Anaïs Bloch

Learning from waste: repairing, reusing, and diverting to regain control of digital equipment

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Cette contribution envisage le numérique par le prisme du rebut et de ses potentialités. Elle repose sur un cas d’étude issu d’une enquête ethnographique que nous menons, avec Thibault Le Page et Nicolas Nova, depuis 2022 à la HEAD – Genève (HES-SO). Elle a notamment pour but de rendre visible différentes formes de réappropriation et de transformation qu’il est possible d’effectuer avec des éléments provenant des équipements numériques tels que les smartphones, ordinateurs, écouteurs, objets connectés etc., ou avec leurs composants.

Au croisement de l’anthropologie du déchet, des Discard Studies et du bricolage numérique, cette enquête s’intéresse aux formes de réemploi misent en œuvre par des collectifs, des associations et des artistes, bricoleur·euse·x·s, amateur·ice·x·s qui détournent des objets numériques obsolètes pour un usage différent de celui prévu initialement. L’une des spécificités du projet consiste à rendre visible des lieux de savoirs peu considérés car en périphérie des espaces de savoirs institutionnels – mais tout aussi important dans la réflexion sur les possibilités d’apprendre avec ces restes. Dans le cadre d’un projet précédent, nous avions montré comment les magasins de réparation de téléphones, les Fablabs et les hackerspaces partagent des caractéristiques communes avec les laboratoires scientifiques, en décrivant comment les réparateur·ice·x·s produisent de nouvelles connaissances individuelles, auprès de leurs clients, des membres de leurs réseaux professionnels et des communautés de pratique plus larges. Nous poursuivons donc cette réflexion sur les lieux de savoirs1 et sur les conditions propices à l’émergence et au développement de connaissances autourdes objets électroniques et numériques, particulièrement en ce qui concerne leurs restes. Si cette notion delieux de savoir proposée par Christian Jacob concerne des endroits liés à l’histoire des sciences et des techniques, nos enquêtes abordent des espaces plus marginaux, mais néanmoins pertinents. Des lieux et des pratiques qui permettent non seulement de donner du sens, mais aussi d’agir sur le monde, d’accompagner, de réparer, de fabriquer, de partager2. Notre méthode pour documenter ces techniques consiste à réaliser des ethnographies dessinées : des enquêtes où le dessin est déployé pour décrire la réalité observée, comme mode de retranscription des entretiens, favorisant ainsi la production et la diffusion de la recherche auprès d’un public plus large3. Afin de présenter les formes de savoirs développées par celles et ceux qui travaillent avec des rebuts numériques, j’intégrerai donc des planches dessinées à cet article. Il s’agira ici de décrire les manières de contre faire4, avec des objets électroniques de seconde main, c’est-à-dire de concevoir et de proposer des usages des objets pour mieux consommer et outiller des modes de vie durables, des objets mis au service d’une meilleure connaissance du monde qui nous entoure5. A travers cet article, je souhaite montrer qu’il est possible d’inventer des imaginaires technologiques durables et conviviaux6 par la réalisation d’objets ou d’installations interactives utilisables par des personnes lambda. Pour ce faire, je vous présente Gerry Oulevay, un artiste inventeur autodidacte qui me raconte son parcours et sa démarche. Il m’explique comment il a commencé à détourner des choses, à travailler avec des éléments récupérés. Et me raconte que :

motivations

C’est avec bienveillance que Gerry m’a ouvert la porte de son atelier situé à Corseaux, au bord du Léman. Depuis 2022, il m’y accueille régulièrement, prenant le temps de répondre à mes questions alors même que les heures qu’il passe à travailler ne le rémunèrent que partiellement.

