Lauren Huret, Les larmes blanches, vidéo, 2019

Performative images

Lauren Huret interviews Manos Tsakiris

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Lauren Huret : J’ai récemment découvert vos recherches sur la façon dont nous réagissons aux images violentes et sur les processus cognitifs qui s’opèrent quand nous en voyons. Pouvez-vous nous en dire davantage sur vos conclusions là-dessus ?

Manos Tsakiris : En 2016, j’ai commencé à développer au Warburg Institute, avec des fonds de la NOMIS Fondation, un projet qui couvre plusieurs domaines d’études. Le Warburg Institute, inspiré de la vision interdisciplinaire et unique d’Aby Warburg sur l’histoire des images, est le premier du genre pour les recherches sur l’histoire culturelle et le rôle des images dans la culture. Le projet « Body & Image in Arts & Sciences » (BIAS) est quant à lui un programme de recherche interdisciplinaire innovant qui associe neurosciences cognitives, psychologie, sciences humaines et art pour analyser le pouvoir performatif des images. Les images, sous leurs formes les plus diverses (des peintures et icônes jusqu’aux photographies et même au-delà), ont toujours été de puissants agents culturels. Leur pouvoir performatif a été largement traité à travers les disciplines, que ce soit l’histoire de l’art1 et celle des émotions2 ou la sociologie des médias3 et, plus récemment, les sciences politiques4. Les images, et en particulier les photographies, n’agissent pas comme les mots puisqu’elles sont censées être les témoins véridiques de la réalité. Sans compter que l’avènement du photojournalisme a doté les photographies d’un pouvoir politique substantiel en raison de leur capacité à cadrer la réalité, au moyen de l’objectif, et à déterminer quels sujets sont rendus visibles ou non, et comment. De nos jours, le pouvoir des images est encore plus net du fait de leur propagation instantanée sur les médias numériques globalisés. De plus, la « démocratisation » du photojournalisme a ouvert un accès sans précédent aux évènements sociaux, politiques et culturels ainsi qu’à nos vies privées. Nous vivons donc une ère de politique globale de l’image où les représentations visuelles peuvent devenir elles-mêmes une force politique.

Le début du projet BIAS a coïncidé avec des évènements sociaux et politiques majeurs en Europe et aux États-Unis, si bien qu’inévitablement le projet a pris une direction plus politique en se concentrant sur le rôle de l’embodiment afin de mieux comprendre la politique de l’image.

Pour vous donner un exemple des questions qui se posent au BIAS, nous avons récemment achevé une longue série d’études analysant les effets des représentations visuelles dans les médias de certains groupes sociaux (p. ex. les réfugiés) sur les attitudes (p. ex. la déshumanisation) et sur les comportements politiques (p. ex. les choix de certains responsables politiques et l’adoption de mesures favorables aux réfugiés).

Nous savons que les images emblématiques ont un capital politique considérable qui peut se traduire en action concrète. Ainsi la diffusion le 3 septembre 2015 des images du petit Aylan retrouvé mort a poussé la communauté européenne à revoir sa politique migratoire et multiplié par dix le nombre de donateurs mensuels à la Croix-Rouge suédoise5. La psychologie sociale a décrit dans le détail l’« effet de victime identifiable » et combien sa visualisation peut susciter de l’empathie et inciter à des actions sociales et caritatives6. Mais ces images du photojournalisme sont-elles celles que nous voyons le plus souvent dans les médias ?

Les clichés emblématiques de victimes identifiables sont l’exception plutôt que la règle. Dans le contexte de la crise migratoire, les récentes analyses menées par des spécialistes de la culture et des médias7 rapportent que la majorité des images d’actualité véhiculées par les médias occidentaux (plus de 66 % dans certains cas) montrent les réfugiés en groupes anonymes et sans visage. Les sciences sociales et humaines ont avancé l’hypothèse que cadrage visuel particulier induit la déshumanisation des réfugiés et des exogroupes en général8.

