, les mémoires de Master produits à la HEAD témoignent d’une grande richesse thématique, méthodologique et formelle. Comme le rappellent Lysianne Léchot Hirt et Anthony Masure, respectivement responsable de la coordination de l’enseignement et responsable de la recherche, ces travaux de fin d’étude s’inscrivent pourtant dans un cadre pédagogique clairement défini, qui consiste à permettre non seulement aux étudiant·e·s de contextualiser leur pratique, mais aussi de leur ouvrir les portes de la recherche, de l’enseignement ou encore de pratiques artistiques hybrides. La pertinence des hypothèses et la mise en place d’une méthodologie propre aux champs de l’art et du design constituent les critères majeurs de la réussite de l’exercice.

Sylvain Menétrey : Quels sont les ingrédients d’un bon mémoire à la HEAD ?

Lysianne Léchot Hirt : Une question pertinente dans un contexte donné. Une question qui témoigne d’un certain niveau d’information. Un mémoire qui n’a pas pour racine une vraie question est un mémoire banal, pénible à lire. Nous ne voulons pas d’un travail qui enfonce des portes ouvertes. Une question qui dépasse le domaine de l’intime, du personnel, du pur affectif, et qui ne concerne pas seulement le micro-champ de la personne, mais celui, plus large, de sa pratique artistique, pour atteindre le champ encore plus large des chercheur·euse·s, des intellectuel·elle·s, des artistes et des designers curieux·se·s de tout. Poser une question ouverte, une question vers le monde. C’est ce qui fait un bon mémoire, à 90% je dirais.

La deuxième chose, c’est la capacité à aborder cette question – et ça se voit dans le mémoire tel qu’il est produit – avec les moyens intellectuels et personnels d’un·e artiste ou d’un·e designer. Ceci implique un travail sur l’image, sur la mise en espace, sur les volumes (les pleins et les vides) et sur la forme, pas au sens d’une jolie mise en page finale, mais au sens du rapport qu’il peut y avoir entre des fragments d’un même texte, entre des images et un texte, entre plusieurs images. Le rapport qu’il peut y avoir entre des niveaux ou des genres, des sous-genres de textes à l’intérieur d’une même production.

J’ai dirigé un mémoire de Master brillantissime qui était à 70% constitué de dessins. La jeune femme qui a fait ce mémoire ne pensait qu’en dessinant. À l’écrit, elle tournait en rond. Nous nous sommes lancées dans une réflexion sur l’interactivité et l’imprimé qui a donné un excellent travail. Donc, il faut trouver une vraie question. Dans mon exemple, c’en était une sur le e-book, le livre augmenté, le papier interactif. Il faut traiter cette question avec les moyens qui sont propres à un·e designer : en l’occurrence, le dessin. Le croisement de ces deux conditions génère quasiment à coup sûr un bon mémoire. S’il y a le petit grain de sel en plus, alors c’est un très bon mémoire.

S.M. : Une résonance avec le travail pratique est-elle requise ?

L.L.H. : Réglementairement parlant, la « Bachelor thesis » forme un seul module. Nous ne réunissons pas dans un même module des unités d’enseignement diverses sans raison. Donc oui, il devrait y avoir une parenté, quelque chose, un lien. Jean-Pierre Greff a élégamment qualifié ce lien d’ « oblique », ce qui est une façon de ne pas vraiment le définir et de nous permettre de penser qu’un anti-lien, ou qu’une absence de lien, peut faire lien puisque nous sommes en école d’art et que le bien fait, le mal fait et le pas fait s’équivalent.

En Master, il s’agit de deux modules séparés, différenciés : la question de la constitution du lien appartient entièrement à l’étudiant·e qui investigue un espace – intellectuel, artistique, culturel, scientifique – dans le cadre de son travail de mémoire et qui, dans son travail pratique, investigue autre chose ou la même chose, ou quelque chose de proche. Très souvent, un lien reste facilement discernable.

En Master, avec leurs tuteurs et tutrices, les étudiant·e·s parviennent à générer une problématique sur un champ thématique. Il s’agit de l’un des efforts principaux du tutorat que d’aider l’étudiant·e à accoucher, dans une vraie maïeutique, de sa question. Le traitement de cette question est souvent un point de départ pour le projet pratique.

Édition du mémoire de master en Espace et Communication de Jeanne Pasquet (2018)

 

S.M. : Et sur le plan pédagogique, quel rôle joue le mémoire ?

L.L.H. : L’objet mémoire lui-même n’en joue aucun mais le chemin vers sa réalisation est majeur. C’est l’accompagnement, la démarche de travail, qui compte. Je prends très au sérieux le fait que nous sommes une haute école, donc de niveau universitaire, et que nos diplômés Master, pour une partie d’entre eux, poursuivent des études académiques. Par ailleurs, une beaucoup plus large partie d’entre eux, y compris celles et ceux qui n’auront pas poursuivi au niveau doctoral, se retrouvera à un moment ou à un autre de sa carrière en situation d’enseigner. La robustesse intellectuelle est très importante.