Roseville 

Mais pour Gerry, le temps semble avoir une autre dimension. Dans son atelier qui fait partie de l’espace partagé La Roseville à Corseaux, il passe des heures à comprendre ce qui l’entoure ; à créer des machines parfois dans le cadre de mandats, d’autres fois pour s’amuser. Cette pratique de création, Gerry l’a développée progressivement, particulièrement lors d’un voyage initiatique à l’âge de dix-huit ans pour retourner vers l’orphelinat qui l’avait accueilli durant ses premiers mois de vie en Inde. C’est à vélo qu’il parcourt les kilomètres qui séparent Chexbres en Suisse, de Bombay. Pendant ce voyage, il fabrique des objets, des bijoux, des petites choses qu’il vend sur la route pour gagner un peu d’argent. En rentrant de ce voyage il se met alors à fabriquer un vélo pour faire de la barbe à papa – le Barbapapi – une première installation qui sera exposée au Paléo Festival quelque temps plus tard. On lui propose alors de louer l’atelier dans lequel il est aujourd’hui.

En janvier 2024, Gerry m’a invitée à venir voir la dernière étape de travail d’une série d’objets conçus pour l’ouverture quelques semaines plus tard d’une exposition au Musée de Bagnes en Valais. Afin de mieux comprendre la démarche de cet inventeur autodidacte, regardons ses installations plus en détail :

Objets Bagnes

Le MP3 Babeurre est composé d’une ancienne baratte à beurre, d’un lecteur de fichiers audio MP3, d’une dynamo, d’un engrenage, d’un moteur, et d’une paire d’écouteurs. En tournant la manivelle de cet objet anciennement utilisé pour fabriquer du beurre, on découvre la reprise d’un chant de travail paysan. L’enregistrement audio ne s’active que lorsque la manivelle est actionnée. Le Téléphone 1940, quant à lui, est un téléphone des années 1940 en bakélite qui contient un combiné classique ainsi qu’une deuxième oreillette à l’arrière pour écouter à deux. Il est composé d’une manivelle que l’on tourne pour enclencher et pour écouter un conte dans lequel une narratrice invite à réfléchir à notre rapport au monde, aux êtres et aux choses. Enfin,le VéloMagnéto8pistes est un vélo d’appartement des années 1970 avec une dynamo qui génère du courant pour alimenter un lecteur cassette 8 pistes. Il faut alors pédaler pour écouter l’enregistrement. Le boîtier du lecteur cassette peut d’ailleurs être ouvert, permettant de découvrir la face cachée de la technique. Ces trois installations interactives et sonores, pensées comme des audioguides, proposent une manière d’écouter originale qui nécessite une qualité d’attention et un effort physique de la part de l’utilisateur·ice·x.

 

Genèse d’un projet

Afin de comprendre comment émergent ces différents projets, l’une des premières questions que je pose à Gerry est la suivante :

Le projet démarre

Ses idées se construisent et se déploient selon le contexte de production, par association d’idées, par assemblage d’objets, et selon les possibilités de réemployer des pièces existantes. Il s’agit parfois de relever un défi et de transformer des vélos, des appareils photo, ou tout objet curieux et ancien. Dans le cas du Musée de Bagnes, c’est Mélanie Hugon-Duc, la directrice du musée, qui l’a mandaté afin de réaliser une série de pièces interactives pour l’exposition « Faire (avec) » présentée sans électricité et proposant un espace de création et de réflexion avec les vestiges d’un temps passé.

Genèse 

 

Des composants de deuxième main rassemblés par anticipation

Si les engins récupérés viennent parfois à lui spontanément lorsque des collègues ou connaissances lui lèguent ce dont ils n’ont plus besoin, Gerry se déplace régulièrement entre la Suisse, la France et même l’Allemagne pour récupérer ou pour remettre en marche certains matériaux avec lesquels il bricole. A travers ses différentes expériences de récupération, il élabore des formes d’expertise pour trouver du matériel électronique bon marché. Il me raconte par exemple :

