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« La bataille des images, c’est fini », déclare souvent l’artiste Neïl Beloufa1. L’image est partout ; tout le monde en fait et peut en faire, de l’enfant au robot en passant par la caméra de surveillance. Et l’océan dans lequel se fondent toutes ces productions visuelles est devenu si vaste que le regard s’y perd. Plus personne ne fait attention, plus personne ne fera attention. Faire des images n’a plus d’impact. Plus personne, même, ne prétend pouvoir arrêter le flux des images, sauf peut-être quelques pouvoirs autoritaires qui tentent de maintenir leurs digues idéologiques, religieuses et policières iconoclastes – mais utilisent tellement les images eux aussi, que leurs idéologies de l’image n’en sont que plus démonétisées.
La bataille des images, donc, c’est fini. Pour autant, l’iconosphère n’est pas un long flux tranquille. Elle est devenue un lieu où tout conflit, débat, confrontation géopolitique, civilisationnelle, culturelle, trouve le moyen de sa résonnance aussi bien locale que globale. Ainsi la bataille des images devient-elle plus que jamais une bataille entre des images, et non une querelle des images qui, comme à Byzance, opposait ceux qui louaient les icônes et ceux qui les brisaient. La bataille s’est, surtout, largement déplacée du côté des techniques de capture de l’attention, elles-mêmes ciblées désormais bien au-delà du contenu de l’image, de ses appâts visuels ou auditifs. Les querelles médiévales des images, ou les assauts lancés par les calvinistes au xvième siècle contre le culte rendu aux images au nom du dévoiement de la vérité divine qu’elles prétendaient représenter sur du bois ou de la toile, portaient sur la contradiction entre message (spirituel) et médium (matériel). La critique contemporaine des images, tenant compte du caractère décisif des techniques de l’attention, s’est quant à elle déplacée à plusieurs reprises. Elle s’est d’abord déplacée des images vers leur médium, à l’ère des magazines illustrés, de la TV, de la publicité ou de la radio surabondants dans les sociétés urbaines industrialisées. Le point de vue dévastateur porté par Marshall McLuhan sur la culture médiatique depuis les années 1960 fut la plus claire expression de ce premier déplacement : McLuhan montrait que le contenu de la communication était son médium même2. La mise en page d’un magazine illustré, par exemple, dès sa couverture, disait avant même qu’on le lise, ce qu’on allait lire. Un message pouvait encore être attaché à un dispositif médiatique déterminé, comme lorsqu’on parlait de « regarder la télévision » ou « lire le journal », laissant entendre que le sens de cette activité consistait à contempler le médium lui-même avant de porter sur un quelconque contenu. Or, à l’heure de l’image numérique et de sa génération algorithmique, un nouveau déplacement s’opère. Il y a comme un effet de seuil quantitatif dans la capacité iconogénique des médias électroniques. Le seuil McLuhanien, où l’on lisait le journal et regardait la TV, est dépassé. On ne regarde pas un réseau social. On ne lit pas un site web. On y entre ; on y vit. Il y a un stade en effet où le médium n’est plus message, et même plus massage, comme disait McLuhan3, mais simplement milieu. L’image numérique est le milieu nouveau de la vie sociale structurée en réseaux, son environnement, avant d’être un médium véhiculant un message ou constituant en tant que médium son propre contenu (même si ces deux fonctions continuent d’opérer localement).
