The 1001 images of a big brain
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Le Net est un réservoir d’images tellement profus qu’il redouble le monde réel. Rarement dans l’histoire de l’humanité on aura eu à portée de main une masse aussi gigantesque d’instants de réel, filmés par des milliards de caméras, au point de faire concurrence à la réalité même. Il n’est plus nécessaire de tourner soi-même pour offrir sa vision du monde mais simplement de piocher dans cette pléthore de témoignages, qu’il s’agisse de caméras de surveillance, d’enregistrement de moments historiques avec un téléphone, de mise en scène de soi via les réseaux sociaux ou de « mèmes » (tels ceux de Girls Room Dance de Leo Gabin ou Women on Tik Tok de Gabrielle Stemmer) que recèle ce monde virtuel qui garde de surcroît la trace de tout, en une singulière logique hypermnésique.
L’Histoire au présent
Il faut sans doute remonter à l’attentat du World Trade Center, le 11 septembre 2001, pour voir la première déflagration historique documentée par des centaines d’images amateur. Contrairement à la presse et aux États du XXe siècle qui en avaient l’entière exclusivité, l’Histoire naît en grande partie dans le regard de celles et ceux qui filment ces événements en direct en même temps qu’iels en sont les acteur·trices, dans un rétrécissement accru du temps historique. Pourtant, passé leur immédiate actualité, ces images risquent d’être disséminées aux quatre vents. Monter ces images revient alors à tailler un diamant brut, à les sortir de la sidération ou de l’enthousiasme qu’elles provoquent sur nous pour les inscrire dans une véritable réflexion historique.
C’est l’ambition de The Uprising qui agrège humblement les vidéos amateur de plusieurs révolutions arabes pour en tirer une logique d’ensemble. Peter Snowdon ici se fait historien engagé, articulant des documents bruts afin de recréer la séquence historique à laquelle ils appartiennent et qui s’est effilochée au fil du temps. Et on peut le dire également de The Foundation Pit de Andrey Gryazev dont les récriminations solitaires de milliers de citoyen·nes russes, où chacun·e se filme depuis son bocal semblent d’abord attester d’une angoissante atomisation du corps social avant que le montage ne fasse émerger un collectif. « Le monde est déjà filmé, il s’agit de l’organiser » disait Guy Debord, figure tutélaire de cette programmation, dans La Société du spectacle. Le titre Eau argentée, Syrie autoportrait d’Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan dit bien la façon dont l’Histoire se fait désormais au présent avec le peuple, qui livre en effet un autoportrait de lui-même. Construit entre Paris et Homs, dans un va-et-vient, un dialogue constant entre celui qui regarde la guerre depuis la paix et celle qui filme au milieu des ruines de sa propre ville – avec l’Internet comme interface, lieu de rencontre qui permet l’existence même du film – Eau argentée est également nourri d’images de révoltes populaires et d’exactions commises par l’armée de Bachar El Assad.
Narcissisme et collectif
Comment faire usage des images filmées par les bourreaux, avec la jouissance morbide qu’elle suppose, comment désamorcer la propagande de la peur qui justifie leur présence sur internet ? À ce dilemme, les cinéastes apportent une réponse à la fois poétique et politique : témoigner, envers et contre tout, questionner en parlant au dessus des images pour annuler leur perversité de snuff movie et enfin réciter en boucle des mots qui dialoguent d’un·e cinéaste à l’autre, transformant le film en une longue prière pour conjurer la barbarie. Une prière rythmée par le bruit doux et réconfortant des notifications de messagerie, surgissant tels les sons d’une rêverie lointaine au milieu des massacres. À un niveau plus intime, Clean with Me articule des centaines de scènes issues de comptes Youtube et Instagram de femmes au foyer se filmant en train de faire le ménage, telles des Jeanne Dielman de l’ère numérique. Leur solitude et leur angoisse du quotidien seraient juste insoutenables si Gabrielle Stemmer ne se livrait, par la mise en rapport de ces témoignages, à un fascinant travail anthropologique. En retraçant même leur localisation sur le territoire via Google Earth, elle dessine la géographie d’une névrose collective, extirpant ces femmes du seul rapport à soi (dont elles sont prisonnières en dépit de leurs innombrables followers) pour mettre au jour une communauté de destin.