Si les effets de la représentation visuelle d’un seul individu – par opposition aux groupes plus vastes – sur les dons aux œuvres caritatives sont bien connus9, les façons dont opère le cadrage visuel dominant ainsi que l’impact potentiellement négatif qu’il peut avoir soulèvent beaucoup moins d’intérêt. Nous avons donc entrepris de creuser cette question, pour la première fois de façon empirique, en évaluant dans quelle mesure l’exposition à différents cadrages (p. ex. les réfugiés représentés en groupes, grands ou petits, sur la terre ferme ou en pleine mer) peut conduire à une déshumanisation plus ou moins implicite des exogroupes représentés, et, le cas échéant, quelles en sont les conséquences politiques10.

Sept études ont montré que l’exposition à des images de groupes importants de migrants, en particulier lorsqu’ils sont représentés en pleine mer plutôt que sur la terre ferme, entraîne une déshumanisation implicite plus importante, comparé à l’exposition à des images figurant des groupes restreints. Et surtout, après avoir vu des images de grands groupes, les participants étaient moins disposés à soutenir la cause des réfugiés et ont eu plutôt tendance à préférer un responsable politique plus dominant et moins fiable, ce qui met bien en évidence les conséquences politiques d’une telle exposition visuelle. Il est intéressant de noter que tous les participants ont fait part d’un désarroi similaire devant les images de grands ou de petits groupes de réfugiés, alors que l’effet déshumanisant était spécifique aux images de grands groupes.

Nous savons qu’il n’existe pas de moyens neutres pour représenter visuellement les êtres humains. Le médium lui-même ne permet pas cette neutralité, ni les photographes, éditeurs ou spectateurs. Cependant, dans la mesure où ces cadrages spécifiques, tels que ceux que nous étudions ici, prédominent désormais, et étant donné les effets que nous évoquons, le choix de ce qui est à rendre visible, et du comment, devrait être envisagé aussi dans les conséquences qu’il a sur notre relation aux autres et nos systèmes politiques.

Lauren Huret, collage préparatoire pour Les Larmes blanches, 2019

 

Pour rebondir sur votre expression « le pouvoir performatif des images », peut-on avancer qu’une image violente soi-disant tirée de la « réalité » nous touche plus qu’une image fictionnelle ou fabriquée ?

La photographie sert d’intermédiaire entre nous et le monde, en particulier dans une époque où la culture se nourrit d’images de manière complètement inédite. Les réseaux et autres médias sociaux, les « faits alternatifs », les débats sur la post-vérité et les fake news nous mettent au défi de distinguer entre ce qui est réel et ce qui est fabriqué. Les images du photojournalisme suscitent un large éventail de réactions et de comportements, allant de l’indifférence ou la passivité à des changements concrets et mesurables, en termes de dons caritatifs, et en même temps le débat sur les effets des images, à savoir insensibilité et passivité ou capacité à l’empathie, est au cœur des préoccupations dans les sciences humaines. Au-delà, et probablement avant nos jugements cognitifs sur le matériau visuel auquel nous sommes exposés, nous réagissons et nous nous identifions aux images de manière viscérale et incarnée. Les avancées en matière de psychologie et de neurosciences sociales ont souligné le rôle que de tels mécanismes d’incarnation jouent dans la formation de nos processus cognitifs.