Infrastructures technologiques computationnelles, milieu de nos imaginaires
Cornerisée, l’image ? La conflictualité nouvelle ne se joue plus au niveau de son contenu ; pas plus, au niveau de sa création ; ni au niveau de la sphère du médium et de sa capacité à porter un message auquel l’image obéirait, engoncée dans une fonction ancillaire qui laissait encore la possibilité aux artistes de se battre pour libérer l’image, et avec l’image subvertir le médium et les techniques de contrôle de la société de consommation. Non ; à l’ère de l’IA générative, du traçage de la circulation des images, de la société de surveillance, le lieu du combat culturel pour la liberté, l’autonomie de l’esprit, la pluralisation des modèles d’identité et de subjectivité, ou la simple gratuité des relations humaines, n’est plus du côté de l’image seule ni de son médium. Certes, des images sont à créer. Certes, des médias sont à utiliser, détourner, renverser, hacker, et les artistes opèrent en ce sens. Mais il existe un plan où la bataille fait rage silencieusement, un plan infra-iconique où se détermine largement le sort des images et de celles et ceux qui les regardent, mais aussi des choses qui les regardent, entités non humaines de vision artificielle. Il s’agit du plan des infrastructures technologiques computationnelles et des normes qui déterminent leur fonctionnement ; celui du codage de la réalité en information, de la numérisation et du stockage des données. C’est dans le lieu de la technique, lieu double de l’infrastructure matérielle et du code informatique, que se joue le sort de nos libertés et de nos imaginaires, et celui des images avec eux. C’est dans cet autre milieu, plus ou moins profond, sous le niveau de celui où nous percevons les images et vivons avec elles, que plongent les réseaux neuronaux de l’IA. C’est le domaine des programmes qui permettent à une image d’apparaître sur un écran, de pouvoir être partagée ou non, de se rapporter à une réalité matérielle actuelle ou non, plan des formats qui régulent la forme des informations. Or, ces formats possèdent des dimensions logiques (code, programme, normes logico-linguistiques) mais aussi matérielles4.
Appelons ce milieu, pour reprendre l’Internationale situationniste, un « théâtre d’opérations » des images numériques5. C’est là que s’établissent les rapports entre la réalité matérielle et l’information. Il s’agit d’un lieu critique. Mais si le lieu est nouveau, il n’est pas certain cependant qu’aucune théorie n’aide à le penser. Déjà, à Byzance, la question était de savoir comment l’image articulait l’esprit et son incarnation. Le médium de l’image n’importait pas ; ce qui comptait, c’était l’économie constituée par le lien entre l’image et son antécédent ; et cette économie était justement le milieu, de l’image et au-delà – celui de la société toute entière ; voire, en toute théologie, celui de l’humanité et de la divinité ensemble. À présent le milieu refait surface, ou plutôt profondeur, plus que jamais : la question est de savoir de quelle réalité matérielle et technique l’image procède et laquelle elle met en puissance, de quelle vie elle se nourrit, et quelle vie elle façonne. Mais si la théologie chrétienne avait pensé ce milieu en commençant par le haut, et en prenant l’image au singulier, quelles que soient les conditions techniques de sa fabrication, aujourd’hui il nous faut penser l’image au pluriel, et en commençant par le bas. Voilà pourquoi une enquête sur la matérialité du numérique est essentielle, à propos des conditions contemporaines de l’image notamment : elle contribue à mieux identifier le plan et théâtre des opérations où la critique des images peut se réinstaurer, à une époque où celles-ci semblent perdre leurs contours formels pour devenir environnements, condition ambiantale. L’iconomie d’aujourd’hui ne doit pas commencer par une théologie6 ; elle doit commencer par une phénoménologie des conditions informationnelles et matérielles de l’image7.
Honte prométhéenne et tissage de résistance
Pour ce travail de description et d’analyse, les méthodes et les objets possibles sont divers. Il faut, déjà, réinscrire les questions posées par l’image dans des généalogies transhistoriques et transculturelles, et sur chaque terrain d’un lieu et d’un moment, examiner comment l’image et son sens se sont inscrits dans la matérialité et la technologie de l’expérience située. Quand vient l’image contemporaine, et son milieu numérique, quoi de mieux cependant qu’une phénoménologie à l’écoute du travail des artistes et des images d’aujourd’hui ; à l’écoute, aussi, de la phénoménologie à l’œuvre dans ces travaux eux-mêmes, qui pensent et disent à leur manière quelque chose du nouveau théâtre des opérations visuelles.
