Poétiques du tour du monde : une réflexion sur les pas d’Orelsan

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« La Terre est ronde » est un b.a.-ba géographique. À l’exception de certains « platistes » incorrigibles, autant dire que personne n’en doute. Pourtant, le rappeur et compositeur Orelsan reprend cette affirmation dans une chanson de 2011 qui lui vaut un grand succès, et notamment d’être lauréat aux Victoires de la musique l’année suivante. Seulement, le jeune Normand, de son vrai nom Aurélien Cotentin, ne se contente pas d’un commentaire géographique sur la rotondité de la Terre. Il nous livre une véritable réflexion philosophique de cette donnée factuelle, éprouvée de façon personnelle : « Au fond, j’crois qu’la Terre est ronde / Pour une seule bonne raison / Après avoir fait l’tour du monde / Tout c’qu’on veut, c’est être à la maison. » La chanson d’Orelsan constitue un excellent support pour une géographie simultanément « enchantée » et « désenchantée » du monde. « Enchantée », car le texte d’Orelsan offre une mise en perspective musicale des rapports que nous pouvons entretenir aux voyages et en particulier aux tours du monde. Toutefois, la chanson nous fait aussi prendre conscience qu’il s’agit de rapports ambivalents où le voyage peut également être source et produit d’un certain désenchantement du monde.

Doctorante en géographie et en littérature, je m’intéresse dans mon travail de recherche à ces rapports au monde qui résultent du voyage touristique, notamment à travers les récits publiés des globetrotters qui ont pu faire le tour du monde pour la première fois grâce au développement d’une industrie touristique propice à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Je propose ici une réflexion sur les « poétiques » du tour du monde, en essayant de montrer que La Terre est ronde d’Orelsan se situe dans une longue tradition à la fois littéraire et touristique qui produit un enchantement géographique du monde. Cette réflexion doit beaucoup à ma collaboration avec ma collègue et amie Florie Bresteaux, que je remercie chaleureusement, avec qui j’ai co-écrit le commentaire de la chanson d’Orelsan pour Voyage enchanté, chansons et imaginaires du voyage (Éditions Georg, 2024) ainsi que pour le clip réalisé par Mathieu Epiney pour l’occasion.

 

La Terre est ronde, une ritournelle philosophique adressée aux jeunes

Qu’est-ce qui fait la réussite de la chanson d’Orelsan ? Ses caractéristiques musicales certainement : un refrain chanté en accroche, qui ponctue ensuite des couplets rappés. Ceci lui donne un air de ritournelle faussement insouciante, mais franchement entraînante : au fond, le but n’est-il pas de nous faire entrer dans une ronde à la suite du chanteur ? D’autre part, la chanson nous interpelle par la force de son message. Ce dernier est d’ordre philosophique, car Orelsan suggère plus qu’il n’impose. Au départ, la chanson laisse davantage une impression et une réflexion à creuser : son message raisonne particulièrement chez de jeunes adultes. C’est de ce constat que ma collègue Florie Bresteaux et moi-même sommes parties pour proposer notre analyse de cette chanson. En effet, Orelsan expose ici toutes les difficultés et les tensions pouvant traverser une génération de jeunes adultes qui doit trouver sa place dans le monde, entendons-là un synonyme de « société ». L’usage de cette métonymie1 ne me semble pas abusif, puisque nous vivons dans un monde ultra-connecté où les modèles culturels, qui participent à façonner une jeunesse globale, circulent à l’échelle planétaire. Certains géographes comme Jacques Lévy utilisent en ce sens la notion de « société-Monde » pour véhiculer l’idée que le monde doit être vu comme une société2.

