Zizanies chez Pan Café, Île Saint-Denis, 2021, Photo : Cécile Paris

Les voix de la transmission

Entretien avec l'historienne de l'art et critique Clara Schulmann

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Dans son livre Zizanies (Paraguay Press) paru en 2020, la critique d’art Clara Schulmann laisse dériver un essai sur la voix-off au cinéma vers celles, plus intimes, qui l’habitent au quotidien : la sienne d’abord, mais aussi celles d’autrices de podcasts, de penseuses, d’artistes et d’amies proches. Écrire lui donne l’occasion de s’interroger sur une vibration corporelle tantôt proche ou distante, intérieure ou extérieure, encombrante ou chuchotée, pour en discuter la fragilité, l’émotion, les inflexions ou les hésitations. Plus fondamentalement, la modularité de la voix est ici comprise comme le signe ou le symptôme de la condition des femmes, qu’il s’est agi, durant longtemps, de ne pas entendre. Le livre, conçu comme une suite de fragments, dessine au fil des pages un paysage intellectuel et affectif marqué par le féminisme, tout en faisant affleurer le cheminement personnel de l’autrice. Invitée dans le cadre du cours À qui donne-t-on la parole ? organisé à la HEAD – Genève par Delphine Jeanneret, l’autrice discute ici avec Julie Enckell de la cohabitation des voix sensible et académique, de celle de l’enseignant·e et des étudiant·e·s, de l’écoute et même de l’apprivoisement du silence.

Clara Schulmann à Paris. Photo : Pauline Seckel

 

Julie Enckell : Je n’ai délibérément pas préparé l’entretien, pour voir comment créer spontanément un espace de conversation… Alors que l’on ne se connaît pas. Ton parcours et ton livre Zizanies montrent un bagage théorique et cinématographique très riche, une grande érudition. Y a-t-il eu un moment où un choix s’est opéré, un point de bascule qui a fait que tu as opté pour une rupture avec la sphère académique ?

Clara Schulmann : Mon parcours académique a été assez long, avec des études de philosophie, suivies d’un cursus en cinéma puis d’une thèse terminée en 2011. La première déviation a eu lieu lorsque j’ai été recrutée aux Beaux-Arts de Bordeaux en qualité de théoricienne. Au moment où j’y arrive, en 2012, c’est une école où les théoricien·nes sont absolument impliqué·es dans la pédagogie, bien au-delà de la sphère théorique. On me demande de dispenser quelques cours magistraux assez classiques, mais rapidement le dialogue qui s’engage avec les artistes et ma participation à la vie de l’atelier confrontent mon savoir universitaire aux questions plus personnelles des étudiant·es. La théorie que je suis censée incarner est mise en défaut. Mes outils ne s’avèrent pas toujours suffisants ni adéquats face aux réalités que je rencontre. On me pose des questions auxquelles je ne m’attendais pas. C’est le premier moment où je me dis que je vais devoir adapter mes acquis.

Au fil des collaborations et de différents projets qui me font vivre des expériences nouvelles, j’ai dû lâcher sur les certitudes. Il y a là un premier élément de réponse. La vie personnelle en offre un deuxième, en particulier la façon dont elle est marquée d’aléas qui nous mettent en situation de fragilité. En l’occurrence, dans mon livre, il y a dès les premières pages la mention d’une rupture amoureuse. Il s’agit d’une situation qui n’a rien de singulier. Dans mon cas, elle a eu lieu au moment où j’enseignais à Bordeaux et m’a précipitée dans une petite débâcle qui n’a fait que souligner le besoin de trouver de nouveaux outils. Traversée de doutes et d’incertitudes, j’ai dû renouveler mes bagages – théoriques mais aussi poétiques, littéraires -, engager de nouvelles discussions avec mes amies, ou plus simplement observer différemment les situations que je vivais pour tenter d’élucider les questions un peu inédites qui se posaient à moi.

J.E. : La vie intime fragilise donc une forme d’équipement et appelle alors à une déconstruction, ou tout du moins à l’élaboration d’un nouveau bagage ?

C.S. : Exactement. Je me suis plongée dans les écrits de femmes. Le féminisme est entré dans ma vie au moment de cette crise. J’ai beaucoup remis en question ce fameux savoir académique qui comprenait certes des choses très valables et intéressantes, mais aussi d’immenses lacunes. Il a fallu se remettre au boulot, changer mes perspectives, aborder des ouvrages que je n’avais pas regardés jusque-là, et que l’on ne m’avait pas beaucoup montrés non plus.

Le livre raconte cette mise en chantier. Durant cette période, les lectures, les rencontres, les podcasts que j’écoute commencent à former ce que j’aime appeler un « filet de sécurité », à la construction duquel contribuent les échanges avec les étudiant·es et les projets que l’on développe alors ensemble… Tout cela est très entrelacé, comme en témoigne la forme du livre où se répondent de façon très horizontale les situations d’enseignement et les téléphones avec les copines par exemple. En plus de raconter l’histoire de plusieurs séparations – car cette expérience à Bordeaux, elle aussi, s’interrompt assez brutalement – j’espère surtout raconter comment on se répare, comment on se reconstruit grâce aux voix qui nous entourent.