Tout, ou presque, pourrait empêcher cet examen. Une nouvelle forme de « honte prométhéenne » – ce sentiment d’infériorité ressenti par l’humain devant la perfection de ses propres productions techniques (selon Günther Anders)8 – paraît s’imposer à nous face aux progrès des IA génératives : grâce au flot de la production mondiale d’images numériques, les algorithmes paraissent capables de créer, imaginer et halluciner au-delà des frontières trop humaines des rêves, et de la base de données, si pauvrement cérébrale, de notre imaginaire. Mais la puissance éthérée du calcul, si grande soit-elle, masque la matérialité de l’IA, qui est comme son inconscient artificiel, son incarnation refoulée. Pour éprouver cette dimension clandestine, nous avons plongé nous-mêmes dans le milieu nourrissant la génération des images, et exploré les conditions matérielles paradoxales de l’image générative9.
Nous avons, d’abord, co-créé et manié des images par millions, de l’algorithmie prétendument immatérielle – en fait si réelle, contrainte, technique, techno-dépendante, chronophage, énergivore, lorsqu’on en fait l’expérience – à la rematérialisation de ces images ; nous avons également observé le travail d’artistes, notamment de jeunes artistes né·es dans le milieu, après l’an 2000, immergé·es donc depuis leur enfance dans le travail technologique des images et de leur économie. Dans le dialogue initié deux années en amont de ces créations, l’idée s’est imposée d’interroger la matérialité des images numériques en commençant par leur généalogie textile, et le souvenir de leur naissance dans la mécanique d’un métier à tisser. Quoi de mieux pour garder une pensée-pratique de l’image au pluriel, et laisser faire sa condition de possibilité industrielle, genrée, globale et coloniale (l’iconomie numérique n’étant pas plus détachée de relations prédatrices à la terre et aux populations fragiles, que ne l’était l’industrie textile)10 ?
L’exposition résultante, AIAIA Sweatshop, fut accrochée dans un ancien bâtiment industriel, derrière la gare de Genève, devenu l’artist-run space, aDuplex. Elle ouvrait ainsi l’atelier clandestin de l’IA, caché derrière le code trop binaire des deux lettres qui lui servent de sigle, et derrière les grands récits d’une conquête technologique qu’il s’est agi de détricoter. Concaténation des temporalités, hybridation des mémoires et des identités, hacking conversationnel, test de Turing incarné, digital défié du bout des doigts, cyberpolitique de cendrier, prompts acryliques… Par tous ses neurones virtuels comme par les pores de la peau qu’on lui prête, l’IA fut ici mise au travail pour transpirer une réalité matérielle, spatiale, physique, à partir de laquelle un imaginaire technologique se retisse.
Parmi les œuvres exposées (cf la présentation des œuvres dans l’article qui accompagne notre texte dans ce dossier de la revue), plusieurs peuvent être mentionnées, où se trame très directement ce retissage.
Il en va ainsi de l’œuvre de Bérénice Gaca Courtin avec sa proposition issue de son projet Webs of Power: Weave Resistance. Le projet s’inspire de l’histoire de son grand-père, Kazimierz Gaca, résistant et cryptologue polonais. Ce dernier a contribué au décodage de la machine Enigma, collaborant ainsi clandestinement avec un des pionniers de l’IA, Alan Turing, dans cette tâche qui fut stratégique au cours de la Seconde Guerre mondiale. L’artiste renoue alors le lien entre informatique et tissage (le métier Jacquard, au tout début du XIXème siècle, constitue par exemple la première machine programmable à partir de cartes perforées), pour créer des motifs qui encodent des histoires de résistance. Le lieu cryptique de l’information devient le milieu vital de l’action. La performance présentée dans l’exposition, le 17 mai 2024, mettait en partage, à travers images et sons, l’espace à la fois esthétique et politique de l’articulation entre codage et matérialité.