Or, La Terre est ronde illustre à quel point il peut être difficile pour un·e jeune adulte de s’intégrer dans la société en devenant autonome : « T’as besoin d’une voiture pour aller travailler / Tu travailles pour rembourser la voiture que tu viens d’acheter / Tu vois l’genre de cercle vicieux ? / Le genre de trucs qui donne envie d’tout faire sauf de mourir vieux ». En parallèle d’une injonction à une vie raisonnable et « bien rangée » que le rappeur balaie d’un revers de main, « en attendant, merci d’appeler, mais s’il te plaît, parle après l’bip », Orelsan veut nuancer son propos : il s’agit d’« essaye[r] de trouver l’équilibre » entre un train-train quotidien monotone et une liberté sans limites, qui ne peut être qu’illusoire. Orelsan nous met en garde contre les cercles vicieux de notre société de consommation où l’argent et le matériel sont portés sur un piédestal. C’est ainsi qu’il nous livre ce qui, selon lui, fait la recette du bonheur : « être à la maison », passer de bons moments entre amis (« ce soir, j’rameuterai l’équipe »). Ce sont tout autant « d’ingrédients » simples, mais qui font écho à la philosophie épicurienne que l’on retrouve dans le célèbre poème du Carpe Diem d’Horace, écrit au Iersiècle avant J.-C. En effet, le vers d’Horace « cueille le jour présent, croyant le moins possible à celui du lendemain3 » est repris par Orelsan dans sa question rhétorique « À quoi ça sert de préparer l’avenir si t’oublies de vivre ? » couplée à l’affirmation « Tout c’qu’on veut c’est profiter de l’instant ».

Plus intéressant encore, la réécriture moderne du Carpe Diem que propose ici Orelsan repose sur l’évocation d’un voyage particulier : le tour du monde. La Terre est ronde questionne ce rêve du tour du monde de la vingtaine : celui qui est censé, dans l’imaginaire commun, venir parachever le parcours d’un·e jeune, en lui donnant à la fois une connaissance du monde et une certaine sagesse qui, par extension, le/la rendrait légitime à prendre sa place au sein de la société. Orelsan vient toutefois dénoncer ce lieu commun du bonheur à chercher dans l’Ailleurs : « Tu peux courir à l’infini / À la poursuite du bonheur / La Terre est ronde, autant l’attendre ici ». Orelsan cherche à montrer par-là que le voyage n’a de valeur que si l’on a un chez-soi à retrouver et que le voyage ne compte que parce que l’on finit par retrouver les gens qu’on aime. D’autre part, le réchauffement climatique actuel nous pousse à réfléchir à l’impact écologique de nos voyages : à quoi cela sert-il encore de faire le tour du monde quand on peut le faire virtuellement et l’avoir à disposition sous toutes ses formes, grâce aux technologies modernes qui permettent une interconnexion des sociétés à l’échelle globale ? La question reste ouverte, mais elle nous amène à nous demander de quand date cette mode des tours du monde de la jeunesse. En définitive, le texte d’Orelsan remet au goût du jour une philosophie antique sur la question du bonheur et évoque en parallèle une tradition de voyage séculaire que je propose maintenant d’explorer plus avant.

 

Les tours du monde de la jeunesse : histoire et tradition littéraire

On attribue souvent le proverbe « Les voyages forment la jeunesse » au philosophe Michel de Montaigne qui, bien que n’ayant pas directement formulé cette maxime, a décrit les vertus éducatives qu’il prête aux voyages, dans ses célèbres Essais du XVIe siècle :

« [L]e voyager me semble un exercice profitable. L’âme y a une continuelle exercitation à remarquer les choses inconnues et nouvelles ; et je ne sache point meilleure école, comme j’ai dit souvent, à former la vie, que de lui [à l’élève] proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies, fantaisies et usances, et lui faire goûter une si perpétuelle variété de formes de notre nature.4 »

Chez les humanistes de la Renaissance, les voyages sont directement liés à la découverte d’autrui qui permet également de se connaître soi-même, dans le but de mieux comprendre la condition humaine en général. Les penseurs du XVIIIe siècle prolongent et intensifient les débats sur la question des voyages comme moyens de parfaire une éducation. En effet, « l’utilité » des voyages face à la question morale fait débat au siècle des Lumières, comme l’explique la philosophe Juliette Morice :

« Depuis la fin du XVIe siècle, la multiplication des arts apodémiques, autant de discours de la méthode du bien voyager, indique la nécessité de se prononcer pour ou contre les voyages, et le cas échéant de donner des règles à ce qui ne peut constituer une pratique moralement neutre ou indifférente.5 »