J.E. : Qu’advient-il alors des voix accumulées lors du parcours académique ? J’imagine qu’elles sont toujours là, mais peut-être mises à distance, relativisées ?

C.S. : Elles sont toujours là bien sûr, mais je mets sérieusement en doute cet enseignement universitaire que j’ai intégré très sagement, sans beaucoup le questionner au moment où je le traversais. Une séparation s’opère là aussi.

Les pensées ont une histoire, une généalogie qu’il faut réussir à dessiner.

J.E. : Cette remise en question du bagage académique, de toutes ces heures passées à apprendre, tombe à un moment où la communauté étudiante adresse une demande très claire de remise en cause des outils traditionnels. Comment cela s’est-il passé à Bordeaux, les étudiant·es ont-ils et elles senti que tu étais en train de « remeubler » ?

C.S. : Sur le moment, je ne suis pas sûre que cela se soit senti dans mon enseignement. Après coup oui assurément, que ce soit au moment d’écrire le livre ou dans l’enseignement que je dispense aux Beaux-Arts de Paris aujourd’hui, les choses ont changé. Mais il faut du temps. Quoi qu’on en dise, lire sérieusement Judith Butler ou Donna Haraway c’est du travail, il n’y a rien d’immédiat. Il y a là quelque chose d’important à transmettre aux étudiant·es ; ils et elles ont raison de nous renvoyer à la nécessité de prodiguer un enseignement d’actualité, mais nous devons être capables de leur transmettre que cette nouvelle pensée, très contemporaine, prend elle aussi du temps à être digérée. Les pensées ont une histoire, une généalogie qu’il faut réussir à dessiner.

J.E. : Tu écris que le contexte de l’enseignement en école d’art a encouragé cette prise de liberté par rapport aux formats du savoir. C’est intéressant de voir que ça va dans les deux sens. Tu convoques des extraits de dialogues de film autant que des conversations privées – qui ont en commun de représenter une voix. Il y a quelques années encore, cette intégration de formats pluriels n’aurait tout simplement pas été envisageable dans la sphère académique, même s’il y avait déjà eu les nouvelles technologies.

C.S. : Non, en effet. Cette expérience d’enseignement, la fréquentation des artistes et la lecture de leurs écrits ont beaucoup contribué à la construction du livre. Au moment de son écriture, je lisais aussi Maggie Nelson et Deborah Levy; une tradition donc plus littéraire, clairement anglo-saxonne, moins facile à dénicher en France, est venue croiser mes recherches, créant un métissage dans mes références, entre essai à la première personne et parole d’artistes.

J.E. : Il n’y a pas que des références contemporaines. Il y a aussi Georges Eliot par exemple.

C.S. : C’est vrai, c’était important pour moi de faire figurer les références avec lesquelles je chemine depuis longtemps.

J.E. : Tu parles beaucoup des accrocs de la voix, des doutes qui peuvent l’interrompre, également dans les moments d’enseignement. Les fragments dont est composé le livre m’ont donné l’impression d’une envie de ne pas être en surplomb, mais aussi de maîtriser totalement le contenu de la narration faite par petites touches.

C.S. : Le choix du format est quasi inhérent à la difficulté de maintenir un fil continu dans une vie sans cesse interrompue, arrêtée par un appel ou un train à prendre. J’ai voulu garder cette dimension-là. La forme fragmentaire vient surtout dire la réalité d’un travail d’écriture difficile à mener parmi tant d’autres activités nécessaires à la survie économique, sans parler des tâches du quotidien qui viennent constamment le déranger. C’était aussi une façon d’ouvrir la porte à une zone qui rend visibles les hésitations, les ratages. Tout ce que l’oralité met à jour : on est souvent loin du compte, on se trompe, notre langue fourche, on dit un mot pour un autre. J’ai voulu laisser une place à ça, en faire une hypothèse de travail.

Bizarrement, écrire sur la voix m’a poussée en tant qu’enseignante à moins en faire usage, à laisser advenir une parole qui n’est pas la mienne.

J.E. : C’est aussi une manière de montrer la réalité d’une femme qui écrit et qui est habituée à ces interruptions et la violence que cela soulève de vouloir faire autrement.

C.S. : Beaucoup d’objectifs et de méthodologies ne correspondent tout simplement plus à la façon dont on vit aujourd’hui. Il y a l’idée dans le livre de vouloir faire des faiblesses des forces. De renverser un peu la vapeur.

J.E. : As-tu également trouvé de nouveaux outils pour les situations d’enseignement lors desquelles des étudiant·es hésitent à parler ou ne prennent tout simplement pas la parole ?