Entrer dans la salle des opérations
Avec sa pièce baptisée Si (1 bit Computer), Raphaëlle Kerbrat réalise de son côté une opération « dataphanique » comme elle l’écrit en référence à Gilbert Simondon (cf son article dans le dossier) : l’œuvre est une manifestation matérielle du processus de calcul des données. Un ordinateur élémentaire, dont tous les composants sont « amplifiés », calcule une image, pixel par pixel. L’image est invisible, il s’agit de la première photo de l’histoire, dont nous ne voyons que le calcul en cours. Comme un développement dans un bain numérique dont jamais rien n’apparaîtrait que le processus lui-même. Renversement technophanique : l’image est plongée dans l’invisibilité de la mémoire pour faire émerger l’opération de sa numérisation, à la fois matérielle et logique, qui la met en puissance sur un autre plan.
La matérialité du numérique est à examiner également au niveau de l’environnement qui contribue à son opérativité, et qui ne concerne pas seulement les machines, mais les éléments d’un dispositif aux dimensions esthétiques décisives et très significatives d’un point de vue y compris politique. Ici l’image du numérique joue un rôle important. C’est pour cette raison que nous avons voulu reproduire matériellement, à partir d’images d’archives, un prototype du siège dessiné par le designer Gui Bonsiepe pour le projet Cybersyn, étonnante utopie de cyberpolitique post-capitaliste conçue durant l’éphémère gouvernement socialiste de Salvador Allende, président du Chili entre 1970 et 197311. Dans Somapolitics of Digital Utopia (Cybersyn Replayed), le prototype de siège de l’Opsroom (salle des opérations) du projet Cybersyn est posé sur une moquette dont la couleur correspond à la couleur altérée d’une photo ancienne, ou à l’application d’un filtre « vintage » d’une reconstitution. Loin de viser la fétichisation d’un objet de design rétrofuturiste, l’objet est ici fait de carton peint et de papier collant. Matériellement précaire, il déconstruit l’idéal de contrôle qui présidait à sa conception et qui se lit dans sa forme. Il souligne ainsi un point de bascule historique, à propos du lien entre corps et code, celui où le corps a été renversé, non pas seulement celui du président Allende par le coup d’État militaire de 1973, mais celui de l’organicité cybernétique, qui pouvait, jusqu’à un certain stade du développement des technologies informatiques, laisser penser qu’un corps, assis quelque part, contrôlait globalement la machine à la main. Dans la pièce exposée, cette idée revient, localement, ironiquement, comme un spectre, à travers une vidéo incrustée dans l’accoudoir du siège : un humain « battant Tetris », égalant ainsi la puissance digitale d’une IA avec ses doigts.
Il faut bien sûr regarder les images, et s’immerger dans le milieu où elles apparaissent, pour pouvoir se situer également sur le théâtre d’opérations où elles sont générées. C’est ce que permet Ettore Meschi, en dialogue avec Cybersyn Replayed, dans son installation vidéo Flatliners : saturation d’images, annihilation des messages, flux automate létal mais réanimé constamment, la vidéo joue avec des seuils cognitifs et des rythmes perceptifs, comme si nous devions jouer à un jeu vidéo en first-person shooter tout en suivant par intermittence un exposé de physique théorique, entre autres flux intriqués. Nous sentons là l’enjeu du réglage des paramètres attentionnels et perceptuels du flux des images et la place devenue problématique, dans ces paramètres, de la réalité organique qui les conditionne chez les humains, nous obligeant à voir autrement.