Yverdon électroniques

Une partie de son travail consiste donc à déambuler dans les rues de villes telles qu’Yverdon-Les-Bains où l’on trouve encore des encombrants, et dans des marchés aux puces. Il s’agit aussi pour lui de regarder régulièrement ce qui circule sur les plateformes en ligne de vente d’objets de seconde main tels qu’Anibis. Il se rend alors chez des particuliers ou dans des institutions qui se débarrassent de machines numériques usagées, abimées, parfois cassées. Notons que si un grand nombre des éléments dans l’atelier de Gerry sont issus de la récupération, il lui est parfois nécessaire dans ses projets d’acheter des composants neufs fabriqués en Chine et vendus sur des plateformes comme par exemple AliExpress. Cette manière de faire confirme des discussions sur les limites de l’opposition binaire entre techniques low tech et high tech7. Les composants utilisés par Gerry incluent en effet tout autant des éléments matériels récents que plus anciens.Ce qui nous rapproche ici de la tactique de « cannibalisation », terme employé par certains réparateurs et qui désigne le fait de récupérer les pièces d’un appareil pour en réparer un autre8. Dans ce contexte toutefois, il ne s’agit pas uniquement de réparer, mais aussi de créer des artefacts aux fonctions nouvelles et aux modes d’utilisation différents.

 

Stocker, faire, montrer : les différents usages de l’atelier

Dans l’atelier se trouvent divers espaces de travail correspondant à différents besoins : un établi pour fabriquer, pour démonter, bricoler, souder. Au mur sont accrochés des outils, des machines, mais aussi des objets suspendus à la mezzanine. Si l’atelier a l’allure d’un cabinet de curiosités, une majeure partie de l’espace est dédiée à stocker du matériel, des pièces détachées, d’anciens projets ou des projets en cours. La logique de rangement évolue à chacune de mes visites, avec des objets qui apparaissent où qui disparaissent : une manière ordonnée de faire avec la quantité d’objets accumulés au cours des années. Ce qui m’amène à questionner Gerry sur la gestion du stock dans l’atelier, qui semble être l’une des difficultés de travailler avec du matériel de récupération :

Difficulté stockage

Certains des objets sont exposés dans l’atelier et servent de vitrine, attirant la curiosité des visiteur·euse·x·s comme par exemple cet ancien dispositif d’affichage des CFF qui indique l’heure en temps réel et qui est activé par un Arduino seconde main, récupéré suite à un cours pour apprendre à utiliser ces objets dans un FabLab de Renens. L’Arduino est d’ailleurs un élément fréquemment utilisé par les bricoleur·euse·x·s numériques. Composé d’une petite carte électronique programmable et d’un logiciel multiplateforme, il est pensé pour être accessible à tout un chacun dans le but de créer facilement des systèmes électroniques.

Atelier

Des gramophones, des projecteurs de diapositives, des écrans plasma, d’anciens appareils photo, des micros, des horloges, des câbles, des baffles, des écrans, des vélos transformés, autant d’objets qui composent l’atelier. Un ensemble de choses dont la plupart ont été récupérées, réparées, stockées, et qui attendent patiemment qu’on leur offre un nouvel avenir. Dans un ouvrage sur l’anthropologie des restes, Octave Debarydécrit de manière éloquente la métamorphose potentielle des déchets, exposant comment ceux-ci peuvent transiter d’un statut à un autre lorsqu’on en modifie le contexte, notamment en les présentant dans un espace d’exposition9. Si l’atelier de Gerry n’a pas vocation à être considéré comme un musée, il semble que le scénario qui s’y produit vis-à-vis des déchets se rapproche de ce que Debary décrit. Dès le moment où un rebut atterrit dans l’atelier, il change en effet de statut. Il prend instantanément une valeur liée en partie à l’effort nécessaire pour se procurer certains objets et pour trouver un espace dans l’atelier comme nous venons de le voir. Une fois dans l’atelier, tout objet est donc envisagé comme une ressource pour une potentielle transformation ou pour en extraire des composants. Si les artefacts peuvent changer de statut selon la manière dont ils sont envisagés ou investis, ils empruntent parfois des trajectoires hasardeuses selon les projets et les opportunités :

Vélo Tunturi 

 

Observer, démonter, couper, casser, réparer, tester, enlever, multiplier, coupler, raccourcir, souder, ajouter

Ce sont en ces termes que Gerry me décrit le processus qu’il a adopté pour réaliser les installations destinées au musée de Bagnes. Pour réaliser le MP3 Babeurre, il a récupéré un lot de lecteurs MP3 usagés sur un site de revente entre particuliers. En les testant un par un, il réalise que les modèles dotés d’écrans couleurs consomment beaucoup plus d’énergie que les autres. C’est donc les modèles qui consomment le moins qu’il sélectionne pour les hybrider avec la baratte à beurre.

