Les Lessiveuses, film de Yamina Zoutat, 2010

Les voix tues du film de la justice

Entretien avec la cinéaste et chroniqueuse judiciaire Yamina Zoutat

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Lors d’une séance du cours « À qui donne-t-on la parole ? », la salle s’est transformée en salle d’audience le temps de l’intervention de Yamina Zoutat, cinéaste et chroniqueuse judiciaire suisse venue échanger avec les étudiant·e·x·s autour des questions de représentation de la justice au cinéma. D’abord chroniqueuse judiciaire pour une grande chaîne de télévision française, elle a commencé à penser le cinéma sur les bancs des tribunaux qu’elle considère sa véritable école de cinéma. En déconstruisant la mise en scène de la justice et de ses codes, son cinéma porte un regard critique et invente une autre manière d’appréhender la justice. Par un langage cinématographique libre et personnel, empreint de son expérience, elle restitue les histoires de ceux et celles qui se trouvent à la périphérie de la machine judiciaire. Rencontre.

Alice Riva : Avant d’arriver au cinéma vous avez eu carrière en tant que chroniqueuse judiciaire. Tous vos films sont nourris par cette expérience et par la nécessité de porter un autre regard sur la justice. Comment vous êtes-vous emparée de la question de la justice et de sa représentation au cinéma ?

Yamina Zoutat : Je pense que la question que je promène d’un film à l’autre, c’est justement celle de la représentation de la justice et tout particulièrement du procès. Le procès, c’est une affaire de cinéma depuis ses débuts, pas une génération de cinéastes qui ne se soit emparée de l’image du procès. Par exemple, Georges Méliès, avait mis en scène une série judiciaire ! Il a porté à l’écran l’affaire Dreyfus, qui a été la grande affaire judiciaire française du XIXᵉ siècle. Avant-gardiste comme il l’était, il a fait une série avant l’heure. Elle était faite de petits épisodes qu’on trouve pour partie sur Internet. La représentation de la justice est née avec le cinéma et ce n’est pas étonnant parce que la justice c’est une école de cinéma. J’y ai tout appris. La cour d’assises, c’est-à-dire l’enceinte de la justice qui juge les crimes, a été mon école de cinéma et c’est là que j’ai appris à regarder, tout simplement. Regarder le spectacle de la justice. Parce que la justice est une mise en scène, une scénographie avec son estrade, les juges. Chacun·e a une place bien précise : les témoins, l’accusé·e… chacun·e est situé à un certain endroit.

Nous, chroniqueurs·ses judiciaires, nous passons notre journée à observer les corps, les visages, les gestes, les mouvements, les déplacements dans l’espace de tout ce petit monde et à écouter. Parce qu’évidemment,  le procès est une mise en scène, pas seulement d’un espace, d’un décor mais aussi de la parole, c’est le lieu de la parole. Tout est très ritualisé, on ne parle pas à n’importe quel moment, il y a des dialogues, des monologues, des interrogatoires, mais c’est du cinéma en permanence. Ce n’est pas étonnant que les cinéastes, se soient emparés de la justice. Méliès, mais aussi Hitchcock bien sûr, et hors du monde occidental, Kiarostami par exemple. Pour moi, Close up de Kiarostami est le plus beau film de justice, on y trouve la plus belle scène de tribunal, d’ailleurs un tribunal réel. Et donc moi, petite chroniqueuse de télévision, j’ai eu l’intuition de ce cinéma en direct, sans trop bien savoir ce qui se jouait sous mes yeux.

Chaque affaire judiciaire fourmille de détails totalement incongrus, étonnants, qui défient l’imagination.

A.R. : Comment êtes-vous passée de la télévision au cinéma ?

Y.Z. : J’ai commencé à fréquenter les tribunaux très jeune autour de vingt ans. Quand j’ai quitté la Suisse pour aller vivre à Paris, j’ai commencé à suivre des procès pour l’intérêt de contenus qu’ils m’apportaient. Et c’est petit à petit que j’ai perçu cette dimension cinématographique. Au-delà d’apprendre à regarder et à écouter, on apprend comment se raconte une histoire. Dans chaque affaire judiciaire, il y a toujours un scénario absolument hors norme qu’aucun scénariste ne pourrait inventer parce qu’il fourmille de détails totalement incongrus, étonnants, qui défient l’imagination. Et c’est le réel, pour le coup, qui est plus fort que tout et qui donne des scénarios absolument inouïs.

A.R. : Dans vos films vous vous intéressez à des personnes qui n’ont pas souvent la parole dans l’enceinte de la justice. Je pense aux mères des détenus que l’on rencontre dans votre film Les Lessiveuses ou des petites mains du Palais de Justice de Paris dans Retour au Palais. Comment vous y prenez-vous pour rencontrer ces personnes et leur donner la parole ?  