Également en dialogue, dans cette « salle des opérations », avec Cybersyn Replayed, l’œuvre de Cindy Coutant Join the radical Other standing outside of History. Cette oeuvre a été conçue pour cette exposition en référence à plusieurs milieux où se jouerait, à travers et selon certaines images, l’avenir de la réalité matérielle, à savoir celle de l’histoire. Il s’agit d’une vidéo générative, dont les prompts sont issus des théories de Juan Posadas et de la propagande néo-posadiste qui s’est développée au sein de certaines communautés sur internet. Pour le trotskyste argentin, la Révolution dépendait de la constitution d’une Internationale élargie aux extra-terrestres. La transformation des rapports de forces matérielles de la révolution marxiste, qui devait porter sur les conditions de production et le partage de la valeur, passait donc par un total décentrement anthropologique, une intelligence extra-humaine, une société cosmique. La vidéo de l’artiste, diffusée sur quatre écrans LED empilés et posés au sol, avec leurs câbles et leurs diodes, montre la « machinerie » (pour reprendre un terme de Marx à propos de l’État12) non seulement des images mais aussi de la pensée, et plus profondément encore, la machinerie par laquelle des techniques (l’exploration spatiale et sa documentation télévisuelle) conditionnent la pensée (une révolution extraterrestre), et comment cette pensée génère des images (par l’IA générative). Le théâtre des opérations critique des images contemporaine se situe au cœur de cette machinerie. The Revolution will not be generated, pourrait-on chanter (The Revolution will not be televised. It will be live, chantait Gil Scott-Heron en 1971), mais aucune opération critique ne peut se faire sans investir, non pas l’espace de nos camarades extra-terrestres mais, comme le fait Cindy Coutant, la mécanique par laquelle la forme des techniques conditionne les formes de l’esprit – pour le dire à la manière de Friedrich Kittler13 – autrement dit également nos formes de vie.
Une réalité dure à éteindre
On voit que l’interrogation sur les enjeux des conditions technologiques contemporaines des images gagne à s’immerger dans la pratique de leur production. Tout le monde produit des images, et potentiellement en continu, par le tracking, les mesures biométriques ou les milliards de photos déversées dans les clouds, ces faux nuages en forme d’armoires qui n’en finissent pas de s’assombrir dans leur faux ciel diluvien. Mais dès que l’on quitte la production plus ou moins automatique des images pour s’engager sur leur théâtre d’opérations, en ouvrant les armoires si l’on veut, celles où sont stockées les données, en entrant dans la machinerie, en deçà de la forme de l’image, en deçà de son support ou médium, pour regarder son milieu natif et nutritif, matrice générative de son apparition, alors tout devient complexe et lent. Comme le tissage d’un motif sophistiqué.
C’est cette lenteur et cette complexité qui a caractérisé la création de B-AI-YEUX par le collectif Visual Contagions14. Tapisserie générée à partir de millions d’images extraites d’une base d’imprimés illustrés du passé, dans le cadre du projet du même nom15, cette pièce se déroule en un rouleau de 13 mètres (une version plus grande va jusqu’aux 70 mètres). Elle retrace le récit d’une quête, en rejouant et déjouant le récit d’une conquête, celle de la tapisserie de Bayeux qui relate l’aventure victorieuse de Guillaume le Conquérant au XIème siècle. Presque mille ans plus tard, en entraînant un réseau de neurones à partir de la tapisserie médiévale, une nouvelle histoire était racontée à travers des prompts qui ont généré des images hybrides, qui racontent comment des historien·nes et des artistes se sont emparé·es des outils de l’IA, pour explorer un nouveau territoire de pensée et de création. L’équipe a retrouvé, là aussi, des liens entre des opérations de tissage et des processus de concaténation dans la production des séquences de la tapisserie. La génération des images, pour être ensuite automate, devait être lourdement paramétrée, au niveau des conditions techniques et logistiques de fabrication : puissance de calcul insuffisante, nécessité de programmer une infrastructure dédiée, de financer l’infrastructure. Le passage fut plus pénible encore à une image suffisamment « grande », un fichier numérique de dimension suffisante et de définition propre à être imprimé ; difficultés dans l’impression, enjeu matériel des rouleaux de papier-tissé. En somme, il a fallu embrasser la « réalité dure à étreindre » (pour citer Rimbaud) de la génération algorithmique d’images au rythme du déluge.