Lecteurs mp3

Est venue ensuite une deuxième série de tests afin de trouver un MP3 « capable » de se mettre en marche avec le courant de la dynamo sans avoir besoin d’appuyer sur la touche « play ». C’est en essayant de faire qu’il découvre comment les machines fonctionnent, réfléchissant à leurs potentialités, mais aussi à leurs limites. Dans le cas de la baratte à beurre, Gerry décrit le processus de travail : « je l’ai d’abord démontée pour voir comment était le mécanisme. J’ai réparé deux trois trucs pour que ça puisse tourner, que je puisse voir comment ça tourne. La technique est assez spéciale parce que j’ai essayé de de faire un mécanisme qui se voit le moins possible. C’était le challenge de trouver un mécanisme qui tourne et qui fasse de l’électricité, alors je suis parti sur plusieurs dynamos. Y’en avait une qui avait l’air d’être plus robuste parce que j’ai testé et cassé deux autres petites dynamos. Par contre, le problème c’est que quand on tournait, c’était méga dur parce qu’il y avait deux paliers de vitesse plus la vitesse des engrenages d’origine de la baratte : ça faisait trois engrenages, trois paliers de vitesse, sur le moteur, c’était trop dur à tourner. J’ai réussi à enlever un des étages de vitesse et à multiplier la vitesse de la manivelle avec le mécanisme de la baratte plus le mécanisme de la dynamo, à les coupler et maintenant on arrive à tourner avec la manivelle pour générer du courant. » On voit ici la quantité d’ajustements effectués pour comprendre, réparer et détourner ces objets. Il s’agit notamment de démonter des éléments, d’enlever certaines parties pour ne garder que les composants essentiels. Par ailleurs, ces techniques exigent parfois de devoir casser des objets pour trouver des solutions. Comme nous l’avions vu dans le cadre du projet portant sur les pratiques de réparation de smartphones, la destruction intentionnelle d’un objet technique est importante car elle témoigne de l’asymétrie fondamentale à laquelle est confrontée toute personne souhaitant réparer ou détourner un objet dont les ressources ou l’assistance ne sont que rarement fournies par les producteurs10. Alors que cette étude antérieure illustre la difficulté à réparer des objets contemporains, certains des objets et composants détournés par Gerry ne sont plus produits. C’est pourquoi la seule option pour les remettre en état de fonctionnement consiste à démonter d’autres objets similaires pour récupérer les pièces nécessaires, ce qui signifie aussi que parfois ce n’est pas exactement la même pièce détachée qui peut être trouvée. Avec l’exemple des MP3, on comprend aussi qu’une solution n’est jamais définitive avec ce type d’objet car elle est souvent accompagnée d’un nouveau lot de contraintes : notamment l’accès au pièces détachées et autres éléments de récupération qui ne sont parfois plus fabriquées, le temps d’attente de composants commandés en ligne qui est souvent aléatoire, la difficulté de trouver des schémas ou des personnes qui soient capables de réparer des objets qui datent d’une période sociotechnique dépassée, ou encore la fragilité des pièces détachées de deuxième main, ce qui engendre parfois divers dysfonctionnements. Ce dernier élément soulève par la même occasion la présence d’un risque omniprésent que le système casse. Ainsi, travailler avec des objets numériques défectueux exige patience, assurance et détermination lors des multiples épreuves rencontrées durant le développement.