C.S. : Je n’en suis pas sûre, peut-être ai-je simplement appris à me taire. Bizarrement, écrire sur la voix m’a poussée en tant qu’enseignante à moins en faire usage, à laisser advenir une parole qui n’est pas la mienne. C’est aussi quelque chose qui prend beaucoup de temps : développer la qualité d’écoute, faire que la confiance s’installe, que l’envie d’échanger naisse. La question n’est plus tant celle du contenu, du savoir, mais des conditions dans lesquelles celui-ci peut être partagé. Ce n’est pas facile de trouver sa voix face à des enseignant·es qui souvent impressionnent. Je réfléchis en ce moment à comment faire un pas de retrait.

J.E. : Demander aux auditeur·rices de prendre la parole fait souvent apparaître les inégalités.

C.S. : C’est certain. En même temps, une partie du contrat consiste à trouver les conditions d’une parole que l’on doit pouvoir faire circuler. Et puis il faut aussi trouver des manières de valider le temps passé ensemble, les savoirs échangés – et ça n’est pas simple. Mais ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut plus la mettre en place, cette validation, en tentant d’actionner une masse qu’on aura préalablement rendue silencieuse. Il faut savoir être attentif·ve aux conditions dans lesquelles on se rencontre. C’est long, et il y a beaucoup de ratages sur le chemin. Étudiante, j’ai adoré beaucoup de mes profs, mais il n’y a quasiment aucun type d’enseignement que je voudrais reproduire aujourd’hui. Il y a tout un outillage à réinventer.

Il faut entendre comment ces économies, ces écologies presque, se déploient et nous poussent à réfléchir ne serait-ce qu’à notre position dans l’espace : où s’asseyent l’enseignant·e et les étudiant·es, comment circulent aussi bien la parole que les regards ?

J.E. : Il reste cette possibilité, comme tu l’as fait, étant donné que l’on a désormais cet accès très immédiat au savoir, de se constituer une famille, des repères. Chez les étudiant·es, on observe beaucoup ce désir d’appropriation du contenu.

C.S. : Exactement, ce n’est pas gagné. En tout cas, cela nous pousse à réinventer nos formats. Dans les moments plus informels – entre deux portes, le long d’un couloir, en allant prendre le bus – il peut se passer davantage de choses en matière d’échange et de sincérité que lors du cours. Il faut entendre comment ces économies, ces écologies presque, car il y a quelque chose d’organique, se déploient et nous poussent à réfléchir ne serait-ce qu’à notre position dans l’espace : où s’asseyent l’enseignant·e et les étudiant·es, comment circulent aussi bien la parole que les regards ? C’est la question un peu impalpable de l’atmosphère.

J.E. : Si l’on revient au livre, celui-ci montre bien comment on peut remeubler à partir d’une base, non seulement avec d’autres contenus mais aussi par un mouvement divergent, plus en contact avec une part d’intimité ou de désir.

C.S. : Oui, il faut mettre en partage. On ne peut pas d’un côté demander de partager et de l’autre ne rien mettre sur la table.

J.E. : Comment cela s’articule-t-il dans ta façon d’aborder tes projets futurs ou tes objets de recherche ?

C.S. : C’est la grande question du moment. J’ai été modifiée par l’écriture de ce livre. Je ne connais pas mes coordonnées exactes, actuelles, mais j’ai envie de continuer mon chemin. C’est bien comme ça.

J.E. : Tu as changé d’approche épistémologique.

C.S. : Oui, en posant cette exigence qu’il faut toujours que cela nous serve, par exemple pour répondre à l’urgence de la pensée, de l’action, des échanges ou du partage. Cela n’empêche pas une forme de rêverie, mais il faut que l’on puisse en faire quelque chose.

J.E. : Est-ce par le « je »  que l’on peut en faire quelque chose ?

C.S. : Je n’en suis pas sûre. Ça a été mon trajet. Grâce à ce « je » j’ai surtout eu l’impression de gagner du temps, d’aller plus vite, et surtout de tourner le dos à ce que l’on m’avait appris à faire. Mais ça n’est absolument pas un passage obligé. Pour un·e étudiant·e en école d’art qui est peut-être davantage habituée à évoquer sa propre histoire, l’arrivée dans le « je » se fait plus simplement..

J.E. : Qu’est-ce que cette transition apporte dans la transmission du savoir ? Qu’est-ce qu’elle génère ? Peut-on dire qu’il s’agit d’une revalorisation de nous-mêmes aussi, davantage liée au corps ?

C.S. : Absolument, c’est toute l’idée de ma réflexion autour de la voix ; faire arriver le corps à un endroit où il n’avait jamais été question pour moi qu’il se retrouve. Les états de la voix – la fatigue, l’irritation – parlent avant tout du corps. L’outil de la voix me permettait de nouer le corps et l’esprit, pour aller vite, le plus efficacement possible, chose que je n’avais jamais pensée jusque-là, que j’avais évacuée tout le long de mes études et qui a resurgi au moment d’enseigner, avec mes propres états de fatigue, mes difficultés, mes problèmes de dos, etc. Il y avait là une dimension que j’avais laissée sous le tapis et que les voix rendaient soudainement presque palpable.