© Pedro Neto

Foreword – Pour mémoire

An interview with Jean-Pierre Greff

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Jean-Pierre Greff s’est particulièrement investi au sein de l’espace franco-suisse dans l’élaboration pédagogique et politique du mémoire en école d’art et de design. Il revient au long de cette interview sur cette formalisation, qui date d’une vingtaine d’années, et sur les convictions qui l’ont amené à penser le lien d’interdépendance ouvert entre théorie et pratique qui guide la réalisation des mémoires à la HEAD – Genève.

ISSUE : La HEAD propose une approche singulière du mémoire en art et design que vous défendez comme l’une des valeurs cardinales du cursus d’étude. Pourriez-vous expliquer ces spécificités et les mettre en regard des approches préconisées par d’autres écoles suisses ou européennes ?

Jean-Pierre Greff : La question des mémoires est l’une des conséquences communes de la Réforme dite « de Bologne », c’est-à-dire de la normalisation académique des titres et de leurs requis. Il est ainsi établi qu’une Bachelor thesis et, plus significativement une Master thesis, doit comprendre un mémoire théorique, en art et en design comme dans tout autre domaine. La nature exacte de ces mémoires est donc une question relativement récente dans nos écoles. Elle s’inscrit cependant dans un débat plus ancien, que l’on peut référer au mouvement général de réforme que connurent les écoles d’art en Europe à partir des années 1960, relatif à la place croissante que la théorie était invitée à prendre dans un enseignement jusqu’alors presque exclusivement conçu comme pratique, dans le cadre de l’atelier. Cette intégration a connu toutes sortes d’ajustements. Mais il paraît désormais acquis que l’enseignement théorique ne saurait se concevoir dans les écoles d’art et de design sans un rapport effectif à la pratique. La vieille survivance académique que forme le couple théorie/pratique ne désigne en l’occurrence ni un strict vis-à-vis, ni la simple mise en relation de deux termes étrangers ou pratiques hétérogènes. Il ne saurait s’agir là de deux expériences ou connaissances différentes du monde, mais tout au plus de deux modes de relater et interroger le monde. Poser ce rapport théorie/pratique interroge d’emblée la pratique théorique et la pratique comme productrice de théorie. Le travail artistique produit des déplacements qui s’éprouvent dans la production d’avancées théoriques. Il ne s’agit pas même de deux temps séparés, d’un amont et d’un aval, mais du mouvement conjoint d’une double spirale intriquée. Non pas un attelage, mais un Centaure.

Notre hypothèse de travail à la HEAD – Genève, dès son origine, est la suivante : la théorie des arts ne puise pas ses arguments dans un réservoir de vérités et de jugements tout faits, elle s’invente avec les pratiques artistiques ou contre elles, dans l’examen des opérations et des effets qu’elles produisent, des hypothèses qu’elles soutiennent. À la dimension critique intrinsèque de la pratique contemporaine répond une dimension esthétique de la théorie.

Emblématiques en cela d’une école d’art, les mémoires de Master, tels que je les conçois, manifestent une matérialité (langagière) de la théorie. L’attention portée à leur forme participe de l’in-formation dont ils sont en quête. Les sujets mêmes de ces mémoires, leur variété sinon leur étrangeté, la façon dont ils se trouvent en quelque sorte « piégés » et profondément subjectivés par les étudiant·e·s artistes et designers, tout cela témoigne d’une démarche intellectuelle qui n’est pas et ne saurait être exactement celle de l’historien·ne ou de la recherche en sciences humaines. Il faut encore préciser que mémoire et travail plastique récusent une relation instrumentale (celle d’un socle programmatique ou d’un commentaire second) et, simultanément, la logique d’un régime dissocié qui en amincirait la portée. Leur relation n’est pas immédiate – il se pourrait même que la diversion, ouvrant des « horizons lointains » soit une part essentielle de leur vertu – mais différée, incidente peut-être, et d’autant plus productrice, me semble-t-il, d’effets en profondeur et à long terme.

ISSUE : Est-ce là ce que vous avez parfois qualifié de « relation oblique »  ?

J.-P.G : Absolument. Cette « relation oblique » que je suggère de favoriser entre mémoire et travail pratique est une manière de dire qu’il doit y avoir du jeu, une relation ouverte et non pas prescrite, univoque. Il est à mon avis plus fécond d’interroger ses références, proches ou lointaines, ses fascinations ou ses détestations. Un mémoire ainsi thématisé informe le projet artistique ou de design par la bande. J’ai au demeurant remarqué, en étudiant les écrits d’artistes, que ceux-ci se déterminent, à leurs commencements, plus volontiers et aisément à partir de leurs refus que de leurs adhésions. Les refus sont plus lucides et agissent comme des repoussoirs qui donnent une impulsion et ouvrent un champ ; les fascinations, au contraire, peuvent générer une paralysie. Mieux vaut qu’elles exercent l’attraction d’un point aveugle, tel cet « infracassable noyau de nuit » qu’évoque André Breton.