Une fois les installations abouties, il s’agit alors de montrer les machines dont l’aspect hybride, rouillé, abimé exprime l’identité deuxième main des éléments utilisés. Précisons d’ailleurs que l’ancienneté des composants ne se révèle pas uniquement à travers leur apparence visuelle. On la découvre aussi au moment de tourner la manivelle qui, grinçante, exige un effort particulier. L’aspect usagé de ces installations invite les spectateur·ice·x·s à adopter un regard attentif et bienveillant au sujet des combinaisons singulières, composées d’éléments aussi surréalistes qu’une baratte à beurre avec un lecteur MP3 par exemple. Le dispositif ouvert est donc une tentative de rendre à la fois visible et attrayant les éléments techniques qui permettent à ces pièces de fonctionner ensemble. Ainsi, les utilisateur·ice·x·s sont invité·e·x·s à réfléchir sur leurs propres relations aux objets numériques. Lors du vernissage au Musée de Bagne, un visiteur décrit ce qu’a suscité la découverte des appareils de Gerry : « Je trouve ce travail génial, à la fois éducatif, sensibilisant et esthétique. En voyant ces machines, j’ai appris qu’on pouvait générer de l’électricité à partir de pas mal d’objets récupérés en déchetterie, et qu’on pouvait recycler les objets de mille manières. J’ai aimé les installations sonores car elles recommençaient au début et ça obligeait à fournir un effort, pour les faire marcher et pour produire de l’électricité. Ça montre bien que l’énergie qu’on utilise, elle vient de quelque part et que c’est un effort considérable pour la générer à partir de nos muscles ». Pour reprendre rapidement ces trois axes évoqués par un visiteur lui-même, le travail de Gerry attire l’attention sur des questions environnementales exprimant la nécessité de questionner la provenance non seulement des appareils mais également des systèmes électroniques qui permettent aux machines de fonctionner quotidiennement. Il dévoile aussi le caractère esthétique d’objets originellement destinés à être jetés, tout en proposant la possibilité de se les réapproprier. Pour autant, la confrontation avec le public n’est pas de tout repos car elle met à nouveau Gerry face à la fragilité des dispositifs en usage qui peuvent dysfonctionner. C’est le cas par exemple lorsque la bande magnétique de la cartouche audio s’emmêle dans le lecteur portable de bandes à 8 pistes, et qu’un visiteur en alerte le concepteur :

Vernissage

Ce dernier passe donc le vernissage à courir derrière ses propres installations, alors mêmes qu’elles sont utilisées et questionnées par les usager·e·x·s. Pour ces raisons et celles cités précédemment, on peut donc se demander ce qui motive Gerry à travailler avec ce type de ressources. S’il mentionne régulièrement le prix peu couteux des éléments d’occasion, il semble que les raisons qui le poussent à bricoler avec des restes ne concernent pas seulement la nécessité d’économiser. Elles se situent aussi ailleurs.

 

Un objectif entre humilité et confiance

D’une part, « c’est des choses qui ont une histoire particulière et qu’on ne trouve que d’occasion », me dit Gerry. Il y a aussi le processus d’apprentissage qu’il suit pour travailler avec des éléments endommagés et qui consiste à trouver des solutions dans des situations aussi diverses que variés, et sans modèle préétablis. C’est donc par empirisme que l’expertise se construit, avec un mécanisme pédagogique par tâtonnement, par essai-erreur. Ceci lui permet de comprendre comment les machines sont faites, d’en extraire des fragments et de les hybrider avec autre chose. Cette hybridation technique que l’historien David Edgerton qualifie de créolisation technique11 transparait jusque dans les qualificatifs choisis pour désigner ces installations (MP3 Babeurre, Vélo magnéto 8 pistes). En l’écoutant parler de sa démarche je constate aussi une forme d’obstination à réussir, car c’est à travers les épreuves que se construisent les formes de savoirs. « J’ai réussi à faire ça par chance de débutant, en démontant tout puis en regardant si c’était faisable de raccourcir un peu tous ces multiplicateurs de vitesse. Par chance, je pouvais enlever un étage, et puis remettre le mécanisme de la dynamo et l’appondre avec le mécanisme de la baratte à beure. » Le terme « challenge » est souvent employé par Gerry qui se perçoit lui-même comme un éternel débutant. Une posture particulièrement humble et modeste quand on voit le degré de complexité des objets réalisés, sans compter le temps et l’énergie investis.