Afin de comprendre comment nos réactions viscérales, en tant que fondement de nos sentiments subjectifs, peuvent influencer notre relation et notre réponse à la véracité de certaines images rebutantes de photojournalisme, nous avons conçu et mis en œuvre une série d’expériences en ligne et en laboratoire. Les participants étaient informés en amont que nous ne mesurerions que leurs réactions psychologiques et émotionnelles face à des images parues dans les médias. À l’issue de la première session seulement, nous les avons prévenus qu’ils allaient revoir ces mêmes images et devraient cette fois juger si chacune d’elles est réelle (p. ex., des photos documentaires prises au cours d’un événement de la vie réelle) ou fausse (p. ex. des photos mises en scène ou retouchées). Nous avons pu ainsi déterminer si les niveaux d’éveil physiologique et affectif permettaient de présumer leur appréciation de la véracité. En général, un stimulus plus intense et une accélération du rythme cardiaque face à une image donnée pendant la première session laissaient prédire que le participant jugerait telle image « réelle ». En outre, ce lien étroit entre éveil et appréciation de la véracité était plus prononcé parmi les participants les plus âgés (ou « immigrants du numérique ») que chez les plus jeunes (ou « enfants du numérique »). Les jeunes participants avaient plutôt tendance à juger les images « réelles » mais présentaient dans le même temps un éveil moindre. L’ensemble de ces résultats soulignent le rôle crucial de notre état physiologique dans notre rapport aux images, au-delà de nos processus cognitifs. « Feeling in seeing » (voir et sentir) relève d’un signal fort qui détermine, du moins en partie, nos convictions sur la culture alimentée par les images.

Je me demande si nous sommes préparés à absorber autant d’images que nous le faisons aujourd’hui. J’ai le sentiment qu’il est impossible de savoir à quel point toute cette quantité d’images que nous voyons nous affecte vraiment. Qu’en pensez-vous ?

Votre question appelle plusieurs lectures, du moins d’un point de vue psychologique et/ou neuroscientifique. Un niveau touche aux mécanismes neuraux et aux fonctions cérébrales/mentales : votre question suppose peut-être que nos cerveaux ne sont pas faits pour traiter autant d’informations. Or je dirais que ce n’est sans doute pas si important. Désormais nous faisons face à des pressions de sélection bien différentes que celles d’il y a des centaines de milliers d’années, et pourtant le cerveau s’adapte bien à tout ce qui émerge culturellement et technologiquement, car plusieurs de nos gadgets cognitifs relèvent du domaine général ; c’est donc la culture qui les façonne. À un autre niveau, la question relèverait davantage des sciences humaines : quels sont les effets historiques, politiques et sociaux de cette prolifération d’images ? Les images ont toujours eu un autre pouvoir que celui des mots ; elles ont peut-être toujours eu une teneur émotionnelle plus forte. L’histoire de l’art a beaucoup écrit sur ce sujet11, mais si l’on se concentre sur la photographie et les nouvelles images en particulier, il faut alors s’intéresser à Sur la photographie de Susan Sontag12 qui a marqué le début d’un long débat sur la théorie de la photographie (ou de la souffrance et la supposée apathie qui en résulte chez le public occidental), mais aussi à des considérations plus récentes à propos de la fatigue compassionnelle. Sous sa forme la plus élémentaire, la « fatigue compassionnelle » est une réponse à un trop de choses horribles ou tragiques, vues ou lues pendant trop longtemps. Chez certains, la surexposition à des images de souffrance provoque insensibilité et indifférence. Reste à savoir si la fatigue compassionnelle reflète un manque d’attention envers autrui, ou bien si la situation émotionnelle dépeinte ou racontée devient insupportable car ceux qui en sont témoins ne se sentent plus en mesure de faire une distinction significative avec la souffrance décrite. C’est ce qu’on appelle le bystander effect (ou « effet spectateur »), selon lequel les gens pensent ne rien pouvoir faire. Une autre conséquence potentielle de la fatigue compassionnelle, c’est l’« effet boomerang », selon lequel l’exposition à la souffrance humaine provoque le contraire de ce à quoi on s’attendait : les gens se sentent coupables de la souffrance humaine à laquelle on leur a demandé d’assister, ce qui réveille alors en eux l’indignation. Quoi qu’il en soit, si la fatigue compassionnelle est une expression clé quand on s’intéresse à la réponse des individus face aux crises humanitaires, elle est peut-être devenue une notion un peu fourre-tout qui a perdu de son pouvoir explicatif. Si tel est le cas, elle n’explique pas, en soi, les effets de la photographie montrant la souffrance. Notre rapport aux images et à leurs capacités sociétales et politiques est plus complexe et subtil, puisqu’il semble largement dépendre de la façon dont nous et notre souffrance sommes visuellement cadrés – comme le suggèrent nos recherches sur le cadrage visuel des réfugiés.