Cette réalité qui fait résistance, cette matérialité que l’on retrouve sous le plan des apparitions visuelles et où se joue la bataille des images achevée à un niveau mais qui pourtant se ranime ailleurs – comme dans la flatline d’un encéphalogramme qui se remet à pulser dans la vidéo d’Ettore Meschi – cette réalité vibre dans les autres pièces de l’exposition, qu’il n’est pas possible de toutes détailler dans les limites cet article16. Il faudrait parler en effet du jeu sur le format « laptop » d’une toile où la matérialité picturale reconditionne tout l’imaginaire du rapport entre texte et images dans le travail d’Alexandra Galian ; de l’inconsistance pourtant très réaliste des jugements esthétiques de Chat GPT face à l’activation ironique de la peinture de Célia Noverraz ; de l’incarnation brutale d’un corps effondré tombant de l’image d’une peinture plastifiée, comme le rappel des impasses de la numérisation et l’algorithmisation des désirs chez Sabrina Smaili ; sans oublier le test anthropo-photographique de Guillaume Aebi confrontant dans un album de famille la différence entre images des générations et image générative, ou, dans la vidéo de Mélissa Biondo et Gabriel Shields Hanau, les corps de personnages déployant comme des personnages non-joueurs de jeu vidéo une présence pourtant charnelle qui se surimpose à un flot d’images semblant randomisées, confrontant les régimes différents de la fluidité des identités incarnées et du flux des images.
L’œuvre d’art à l’ère de sa générativité artificielle
Nous pouvons à présent mieux identifier où se joue la nouvelle bataille des images, ce théâtre des opérations qui conditionne le milieu iconique où homo pictor se nourrit, se reflète, se réfléchit, se construit, se projette. Sous la forme des images, sous son support ou son médium même, c’est en tant que milieu que les images opèrent, à travers la démultiplication des surfaces écraniques du monde et l’augmentation de la puissance des infrastructures numériques de circulation des images. En tant que milieu, disons-nous, ou au moins dans un rapport à ce milieu, comme lorsque nous regardons aujourd’hui des œuvres d’art à l’ère de leur générativité artificielle, y compris des œuvres du passé dont le sens contemporain s’éclaire à la lumière de ces conditions techniques, comme l’expliquait en son temps Walter Benjamin à propos de la peinture interrogée par la photographie ou le cinéma17. Le milieu, c’est le message, pourrait-on dire en déplaçant la formule de McLuhan. Ce qui suppose de déployer un des sens étymologiques du mot « medium » présent dans sa formule initiale (« le message, c’est le medium » écrivait-il). En effet, par définition le médium est l’intermédiaire, et pour cela il est au milieu. Mais dès lors qu’il est coupé de la linéarité fonctionnelle de la communication d’un message particulier, puisqu’il n’a rien d’autre à transmettre que sa propre présence ou sa propre activité, ce milieu devient un lieu à part entière, comme l’Umwelt qui fait sens pour lui-même dans la vie organique18. Déployé à une certaine échelle, ce médium n’est même plus regardé en tant que tel, il devient un conditionnement constant, et c’est là où le médium fonctionne véritablement comme milieu. Or les paramètres de ce milieu ne tombent pas du ciel, ils sont programmés, fabriqués, infrastructurés matériellement et logico-linguistiquement. Et ce théâtre des opérations dont nous parlons désigne plus précisément le lieu où ce milieu est formaté, là où se joue largement son sens, son message disons.
Souvent, les débats médiatiques sur l’IA se polarisent pour ou contre un certain progrès technologique qui mettrait en question la post-humanisation de la culture. Mais aucune posture éthique de principe ne peut véritablement jouer de façon critique. L’enjeu critique tient plutôt dans nos manières de sortir d’un débat indexé à la ligne d’un progrès technologique. Il s’agit de réinscrire les questions posées par l’image à l’ère du numérique dans des généalogies transhistoriques et transculturelles afin de voir comment se pose, selon des modalités diverses d’un point à l’autre, la question des manières d’inscrire du sens dans la matérialité de l’expérience située. Il faut pour cela se saisir de ces techniques d’inscription pour explorer comment détricoter l’étroit tissage du code et de la réalité physique. Car si le milieu physique demeure la seule condition nécessaire de la vie, nous dépendons socialement et culturellement, comme les images en dépendent techniquement, d’un milieu constitué de cette réalité tissée.