Y.Z. : J’aimerais parler d’un moment précis de tout procès criminel: lorsque la mère de l’accusé est appelée à témoigner pour son fils accusé d’un crime. Souvent, la mère est citée comme témoin par la défense mais contrairement aux autres témoins, on ne lui demande pas de prêter serment. C’est en regardant une mère se lever pour aller témoigner que je me suis rendue compte qu’on ne lui demandait pas de dire la vérité (c’est le cas également pour les autres membres d’une famille appelés à témoigner mais c’est souvent la mère qui se présente). C’est une chose que personne ne questionnait. Pourquoi on ne lui dit pas de lever la main et de dire « je jure de dire la vérité » alors qu’on le demande aux autres témoins ? Tout est toujours très solennel et systématique. Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que la mère, d’une façon ou d’une autre, va mentir et qu’on veut la protéger du faux témoignage ? Est-ce que de toute façon, on ne tiendra pas compte de sa parole de mère ? C’était une parole qui n’avait pas le même statut que les autres et ça me bouleversait. Je me demandais pourquoi elle n’avait pas le même crédit que les autres ? Je trouvais ça presque révoltant.

Ce moment précis de questionnement m’a donné pour la première fois le désir de transformer l’expérience vécue d’un procès en film de cinéma, donnant lieu à mon projet Les Lessiveuses. Ce point de départ était très viscéral parce que j’étais enceinte et que je sentais que j’allais quitter la justice. J’ai basculé dans le cinéma avec mon fils dans mon ventre et avec ce projet de Les Lessiveuses qui interroge la parole qu’on considère comme n’ayant pas de valeur. Une parole que l’on ne me demandait jamais de restituer quand je travaillais pour le journal télévisé, comme si tout ce qui comptait, c’était l’effet, le crime, les explications du crime. Je pense, au contraire, qu’elle en a une et que tout mon combat de cinéaste repose sur la tentative de donner la possibilité d’entendre, de faire entendre et résonner ces paroles qu’on néglige. De mon point de vue, elles sont riches d’humanité, elles nous renseignent sur notre humanité, c’est la matrice de tout mon travail.

Les Lessiveuses de Yamina Zoutat (2010)

 

A.R. : Lors de votre intervention dans le cours « À qui donne-t-on la parole ? » vous êtes souvent revenue sur le mot expérience. Comment résonne-t-il dans votre travail de cinéaste ? 

Y.Z. : Quand j’entends le mot expérience, j’entends le mot vécu. En fait, la cour d’assises a été mon lieu de vie pendant un peu plus de dix ans, comme si je l’habitais. C’est un lieu où l’on habite jour et nuit, parce que parfois, on attend les verdicts jusqu’à deux ou trois heures du matin. D’ailleurs j’ai filmé le palais de justice pour Retour au Palais comme si c’était ma maison. Quand j’entends le mot « expérience », j’entends, « vécu, vivre, vie » et donc j’essaie de traduire en film, en cinéma, ce que j’ai vécu dans cet endroit qui est unique et qui est d’une densité absolument extraordinaire.

A.R. : Comme vous nous l’avez rappelé lors du cours, les procès ne sont pas filmés, sauf dans des cas exceptionnels. Les images que nous nous faisons des procès sont donc principalement liées à ce que nous pouvons voir dans les journaux télévisés ou dans les séries et films de fiction. Comment cette interdiction de filmer dans les salles d’audience nourrit-elle votre pratique ?

Y.Z. : En France, la loi interdit, contrairement aux États-Unis, le tournage des procès pour les médias. Seuls les très grands procès à caractère historique sont filmés pour les archives de la justice. On y trouve, par exemple, les procès pour crimes contre l’humanité. Klaus Barbie a été le premier à être jugé à Lyon pour crimes contre l’humanité, puis il y a eu Paul Touvier et Maurice Papon. Leurs procès ont été filmés mais ils n’ont pas été diffusés dans les journaux télévisés. Cependant, longtemps après, les cinéastes ont pu s’emparer des images, les utiliser pour des films. Personnellement, ce qui m’intéresse davantage, c’est le trou noir, c’est-à-dire quand l’image n’existe pas. Parce qu’en vérité, je trouve que ces archives ne rendent pas compte de l’expérience du procès in situ mais sont une restitution plate de l’audience. Il s’agit d’images faites pour les archives à partir de caméras fixes et de plans larges sans opérateur circulant dans la salle. J’ai toujours ressenti un léger malaise face à ces archives qui délaissent la part intime du procès. Par ailleurs, nous ne vivons pas le même procès selon la place que nous occupons dans la salle. Ce qui m’intéresse, c’est l’intériorité de cette expérience et de trouver des images qui, peut-être, n’ont aucun rapport avec la justice ou le tribunal, mais qui vont représenter le procès.