Les images nous affectent parce que leur pouvoir est lié à la manière dont elles exploitent nos mécanismes neurophysiologiques les plus fondamentaux de l’affect et de l’émotion, parce qu’elles entretiennent une relation unique à la « réalité », comme si elles dépeignaient la réalité (c’est bien l’illusion que nous avons), et aussi par les différentes manières dont elles sont culturellement produites, diffusées et vécues.

Y a-t-il eu, à votre connaissance, des recherches récentes sur Internet et la prolifération de ce qu’on appelle les contenus générés par les utilisateurs ? Des recherches qui s’intéresseraient à la façon dont nous faisons face psychologiquement à la vue et au traitement de tant d’informations visuelles ?

C’est une question intéressante mais à laquelle il est difficile de répondre de manière concluante, dans la mesure où l’étude idéale serait celle que l’on aurait pu faire il y a quarante ans, et que l’on aurait répétée aujourd’hui afin d’être en mesure de comparer les résultats pour savoir comment les gens géraient l’information visuelle à une époque où elle se faisait plus rare, et comment ils la gèrent à présent, alors que les représentations visuelles abondent de toutes parts. Pour autant que je sache, aucune étude n’a été menée sur cette question jusqu’à maintenant.

Cette interview a été publiée originellement dans le livre Praying for my haters, Lauren Huret, édition du Centre culturel suisse Paris, 2019

 

Notes

  1. David Freedberg, Le pouvoir des images, Gérard Monfort Éditeur, 1998
  2. Jan Plamper, The History of Emotions, An Introduction, Oxford University Press, 2017
  3. Barbie Zelizer, About to Die, Oxford University Press, 2010 ; Lilie Chouliaraki, The Ironic Spectator, Solidarity in the Age of Post-Humanitarianism, Polity Press, 2012
  4. Roland Bleiker, Visual Global Politics, Routledge, New York, 2018
  5. Paul Slovic, Daniel Västfjäll, Arvid Erlandsson, R. Gregory, « Iconic photographs and the ebb and flow of empathic response to humanitarian disasters », Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 2017, 114, p. 640-644
  6. Seyoung Lee, Thomas Feeley, « The identifiable victim effect : a meta-analytic review », Social Influence, 2016, 11, p. 199-215
  7. Judith Butler, « Frames of War », Text, 2010, 96 ; Roland Bleiker, David Campbell, Emma Hutchison, Xzarina Nicholson, « The visual dehumanisation of refugees », Australian Journal of Political Science, 2013, 48, p. 398-416 ; Annabelle Cathryn Wilmott, « The Politics of Photography : Visual Depictions of Syrian Refugees in U.K. Online Media », Visual Communication Quarterly, 2017, 24, p. 67-82 ; Xu Zhang, Lea Hellmueller, « Visual framing of the European refugee crisis », in Der Spiegel and CNN International : Global journalism in news photographs, International Communication Gazette, 2017, 79, p. 483-510 ; Athanasia Batziou, « Framing “Otherness” in press photographs : The case of immigrants in Greece and Spain », Journal of Media Practice, 2011, 12, p. 41-60
  8. Bleiker, Campbell, Hutchison, Nicholson, 1996
  9. Hanna Zagefka, Masi Noor, Rupert Brown, Georgina Randsley de Moura, Tim Hopthrow, « Donating to disaster victims : Responses to natural and humanly caused events », European Journal of Social Psychology, 2011, 41, p. 353-363
  10. Nick Haslam, Steve Loughnan, « Dehumanization and Infrahumanization », Annual Review of Psychology, 2014, 65, p. 399-423
  11. Freedberg, 1991
  12. Susan Sontag, Sur la photographie, Christian Bourgois Éditeur, 2008