La liberté attachée au voyage, si elle est mal employée, est ainsi considérée par certains penseurs comme un risque de céder à de mauvaises mœurs. Pourtant, à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, un type de voyage particulier, appelé le Grand Tour, s’impose progressivement comme une sorte de rite de passage de l’enfance à l’âge adulte pour tous les jeunes gens de bonne famille. Ce Grand Tour consiste à voyager en Europe dans le but de parfaire sa culture, notamment classique, mais aussi sa connaissance des langues étrangères et de la politique. En complément des lectures des auteurs grecs et latins, il s’agit donc surtout de voir les vestiges du monde antique et c’est ainsi que l’Italie devient le cœur de ce voyage éducatif, qui est d’abord entrepris par de jeunes nobles britanniques. On peut dater l’apogée du Grand Tour entre 1748 et 1789, période relativement paisible durant laquelle des centaines voire des milliers de jeunes Britanniques voyagent en Europe ; s’aventurant notamment à Paris, Rome, Florence, Venise et Naples. La pratique essaime dans d’autres pays d’Europe, au sein des classes privilégiées : le voyage dure souvent plusieurs années (2, 3 ans voire au-delà). L’historien Eric Zuelow6 note de façon intéressante qu’outre la coutume liée à l’éducation de la noblesse, le Grand Tour devient aussi une nouvelle approche hédoniste de la consommation et une démonstration de richesse : il fallait rapporter des objets variés (meubles, objets d’art, antiquités, etc.) pouvant prouver où l’on est allé, ce qu’on y a vu ; et par ce biais, prouver son « bon goût » de l’Europe. En somme, le Grand Tour faisait surtout fonction de pratique visant à démontrer son appartenance à une élite. En cela, on peut voir un lien avec la chanson d’Orelsan qui évoque entre les lignes, du moins il me semble, ce malaise des jeunes à devoir prouver leur légitimité d’appartenir à la société.

Le Grand Tour connaît un ralentissement au début du XIXe siècle à cause des guerres napoléoniennes, mais continue d’être un idéal d’éducation réussie. Pour en venir au thème du tour du monde chanté par Orelsan, nous devons évoquer ce passage du Grand Tour au « Très Grand Tour » qui s’opère dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cela est dû pour beaucoup aux avancées technologiques permises par la machine à vapeur dans les domaines maritime et ferroviaire. En effet, il devient relativement facile de faire un tour du monde complet à partir de 1869 : l’ouverture du canal de Suez permet d’éviter le long voyage par le cap de Bonne-Espérance et dans la même logique, l’achèvement du chemin de fer transcontinental aux États-Unis permet le passage de l’océan Atlantique à l’océan Pacifique sans s’aventurer par le dangereux cap Horn. En outre, à cette époque, l’accroissement des lignes maritimes régulières qui sillonnent la planète, pour les besoins des empires coloniaux notamment, rend le projet de tour du monde touristique raisonnable7. Le voyagiste Thomas Cook organise ainsi pour la première fois un tour du monde à forfait8 en 1872, date à laquelle est publié le roman de Jules Verne Le Tour du monde en quatre-vingts jours qui connaît immédiatement un succès phénoménal et a sans doute inspiré un grand nombre de personnes à partir sur les pas de son célèbre héros Philéas Fogg. La manie des tours du monde touristiques est donc lancée, comme en témoignent les nombreuses publications de récits de globetrotters occidentaux.

Ma recherche doctorale s’appuie sur l’étude de près de 200 récits de globetrotters occidentaux en particulier britanniques, américains, français, suisses ou encore allemands qui racontent leur voyage touristique autour du monde. Parmi ces touristes, on retrouve de nombreux jeunes gens, hommes, et femmes également, qui entreprennent un tour du monde dans la logique du Grand Tour, pour parfaire leur éducation, mais surtout parce qu’ils en ont les moyens. À ce titre, on peut évoquer les deux globetrotters suisses Alfred Bertrand et Emilio Balli, qui s’embarquent en 1878 dans un tour du monde à forfait organisé par la Société des voyages d’études autour du monde, dont le but est d’offrir aux « jeunes gens de bonne famille, ayant terminé leurs études classiques, un complément d’instruction supérieure qui étende leurs connaissances dans une voie pratique et leur donne des notions exactes sur la situation générale des principaux pays du monde9 ». Cet exemple particulier illustre bien la filiation entre le Grand Tour et le « Très Grand Tour ». Les jeunes de bonne famille constituent toujours de bons candidats pour devenir des globetrotters. Avec le temps néanmoins, les tours du monde se démocratisent et deviennent progressivement accessibles à des voyageurs plus modestes. Les récits de tours du monde aux XIXe et XXe siècle prennent plusieurs formes : il peut s’agir de récits écrits a posteriori (des mémoires de voyage), de journaux de bord tenus de façon régulière tout au long du voyage, ou bien encore de recueils de lettres que le/la touriste a envoyées à son entourage pendant son tour du monde. « Écrire » le tour du monde est donc une pratique ancienne qui s’est développée en parallèle du développement de cette nouvelle pratique touristique. Néanmoins, au-delà des motivations « pédagogique » ou « savante », les raisons qui poussent à vouloir « faire » le Monde semblent plus variables. Pour ce qui est de la question de l’utilité qui soulevait de vifs débats dans les époques antérieures, il faut surtout admettre que la logique du loisir et de l’agrément prévaut désormais clairement.