En se filmant en permanence, les sujets offrent ainsi aux cinéastes la matière même de leurs films dont ils sont en quelque sorte les coauteurs. Ils participent, par cet acte même, à ce travail anthropologique, historique et politique, via la doublure d’eux-mêmes dont ils nourrissent l’Internet. Vie et mort d’Óscar Perez de Romain Champalaune est une plongée hallucinatoire dans la vie brève du personnage éponyme, transfuge passé de bras armé du pouvoir vénézuélien à rebelle engagé contre son ancien employeur, documentant lui-même sa conversion à travers ses vidéos. On peut douter de sa réelle conscience politique tellement son narcissisme parasite tout mouvement dialectique. Il se mire dans un écran plein de chimères héroïques où il se fantasme en star de film d’action, mais il s’humanise en passant de héros triomphant à héros tragique, devenant ainsi un fascinant personnage de cinéma. Ce mélange impur du narcissisme et de l’Histoire en marche, du souci de soi et des mouvements collectifs n’a peut-être jamais été aussi prégnant depuis l’avènement des réseaux sociaux. Dans Roman national de Grégoire Beil, des dizaines d’adolescents se filmant via l’application Périscope juste avant un match de foot voient un drame national (l’attentat de Nice en 2016) s’inviter dans les selfies vidéo.
Il y a quelque chose d’étrange, à deux ou trois exceptions près, à les voir continuer à se filmer, laissant la caméra de leur téléphone braquée sur eux plutôt que de la tourner vers l’événement, fût-il pris sur un écran de télévision. Il n’est pas certain que l’attentat fasse soudain s’effondrer l’édifice narcissique, une jeune fille se filmant, un léger sourire aux lèvres, allant annoncer la nouvelle à sa mère endormie comme si le véritable événement était là, dans sa chambre. La communion passagère prend même l’allure d’un curieux spectacle muet quand la minute de silence proposée par un internaute n’est plus qu’une collection de visages regardant le vide de l’écran. Les commentaires légers, la drague, les réflexions violentes ou les injures racistes, alors, reprennent sans que l’événement n’ait réussi à souder durablement cette communauté aussi vivante qu’éclatée. Sont-ils spectateurs ou acteurs de ce roman national (comme les personnages de Unfriended : Dark Web qui se croient simples spectateurs avant de se rendre compte que derrière leur écran ils sont aussi acteurs), et celui-ci a-t-il une quelconque réalité ? On penche pour le caractère ironique du titre.
Un monde absent
Ici, comme dans Present. Perfect., on a presque tout le temps le nez collé à la figure humaine, le monde reste lointain, une rumeur hors champ, un bruit de fond. Il y a là une mine d’images inédites pour chaque cinéaste qui n’existaient pas auparavant, ou si peu (Nelson Sullivan, au mitan des années 1980, se filmant avec une caméra fish eye en véritable monsieur loyal de l’underground gay new-yorkais).
Il est loin le temps où Jennifer Ringley, dans les années 1990, mettait en scène avec sa JenniCam, dans une impudeur revendiquée, son quotidien pour des millions d’internautes au moyen d’une webcam, dont les images prenaient des allures fantomatiques à cause de la faible connexion. Depuis, la précision des caméras et la fluidité du débit internet ont doté ce monde virtuel d’une sorte d’hyperréalisme presque criard. C’est peut-être pour cette raison que la réalisatrice de Present. Perfect., Shengze Zhu, a passé en noir et blanc ses images empruntées à un des Live Stream populaires de Chine (et depuis censurés par le pouvoir), comme pour ajouter, à la vie abîmée de ses outcasts handicapés, brûlés ou malformés, les qualités d’une fresque cinématographique. Ici pas de commentaires ou d’Emojis qui se surimpressionnent à l’image, ni même – sauf une fois – de petit cadre attestant de la présence de l’interlocuteur.
Tous·tes semblent s’adresser au vide, répondant à des questions qu’on ne voit ni n’entend, dans un étrange soliloque dépourvu de contrechamp. Ambigüité du réseau social qui offre à ces marginaux un échange possible avec le dehors tout en donnant une image glaçante de la figure humaine, sans cesse au bord du gouffre. Il en va de même pour les complotistes de RIP in Pieces America de Dominic Gagnon qui, en les montrant exclusivement assis, dans un face à face avec la caméra, sans sortir de leur chambre, renforce la logique paranoïaque de ces angoissantes logorrhées.