Analyse, synthèse, production et structuration d’une pensée critique : les objectifs pédagogiques d’un mémoire sont extrêmement élevés. Par ce travail, un·e étudiant·e apprend à se positionner en tant que proto-chercheur ; à chercher des sources, à croiser des références, à articuler et argumenter des hypothèses, à tirer le fil d’un raisonnement et à le formuler, parfois uniquement dans le langage écrit, parfois dans une forme hybride entre le discours écrit et le discours visuel.

Le rôle du mémoire est donc très important mais il faut toujours souligner que, comme pédagogie ou formation intellectuelle, il existe uniquement dans le cadre d’une formation plus globale, intellectuelle et sensible, orientée vers une pratique de création artistique ou de design. La simple compétence discursive et intellectuelle ne saurait suffire entièrement à satisfaire nos exigences.

Anthony Masure : Sauf en Master Arts visuels CCC 1, peut-être.

L.L.H. : Au CCC, effectivement, il n’est pas toujours aisé de distinguer le projet artistique du projet de recherche. Quelquefois, ce projet artistique appartient à un contexte extérieur à l’école. Le signifiant est le mémoire, le signifié la discussion qui s’est développée sur deux ans au CCC et le référent, parfois plus lointain, est le travail artistique ou curatorial de l’étudiant·e. Il s’agit d’une situation particulière dans l’école, d’un endroit où se sont nichées des formations plus universitaires, essentiellement basées sur la production discursive : orale, collective, individuelle, etc. Comme on le voit dans les biennales et dans le monde de l’art contemporain, d’une façon plus générale, une partie de la production labellisée art a désormais lieu sous ces formes discursives.

S.M. : On assiste effectivement à deux phénomènes parallèles : d’un côté, le développement de la recherche en art et en design, avec la création de doctorats par exemple, et, dans les institutions artistiques, l’avènement du médium de la conférence-performance, où l’on voit des artistes mêler épistémologie académique et méthodologie artistique. Le mémoire est-il une porte d’entrée vers ces formats ?  

L.L.H. : Je distinguerais ce qui se passe en art et ce qui se passe en design. Dans ces domaines, les traditions de la recherche sont différentes. La tradition académique de la recherche en design est plus ancienne que celle de la recherche en art. Les chaires universitaires, sociétés savantes et publications de recherche peer reviewed sont plus anciennes dans les domaines du design que dans celui de l’art. Dans les milieux de l’art contemporain, comme dans les écoles d’art, l’idée d’une coïncidence complète entre un travail artistique et un travail de recherche est bien plus présente que cela n’est le cas dans les domaines du design où l’on distingue assez fortement les activités de recherche et celle de la production de produits. Cela va parfois jusqu’à l’académisation de la recherche en design, qui a lieu dans des universités où l’on ne pratique pas le design, où il n’y a pas d’atelier. Les artistes montrent d’une manière générale une grande prudence face à la thématique de la recherche. La carrière académique et la carrière artistique sont souvent en opposition et l’intérêt d’une carrière d’artiste en tant que chercheur·euse n’est pas clair. À ce niveau, le changement se fait lentement. Il a été beaucoup plus rapide en design.

Dans les filières de design de la HEAD, en Master, nous acceptons des mémoires extraordinairement variés, mais qui sont toujours assez clairement positionnés : enquête de terrain, revue de littérature, pure production spéculative basée sur une analyse radicale de phénomènes jusque-là peu investigués, approche historienne, etc. En Master en Arts visuels, les mémoires sont davantage basés sur de l’analyse de l’état de l’art et sur la spéculation intellectuelle, il y a peu d’enquêtes de terrain. Quant à la forme des mémoires, tous témoignent d’une créativité parfois très présente, sans différence significative entre les disciplines.

A.M. : Je voulais revenir sur la question de l’utilité du mémoire en design. Le mémoire permet un temps de recul, un temps privilégié que l’on peut rarement se permettre de prendre dans la vie professionnelle. C’est un temps pour investiguer, investir des questions, se frotter à d’autres disciplines. Il ne s’agit pas de transformer les étudiant·e·s en sociologues, anthropologues, historien·ne·s ou que sais-je, mais de leur faire aborder des disciplines de façon oblique et de les confronter à de l’altérité. Et l’altérité, c’est aussi le tuteur ou la tutrice. La relation avec elle ou lui est un type de relation auquel l’étudiant·e sera peu, voire jamais, confronté·e dans sa vie d’après l’école. De façon plus générale, si le mémoire ne sert pas à déplacer les pratiques ou à les questionner, alors il ne sert pas à grand-chose. Pour les étudiant·e·s souhaitant poursuivre en doctorat, le mémoire joue un rôle crucial dans leur parcours ; il ouvre clairement une poursuite d’études.