Retour au Palais de Yamina Zoutat (2017)

 

A.R. : Comment travaillez-vous vos mises en scène, vos choix esthétiques pour parvenir à restituer une expérience du procès et participer à créer d’autres imaginaires liés à l’univers de la justice ?

Y.Z. : Je reviens sur Les Lessiveuses, où par exemple je restitue le lien entre une mère et son fils, condamné à une longue peine de prison par des scènes de lessive et de repassage avec le fer brûlant. J’ai la sensation de restituer la réalité d’un procès, alors que ce sont des images qui n’ont rien à voir. Le hublot de la machine tel un ventre qui tourne, qui met le linge en vrac, le retourne, me donne l’impression de représenter la justice à l’œuvre. Le cinéma permet de traduire de manière métaphorique, de façon à la fois très sérieuse et totalement fantasques la réalité, l’expérience du procès, avec une liberté absolue grâce au son et à l’image.

C’est notre affaire, parce que la justice est tout de même la photographie de notre système, d’une société, d’un pays, d’une ville.

A.R. : Vous nous avez rappelé lors du cours que les procès sont publics – c’est quelque chose que l’on ne sait pas forcément, et vous avez encouragé les étudiant·e·x·s à en faire l’expérience…  

Y.Z. : Tout à fait, c’est important de rappeler que les procès sont publics. C’est l’une de ses premières qualités et l’une de ses principales caractéristiques, c’est-à-dire que le procès est l’affaire de tou·tes. En fait, comme citoyen·ne, on devrait tou·tes, à un moment donné, se dire : je vais pousser la porte du tribunal. Rien n’est fait pour nous y inviter parce que les bâtiments sont très austères. Souvent, il y a des grilles, des grandes portes, c’est très fermé. La justice est un univers à part qui cultive justement ce côté séparé du monde. Mais je pense que c’est vraiment à chacun·e de se rappeler que c’est notre affaire, parce que la justice est tout de même la photographie de notre système, d’une société, d’un pays, d’une ville. Où que j’aille, j’apprécie de savoir où se trouve le palais de justice. De cet endroit, de cet intérieur-là, on devine toute la ville, toute la société.

A.R. : En ce moment vous travaillez sur un film qui se compose autour de l’affaire du sang contaminé en France dans les années 1980 et 1990 à la suite d’infections par transfusion sanguine. Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à cette affaire parmi toutes celles que vous avez suivies ? 

Y.Z. : Il s’agit avant tout d’une affaire marquante. Mais puisque nous avons évoqué la question de la représentation du procès, j’ajouterais parce que ce procès-là, n’a pas été filmé pour les archives de la justice, et qu’il y a donc un manque. Il y a un manque d’images et un manque de récit. C’est un procès à part, qui a été tenu par une cour spéciale et qui aujourd’hui est complètement oublié parce que, justement, il n’en reste pas de traces filmées ni écrites dans son intégralité.

Ce n’est pas qu’il reste « rien », il reste des traces dans nos cahiers de chroniqueur·euses, par exemple. Chacun·e prend des notes à sa façon. En ce qui me concerne, je prenais des notes pour restituer à l’antenne les avancées quotidiennes du procès. Les avocat·es prennent des notes en fonction de leurs futures plaidoiries. Du procès du sang contaminé, il ne reste donc que nos mémoires individuelles, sous formes de notes et souvenirs. C’est une affaire qui bascule dans une forme d’oubli, alors qu’elle résonne très fort avec ce qu’on vit aujourd’hui : tout ce qui est de l’ordre de la contamination, du virus et de tous les mécanismes politiques, économiques, scientifiques.

Mais il y a beaucoup d’autres résonances et je ne pense pas qu’une vie entière – la mienne – ne suffirait à restituer toute la richesse de l’expérience que j’ai récoltée sur une dizaine d’années. On pourrait transformer chaque procès en film, d’une façon presque infinie. Chaque procès est intéressant, y compris parfois des procès avec des crimes, des histoires plus individuelles, dans l’intimité des familles… Et puis il y a des histoires beaucoup plus politiques. Je continue à pratiquer la chronique judiciaire, qui reste ma discipline de base. Je la pratique comme un danseur qui, tous les jours, va refaire ces mêmes gestes pour rester aiguisé. Moi, j’ai besoin de retourner régulièrement dans les palais de justice et en ce moment, ce qui m’occupe beaucoup, ce sont les procès d’attentats. C’est un format de justice qui m’interroge beaucoup, avec à nouveau des cours spéciales, sans jurés populaires, et uniquement des magistrats professionnels. Cette formule pose beaucoup de questions.