Les technologies qui peuplent l’Internet frappent par leur étrangeté, certaines images semblant produire leur propre réalité. C’est le cas dans Il n’y aura plus de nuit de Eléonore Weber où des caméras thermiques, placées dans l’alignement d’armes létales regardent le monde depuis un hélicoptère, où les silhouettes humaines ne sont plus que des fantômes phosphorescents déshumanisés. Cette fois on n’est plus près des visages mais trop loin, et l’effet sur le monde est le même, il se dissout. Et le regard des militaires qui plongent dans ces images censées les aider à décider du tir se dissout lui aussi tant ils voient le monde depuis une machine complètement éloignée de leur expérience commune. D’une façon plus imperceptible, les caméras de surveillance du littoral méditerranéen de La Mer du milieu donnent aussi du monde une image glacée.
Un grand cerveau collectif
À l’instar de Michael Klier réalisant Le Géant (1983) au moyen d’images de surveillance vidéo en y adjoignant des morceaux classiques, Jean-Marc Chapoulie s’amuse en ajoutant à ces plans des sons amplifiés comme le ferait Jacques Tati, donne chair aux images en les contextualisant à travers des récits historiques de la méditerranée ou répond aux questions d’un enfant qui les regarde avec candeur. Il offre la possibilité de la poésie comme rempart à l’observation froide de la machine. Et c’est aussi le cas d’Un archipel de Clément Cogitore dont l’histoire à la Conrad d’un capitaine de sous-marin devenu fou, racontée sur des images incertaines et parcellaires, renvoie autant à l’omerta de la raison d’État (on ne voit rien de tangible) qu’au fond mystérieux du cœur humain.
Cette dimension poétique du monde internet, Guillaume Lillo la tire vers la fiction avec Rémy. Sa poésie à la fois malicieuse et mélancolique tient à ce qu’il fait le récit intime d’un jeune homme solitaire, reclus dans une maison sertie dans la neige, non seulement à partir d’images qui lui sont étrangères mais qui proviennent aussi chacune de contextes différents. Ici le montage est autant récit que collage hétérogène (le film ne ment pas sur son dispositif) et provoque des instants de trouble, quand par exemple surgissent des images nocturnes d’un rapport sexuel aussi intime qu’anonyme. Regarder les images d’internet c’est immanquablement fantasmer.
Cette ambigüité n’est pas immédiatement perceptible dans Fraud de Dean Fleischer-Camp qui à partir de vidéos postées sur Youtube par une famille d’Américains moyens reconstitue l’accumulation des dettes et des fraudes à l’assurance tandis que la famille dépense tout l’argent dans de dispendieuses vacances et des parcs d’attraction. Toutes les images sont vraies mais le récit est faux. À l’ère des fake news, le réalisateur questionne notre crédulité devant une histoire qui paraît parfois énorme mais à laquelle, au fond, on a envie de croire. Pourtant cette fraude laisse planer un malaise persistant même après la découverte de la manipulation. Car cette vie d’amusement permanent et d’infantilisation dresse finalement le portrait lucide et implacable de notre époque.
Ces deux films révèlent ainsi, chacun à leur façon, que l’Internet est un grand cerveau collectif doté d’un inconscient. Un inconscient tapi dans le secret des images pour l’un, un inconscient à livre ouvert pour l’autre. Cet inconscient du monde, du net et des images, Chloé Galibert-Laîné (Watching the Pain of the Others) et Louis Henderson (All that is solid, Black Code) usent au contraire de méthodes d’analyse rationnelles pour le mettre à nu.
À la façon du Godard période Dziga Vertov ou du travail d’Harun Farocki, les deux cinéastes décortiquent les images, zooment dedans, les arrêtent, les retournent, découpent le cadre comme sur une table de dissection. Louis Henderson met en rapport des réalités en apparence dissemblables mais, en vérité, indissociablement liées (le Cloud d’Apple et le travail manuel de travailleurs africains dans All that is solid, la continuation de l’esclavage par d’autres moyens dans Black Code). Chloé Galibert-Laîné part du malaise ressenti lors du visionnage d’un film sur une maladie (peut-être) imaginaire qui se propage via un processus viral dont internet a le secret. Elle s’enfonce dans des couches de plus en plus profondes des images, de ce qu’elles contiennent ou cachent. Force de la démonstration, logique et matérielle, dans un univers propice aux puissances du faux. Cela sans quitter sa chaise car le monde, ce grand cerveau collectif qu’on appelle Internet, est virtuellement infini.
Ce texte est republié avec l’aimable accord du festival Entrevue de Belfort, du 22 au 27 novembre 2022 dont une section de la programmation est consacrée au net found footage.
https://www.festival-entrevues.com/fr/retrospectives/2020/net-found-footage