Enfin, cette « relation oblique » n’est pas seulement un lien thématique, elle signifie également une croisée, un carrefour actif : tout comme une œuvre est porteuse de sa propre théorie, le mémoire est ici, plus qu’un travail critique valant par et pour lui-même, une mise en œuvre de la critique.

ISSUE : Pour quelles raisons avez-vous souhaité vous investir dans une telle réflexion sur la forme et la place du mémoire en école d’art et de design? Comment se sont forgées vos convictions ?

J.-P.G : Tout d’abord en tant qu’enseignant. Plus de vingt ans de direction d’école, à Strasbourg puis à Genève, m’ont offert une expérience évidente, mais je considère que ma légitimité en tant que directeur tient aujourd’hui encore à mes dix années d’enseignement en école d’art, à Nantes en particulier. Ou encore, plus qu’à quelques travaux et publications universitaires, au travail d’écriture que j’ai mené au plus près des artistes et des œuvres que j’ai vu s’élaborer dans l’atelier, que j’ai moi-même manipulées. Lorsque je suis entré dans ces écoles d’art, mon jeune statut universitaire ne constituait pas une figure de légitimité. Et cela me semble aujourd’hui une chance. J’ai compris la position que j’étais invité à y occuper comme une position certes importante, correspondant à des enjeux de renouvellement contemporain, mais qui restait une position adjuvante. Ce qui signifiait de toute évidence l’impossibilité d’y importer, tel quel, un enseignement de type universitaire, mais impliquait un travail important de transposition – ce qui ne signifie pas simplification – des références et des concepts pour qu’ils aient quelque possibilité d’opérer dans l’espace, même différé, d’une pratique. Cela m’a fasciné.

Ma réflexion sur les mémoires s’inscrit dans le droit fil de cette expérience. Cette réflexion s’est poursuivie dès mon arrivée à l’Ecole supérieure des beaux-arts de Genève puis au moment où j’ai présidé en France la Commission, constituée par le Ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur, chargée de reconnaître les diplômes délivrés par les écoles françaises comme équivalant au grade de Master. Nous sommes, non sans difficultés, parvenus à déjouer dans ce cadre le risque patent d’un « coup de force » universitaire. Nous avons, en particulier obtenu que, tout en recouvrant un travail discursif et critique consistant, ces mémoires n’aient à répondre ni à un format (le standard de 50’000 signes minimum), ni à une forme imposés. Il reste à mon sens essentiel que ces mémoires usent d’autres langages, visuels, et d’autres stratégies discursives que celles proposées par le seul langage verbal (texte écrit et soutenance orale). La capacité discursive et critique à laquelle parviennent nombre de ces mémoires est souvent poly-langagière. La capacité d’élaboration formelle, étonnante parfois, des mémoires produits par nombre de nos étudiant·e·s, active la capacité qu’ont les formes elles-mêmes de penser, souterrainement peut-être, mais souverainement.

ISSUE : Peu de temps après à votre arrivée à la tête de ce qui allait bientôt devenir la HEAD, vous avez publié une première sélection de mémoires, les Cahiers pour mémoire(s). Ces publications marquaient alors l’apparition dans le cursus des écoles d’art et de design d’un travail jusqu’ici réservé aux universités. Elles rendaient aussi compte de la diversité de formes et des formats discursifs possibles et permettaient, ainsi, d’instituer une approche non académique de l’écrit. Cette première initiative connaît aujourd’hui un nouveau développement avec la publication d’une sélection de mémoires au sein de la revue ISSUE : quel sens revêt à vos yeux le fait de publier un mémoire ?  

J.-P.G : C’est un salut, un toast porté à nos étudiant·e·s diplômé·e·s, sans complaisance. La qualité des mémoires de Master produits au sein de la HEAD et de ses cinq Départements est infiniment diverse. Elle est d’abord et banalement très variable, reconnaissons-le et assumons-le, en termes de jugements de valeur. Certains sont le résultat d’un labeur et doivent être considérés à travers le filtre du travail pratique qu’ils accompagnent. D’autres n’ont rien à envier à la qualité et parfois même à l’orthodoxie d’un mémoire universitaire. Au milieu de ce spectre, nombre de mémoires conjuguent une acuité de pensée et une invention des formes (langagières) de pensée, l’élaboration d’un travail de recherche théorique et celle d’un objet – mémoire, au point que leur pertinence et leur singularité font qu’ils méritent d’être diffusés.

La publication d’une sélection serrée de ces mémoires est cohérente avec notre projet d’école et notre volonté de situer le travail de nos étudiant·e·s et plus encore de nos diplômé·e·s dans un espace à l’échelle 1 :1. La publication de certains mémoires fait écho à l’exposition publique et professionnelle des projets de nos jeunes artistes ou designers. Nous sommes convaincu·e·s que les excellents travaux de nos diplômé·e·s ont une place légitime dans le champ de l’art, du cinéma et du design, tout comme dans l’espace du débat intellectuel.