S.M. : Outre par le biais du tutorat, comment amène-t-on les étudiant·e·s à la rédaction d’un mémoire ?

L.L.H. : La majorité des étudiant·e·s en Master de la HEAD ne proviennent pas du Bachelor de l’école. Par conséquent, les parcours antérieurs sont extraordinairement hétéroclites, ce qui constitue un avantage considérable car, en Master, l’apprentissage par les pairs joue un rôle très important.

Les plans d’étude comprennent des modules intitulés « Séminaires », « Formation à la recherche », « Préparation à la Master Thesis 1 » et des modules collectifs, communs aux différentes écoles partenaires2, incluent généralement des workshops pratiques aux apports divers et variés : théoriciens, artistes, designers… Sans compter, évidemment, tout le paysage intellectuel général que la HEAD offre et dont Issue Journal fait partie. Il s’agit là d’outils dont chacun peut se saisir.

A.M. : Différents types de cours coexistent en Bachelor, notamment le séminaire « Théorie pratique » dans lequel j’interviens, qui commence au second semestre du Bachelor 1. En Master design, le module « Initiation à la recherche », mutualisé avec l’ECAL et qui se tient deux fois par an, vise d’une part à fournir des bases méthodologiques aux étudiant·e·s, et d’autre part à mettre en perspective les compétences liées aux mémoires dans des projets de recherche menés par les enseignant·e·s. C’est l’occasion de se remettre au clair sur des questions clé du type : « Qu’est-ce qu’une problématique ? », « C’est quoi l’état de l’art ? », « Quelle est la place de l’iconographie ? », etc. De plus, ce module permet aux étudiant·e·s de se rencontrer, de se confronter à des collègues d’une école similaire.

L.L.H. : J’ajouterais que dans ce module de formation à la recherche, il y a la participation à la « Junior Research Conference », une journée qui, annuellement, permet aux étudiant·e·s de Master Design des sept hautes écoles suisses de se rencontrer, et dont le pendant en arts visuels s’appelle le « Master Symposium ». À ces occasions, l’échange avec les pairs des autres écoles est particulièrement riche. La « Junior Research Conference » a élaboré, il y a déjà quelques années, une base de données qui répertorie de manière synthétique les recherches des étudiant·e·s en Master. Chaque étudiant·e peut y contribuer en y insérant sa thématique, une synthèse, des mots-clés. Une initiative similaire existe en arts visuels sous la forme d’un site web accessible aux écoles suisses alémaniques, sur lequel les programmes des « Master Symposium » sont annoncés. Les étudiant·e·s y ont la possibilité de communiquer entre eux et d’être intellectuellement informés et stimulés sur une vaste quantité de sujets très contemporains.

A.M. : Cela prolonge des initiatives liées aux différentes filières de la HEAD, comme par exemple la mise en ligne au format HTML d’une sélection de mémoires du Master en Design Espace et communication.

L.L.H. : La formation plus méthodologique repose beaucoup sur les efforts du tuteur ou de la tutrice. Il y a eu des workshops collectifs, mais cela reste disparate d’une orientation à l’autre. Ce disparate-là – tu rappelais par exemple l’usage dans certains mémoires en Arts visuels de l’écriture fictionnelle – pose la question de la compétence des tuteurs et des tutrices. Personnellement, je ne me sens pas compétente pour encadrer quelqu’un dans la production fictionnelle. Je ne suis pas écrivaine et je m’en voudrais beaucoup de tomber dans le piège qui consiste à croire qu’être bon en art ou en design, c’est être bon en tout.

A.M. : Il y aussi la difficulté à les évaluer. Comment un jury peut-il examiner des mémoires très différents au sein d’une même section ? Comment comparer un mémoire-film avec un mémoire texte-images ou son. Il y a aussi un enjeu à ce niveau.

S.M. : Il y a des compétences spécifiques dans ce domaine au département Arts visuels.

L.L.H. : De toute évidence, mais plus nous laissons à chaque étudiant·e la possibilité de se positionner à sa façon, plus nous devons faire recours à des tuteurs et des tutrices externes, spécialisé·e·s, qui, par conséquent, ne contribuent pas à former une ligne, un terrain dans lequel la HEAD existe comme tel. Tandis que, dans les orientations comme le CCC, où un corps enseignant a été agglutiné autour de positionnements précis, il se développe une forme d’expertise dans un champ qui, d’une certaine façon, s’auto-entretient.

 

 

Notes

  1. Programme Master de recherche transdisciplinaire (études critiques, curatoriales et cybernétiques) qui se concentre sur les méthodologies de recherche à travers les arts. Plus d’infos ici : https://head.hesge.ch/ccc/turbulence/en/ccc-rp-master/
  2. ECAL et édhéa