Une réalité demeure vraie hier comme aujourd’hui : faire le tour du monde serait quelque chose qu’on cherche à rendre public pour le prestige qu’on peut en retirer. Un autre phénomène durable est l’effet de mimétisme : faire le tour du monde reviendrait à respecter une « to-do list » d’activités à faire et d’endroits à visiter dans le monde. Aujourd’hui, la publicisation d’un tel voyage passe davantage par les réseaux sociaux et les blogs de voyage que par la publication de livres de voyage, même si on l’en trouve encore dans les rayons des librairies. Actuellement, de nouvelles pratiques de tours du monde voient le jour en lien avec les notions de slow travel (voyage lent) et de voyages durables, visant à être plus respectueux de l’environnement. Il s’agit aussi de sortir des sentiers battus pour s’éloigner d’un monde « préconçu » et quelque part « désenchanté ». Par ailleurs, les petites « galères » que décrit Orelsan dans sa chanson nous font également penser à une jeunesse en errance qui partirait faire le tour du monde pour une durée interminée, à la mode « sac au dos ». C’est peut-être aux éternels backpackers, quel que soit leur âge, qu’est adressé le refrain d’Orelsan et son message de prévention caché : « après avoir fait l’tour du monde, tout c’qu’on veut c’est être à la maison », car le voyage ne compte finalement que parce qu’on en revient. Tout compte fait, la chanson d’Orelsan s’insère toujours dans les débats pluriséculaires sur l’utilité des voyages. Orelsan serait de ceux qui pensent qu’un voyage sans fin et sans réel but a peu ou pas de sens.

Qu’en est-il donc des connaissances géographiques que l’on peut gagner au cours d’un tour du monde, hormis d’expérimenter que « la terre est ronde » ? Sans doute pas une connaissance géographique tout à fait classique, mais plutôt une géographie sensible liée aux multiples rencontres et découvertes faites en chemin. Autrement dit, on peut sûrement expérimenter un enchantement géographique qui émerge de cette différence entre son chez-soi et l’Ailleurs, pour peu qu’on soit prêt à écouter la petite musique du monde. C’est de cette écoute du monde dans tous ses états qu’il est possible de faire naître, il me semble, une géographie enchantée.

 

 

Notes

  1. Une figure de style de substitution qui consiste à remplacer un terme par un autre qui lui est associé.
  2. Jacques Lévy, « Chapitre 1. Société-Monde ? », dans L’Humanité : un commencement : Le tournant-éthique de la société-Monde, Paris, Odile Jacob, 2021, pp. 29-54.
  3. Traduction du latin « Carpe diem, quam minimum credula postero »
  4. Michel de Montaigne, Les Essais, Livre III, chapitre IX, Paris, Arléa, 2002 [ca. 1588], p. 697.
  5. Juliette Morice, « “Les voyages rendent-ils meilleur ?” Autour d’une controverse au XVIIIe siècle », Revue Philosophique de Louvain, tome 110, n° 2, 2012, pp. 231-260.
  6. Eric G. E. Zuelow, “Beginnings: The Grand Tour”, dans A History of Modern Tourism, Londres, Palgrave Macmillan, 2016, pp. 14-30.
  7. Pour un tableau général des mutations du monde au XIXe siècle et l’évolution des conditions de voyage, cf. le numéro double du magazine L’Histoire, « XIXe siècle, le monde est à nous ! », n° 425, juillet-août 2016, https://www.lhistoire.fr/parution/mensuel-425.
  8. Cela signifie qu’il s’agit d’un voyage organisé dont le prix d’achat couvre plusieurs types de dépenses comme le transport et l’hébergement. Pour une histoire du voyagiste Thomas Cook, cf. Piers Brendon, Thomas Cook: 150 Years of Popular Tourism, Londres, Secker & Warburg, 1991.
  9. Lionel Gauthier, « Les premiers tours du monde à forfait. L’exemple de la Société des voyages d’études autour du monde (1878) », Annales de géographie, n° 686, 2012, pp. 347-366, https://doi.org/10.3917/ag.686.0347.