Toute réalisation de projets créatifs nécessite d’adopter une démarche de « dialogue » avec des idées et leur exécution, mettant en avant le rôle crucial de la pratique et du processus dans la production artistique12. Utiliser des objets issus d’appareils électroniques de récupération ajoute un paramètre supplémentaire à cette « conversation ». Afin de fournir des réponses adéquates à ce que les objets lui racontent, ce bricoleur autodidacte écoute, regarde avec attention, manipule et prend le temps nécessaire. Un temps qui n’est pas un paramètre secondaire mais plutôt un temps de développement, de formation, d’ontogénèse13 pour reprendre les termes employés par Tim Ingold. Ainsi la tâche de Gerry est de réussir à créer un lien entre toutes les pièces de sorte qu’elles entrent les unes avec les autres en correspondance14. Autrement dit, Gerry fait office d’intermédiaire entre les pièces qui, petit à petit trouvent leur place, se solidarisant toujours davantage les unes aux autres au fur et à mesure que le montage progresse. L’analogie qu’Ingold fait ensuite dans son ouvrage, présentant l’artiste ou le designer tel un chasseur qui doit s’identifier avec sa proie tout en gardant de la distance, me semble toutefois dérangeante. La posture du chasseur – designer produit une vision conquérante de celui qui fait, dont l’imaginaire essaye de « capturer » des rêves15. C’est précisément sur ces points de vocabulaires que je prendrai congé d’Ingold pour qualifier l’attitude du bricoleur présenté dans cet article avec une autre métaphore : celle de la danse. L’attitude de Gerry, certes influencée par un objectif prédéterminé par son idée de base, oscille constamment entre persistance et lâcher-prise, ce qui permet d’improviser à tous les moments du processus. Ses gestes, alors guidés par le rythme et la cadence que créent les machines qu’il déploie ; son corps naviguant d’un espace à l’autre dans l’atelier, produisent ainsi une chorégraphie. Des mouvements non linéaires qui sont dictés par des idées qui se heurtent à la matérialité des objets et qui parfois éveillent à leur tour de nouvelles réflexions. Dans le même temps, son expérience se déploie dans un double déplacement : il fait en apprenant et apprend en faisant. Ce qui se rapproche de la posture décrite par le pédagogue Donald Schön lorsqu’il parle de l’importance de l’improvisation acquise au cours de la pratique dans la formation professionnelle16. Schön décrit le rapport à l’expertise que le/la praticien·ne développe à travers un modèle et qu’il construit sur mesure, en fonction de chaque situation rencontrée, oscillant constamment entre humilité et confiance en soi afin de faire évoluer sa pratique.

 

Travail solitaire, réseau solidaire

Malgré son parcours autodidacte et sa démarche qui parait plutôt solitaire, les échanges avec des pairs permettent à cet inventeur autodidacte de faire évoluer ses projets et constituent une ressource importance en cas de difficulté ou de problème rencontré. Il prend donc soin d’établir des relations avec tout un réseau de personnes avec qui il collabore régulièrement :