Notes
- Poésie Plateforme, dialogue entre Neïl Beloufa et Béatrice Joyeux-Prunel, Fondation Pernod Ricard, Paris, 27 mars 2023 : https://www.youtube.com/watch?v=MALicaj5C3o.
- Marschall McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, coll. Points, 1968.
- Marshall McLuhan, Message et Massage. Un inventaire des effets, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967.
- À propos de la question des formats : David Zerbib, « Le format, principe d’une esthétique contemporaine », Interfaces [En ligne], n° 45, 2021. URL : http://journals.openedition.org/interfaces/3023
- « Nouveau théâtre d’opérations dans la culture », tract de la section française de l’Internationale situationniste, janvier 1958, dans Guy Debord, Œuvres, Paris, Gallimard-Quarto, 2006, p. 354.
- Peter Szendy, Le Supermarché du visible : essai d’iconomie, Paris, Minuit, 2017. Et Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil, 1996.
- En parlant de phénoménologie nous renvoyons à l’idée d’une attention à l’apparition des formes de l’image mais, contrairement à une phénoménologie entendue en un sens plus orthodoxe, nous plongeons moins dans les conditions subjectives de la conscience que dans les conditions opératoires et pragmatiques de cette apparition. Il s’agirait d’un sens plus proche de celui utilisé par exemple par J. L. Austin lorsqu’il disait étudier la performativité du langage ordinaire à travers une « phénoménologie linguistique ». On pourrait à cet égard parler d’une attention aux conditions à la fois logiques et sensibles du fonctionnement des images, ou encore aux conditions de « l’acte d’image » (cf Horst Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La Découverte, 2015).
- Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle (1956), trad. C. David, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 37.
- Nous faisons référence à une collaboration de deux années (2022/2023 et 2023/2024) entre le séminaire d’humanités numériques de Béatrice Joyeux-Prunel à l’Unige et le séminaire théorique de David Zerbib au sein du Master en Arts Visuels « Work.Master » à la HEAD.
- Deux exemples parlants sur les travailleur·euses du clic, l’un académique, l’autre artistique : Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Paris, Seuil, 2019 et Lauren Huret, Praying for my Haters, Paris, Centre culturel suisse, 2019.
- Eden Medina, « Designing Freedom, Regulating a Nation: Socialist Cybernetics in Allende’s Chile », Journal of Latin American Studies, vol. 38, n° 3, 2006, pp. 571-606. De la même autrice : Cybernetic Revolutionaries. Technology and Politics in Allende’s Chile, Cambridge, MA / Londres, MIT Press, 2011. Cf en français : Le Projet Cybersyn. La cybernétique socialiste dans le Chili de Salvador Allende, Paris, Éditions B42, 2017.
- Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, trad. G. Chamayou, Paris, FG-Flammarion, 2007, p. 189.
- Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, trad. F. Vargoz, préface d’Emmanuel Alloa, postface d’Emmanuel Guez, Dijon, Les Presses du réel, coll. Médias/Théories, 2018.
- Bokar N’Diaye, Adrien Jeanrenaud, Marie Barras, Béatrice Joyeux-Prunel.
- https://visualcontagions.unige.ch. Un projet de la chaire des humanités numériques à l’université de Genève, soutenu par le Fonds national suisse pour la recherche (FNS 2021-2025).
- Nous renvoyons aux textes de présentation des œuvres dans ce dossier.
- Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », trad. R. Rochlitz, Œuvres III, Paris, Folio Essai, 2000.
- Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, trad. C. Martin-Fréville et D. Lestel, Paris, Éditions Payot et Rivages, 2010.