Dimension collective

Il y a donc une dimension collective dans son approche. Une dimension que nous avions déjà pu observer dans le cas des pratiques de réparation de smartphones qui concernait alors particulièrement la construction d’un savoir-faire en réseau17. Malgré certaines similarités dans les stratégies d’apprentissage, cela concerne ici plutôt la question des objets. Car c’est souvent en sollicitant son tissu de connaissances qu’il résout certaines difficultés qui émergent aux cours des projets. Des difficultés qui concernent comme on l’a vu plus haut le fait de trouver certaines pièces détachées, d’atteindre un certain niveau d’expertise en informatique, électronique, ingénierie, de trouver et de comprendre des schémas, ou encore l’accès à des machines spécifiques. C’est donc parfois vers des institutions comme le Musée de la Machine à Écrire à Lausanne ou encore le Musée de la Communication à Berne qu’il va chercher de l’aide. En parallèle, il s’agit aussi pour Gerry de consulter de nombreuses vidéos partagées en ligne sur des sites sur lesquels les utilisateur·ice·x·s peuvent envoyer, regarder, commenter, évaluer et partager des vidéos tels que Youtube et Vimeo ou sur des plateformes en ligne détaillant les étapes pour la réparation de matériels électroniques tel que iFixit.com, afin de trouver des informations techniques et pratiques concernant les vieux appareils dégotés. On retrouve ici des formes d’entraide, d’écoute, et de partage des connaissances, présentes dans des lieux communautaires tels que les FabLab.

 

Des objets didactiques agissants

En questionnant les formes de réemploi des équipements numériques, nous avons montré les possibilités de faire émerger d’autres trajectoires culturelles de la technologie, conduisant à définir des usages dégradés désirables18, des usages où le peu s’envisage comme une contrainte créative. Des objets qui – bien que réalisés avec des éléments vieux, abimés, récupérés – intègrent toute une panoplie de réflexion concernant leur design et leur mode d’utilisation. Le cas de Gerry invite à penser au continuum de pratiques et de connaissances qui se construisent et se déploient en interaction avec des objets mécaniques ou électroniques anciens qui sont de plus en plus difficiles à dénicher, ou qui deviennent de plus en plus complexes et minuscules à rénover. Des formes de savoir incorporées et tacites qui consistent à trouver des idées originales, à récupérer des objets, des pièces détachées, mais aussi des machines et des outils ; à organiser un espace de travail adéquat, et à développer tout un tas de techniques pour ouvrir, comprendre, réparer, détourner. Ce qui nécessite d’ailleurs différents degrés d’expertise que ce soit en ingénierie, en électronique ou en informatique, d’où l’importance de se former dans des Fablabs ou ailleurs et de constituer un réseau d’experts. Des modes de connaissance qui consistent finalement et peut-être avant tout à partager avec le public : une volonté de faire rêver, et de montrer ce qui se trouve à l’intérieur de la boite noire. Il ne s’agit alors pas seulement d’ouvrir pour mieux comprendre, mais aussi d’oser envisager autrement tous ces objets, en proposant une autre manière de les regarder, de les appréhender et surtout de les utiliser. Dans un contexte où la culture de la réparation et de la fabrication est quasi absente dans l’éducation, la dimension pédagogique de la démarche de cet inventeur s’associe à une vision politique. Si travailler avec des rebuts numériques lui permet d’abord de mieux les comprendre, une fois détournés puis présentés dans un contexte d’exposition, les artefacts créés par Gerry deviennent en effet des objets didactiques agissants, invitant à repenser notre rapport avec la technologie. J’ajouterai encore que les lieux d’expositions de son travail varient considérablement et que Gerry participe régulièrement à des événements militants, œuvrant pour réfléchir collectivement à d’autres manières d’être au monde, entre autres au travers de ses propositions de détourner les manières de faire des objets et de les utiliser. Des œuvres qui – avec humour – parviennent à faire sentir à leurs spectateur.ice.x.s les agentivités condensées19 de l’histoire des techniques. A travers l’hybridation d’objets emblématiques anciens couplés à des éléments contemporains, Gerry propose des usages encore impensés, transformant ainsi l’imaginaire collectif vis-à-vis de la technique. Et cela avec l’ambition de se donner les moyens de faire les choses autrement, mais surtout d’oser le faire. On retrouve ici la notion d’empowerment – « encapacitation » propre aux mouvement Makers invitant les individus à s’autoriser à reprendre la main sur les équipements et sur les technologies contemporaines. Bien que des pratiques de ré-utilisation telles que celles présentées dans cet article soient minoritaires face à l’accumulation grandissante des déchets électroniques, elles illustrent comment d’autres manières d’entrer en relation avec ces objets sont possibles, et ce même avec des appareils aussi sophistiqués que des objets électroniques. Ainsi nous poursuivons la réflexion sur la possibilité émancipatoire de Faire20 avec les déchets numériques et électroniques, et sur la richesse et les spécificités des apprentissages qui en découlent. Possibilités qui résident dans la capacité à oser penser les artefacts technologiques comme des choses en perpétuelle transformation ; à remettre en question les modes de production et de division du travail industriel à travers la réalisation d’installations électroniques plus sobres.

 

 

Notes

  1. Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir : 1. Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007.
  2. Idem.
  3. Kim Tondeur, « Le Boom Graphique en Anthropologie. Histoire, actualités et chantiers futurs du dessin dans la discipline anthropologique », Omertaa, Journal for Applied Anthropology, 2018, en ligne : http://www.omertaa.org/archive/omertaa0082.pdf.
  4. Laurence Allard, « L’engagement du chercheur à l’heure de la fabrication numérique personnelle », Hermès, vol. 3, n° 73, 2015, p. 159-167, en ligne : https://doi.org/10.3917/herm.073.0159
  5. Ibid., p. 162.
  6. Ivan Illich, La Convivialité, Paris, Seuil, 1973.
  7. Voir David Edgerton, Quoi de neuf ? Du rôle des techniques dans l’histoire globale, Paris, Seuil, 2013, et Nicolas Nova, « Démonter, extraire, combiner, remonter : Commodore 64 et créolisation technique », Techniques & Culture, n° 67, 2017, p. 116-133, en ligne : https://doi.org/10.4000/tc.8478.
  8. Blanca Callén, « Donner une seconde vie aux déchets électroniques : Économies informelles et innovation sociotechnique par les marges », Techniques & Culture, n° 65‑66, 2016, p. 218, en ligne : https://doi.org/10.4000/tc.7962. Voir aussi Nicolas Nova, op. cit.
  9. Octave Debary, De la poubelle au musée : une anthropologie des restes, Grane, Creaphis, 2019.
  10. Nicolas Nova et Anaïs Bloch, Dr. Smartphone: An Ethnography of Mobile Phone Repair Shops, Morges / Genève, IDPURE éditions / HEAD Publishing, 2020.
  11. David Edgerton, op. cit.
  12. Tim Ingold, Faire, Anthropologie, archéologie, art et architecture, Bellevaux, Éditions Dehors, 2017.
  13. « Ingold ne parle pas d’ontologie mais d’ontogenèse […] ; car pour l’anthropologue, la composition de mondes est un processus continuel, jamais figé, jamais structuré si ce n’est en pensée. “Les êtres humains [vivent] au sein d’un environnement, lequel est en partie modelé par leurs propres actions et dans lequel ils cohabitent avec d’autres êtres qui développent eux aussi le même type de relations avec l’environnement.” ». « Compte-rendu : Philippe Descola, Tim Ingold et Augustin Berque », Écologie : Natures et expériences, 2018, en ligne : https://laboene.hypotheses.org/128
  14. Tim Ingold, op. cit., p. 157.
  15. Ibid., p. 164.
  16. Donald-A. Schön, Le Praticien Réflexif : À la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel, Montréal, Éditions Logiques, 1994.
  17. Nicolas Nova et Anaïs Bloch, op. cit.
  18. Marie-Julie Catoir-Brisson et Nicolas Chauveau, « Vers des usages dégradés désirables : Nouveaux imaginaires du design d’interaction », Design, Arts, Médias, 2021, en ligne : https://journal.dampress.org/issues/design-du-peu-pratiques-ordinaires/vers-des-usages-degrades-desirables-nouveaux-imaginaires-du-design-d%27interaction
  19. Idem.
  20. Tim Ingold, op. cit.