Si (1-bit computer): signal as a medium for representing digital materialities
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La conception du dispositif Si (1-bit computer) repose sur l’amplification physique d’un système binaire. Il se compose d’une vitrine et d’un schéma sur papier. À l’intérieur de la vitrine, des tiges métalliques se dressent et s’entrecroisent pour former l’architecture du circuit. Le système décompose les strates élémentaires d’un processus de computation en reproduisant physiquement un principe de porte logique. Le schéma, imprimé à taille humaine, fait écho à la composition du circuit en reprenant l’architecture de ses éléments.
Matérialités computationnelles
Ce projet s’articule autour d’un matériau en particulier : le silicium. Tel qu’il est utilisé pour la fabrication des processeurs actuels, il incarne la matière du calcul par excellence. Ce métalloïde est le principal semi-conducteur employé pour la fabrication des transistors. Dans le domaine de l’électronique, ces composants sont à la base du calcul numérique. Ils permettent d’effectuer des opérations sur un principe binaire pour réaliser des fonctions logiques élémentaires (NON, OU, ET). Le silicium, matériau dont ils se composent, est le substrat et la substance physique du calcul. Le titre Si lui fait directement référence en le faisant correspondre au symbole chimique du silicium : Si14. Le choix de ce titre fait également écho à l’acronyme « SI » qui désigne les Systèmes Informatiques, ainsi qu’à la conjonction « si », qui suppose une forme conditionnelle et introduit l’idée de potentiels logiques (0 ou 1) ou énergétiques (négatif ou positif) dans la lecture du système.
Dans cette œuvre, le silicium est employé pour mettre en forme un ensemble de transistors à l’origine de la structure du circuit logique. La plasticité du matériau est au cœur du dispositif. Elle rend perceptibles les différents états de matière qui constituent l’architecture physique des transistors. Deux éléments de silicium sont utilisés pour représenter les différents types de substrat et mettre en évidence les points de jonction du composant. Les premiers sont des blocs de silicium polycristallin, dont les facettes géométriques laissent apparaître la structure cristalline du matériau. Ils sont placés à la surface de disques de silicium monocristallin1, sur lesquels ils se reflètent. La tranche parfaitement lisse des disques contraste avec l’aspect brut des blocs. La combinaison de ces deux éléments est ici le moyen de traduire, par un biais plastique et symbolique, la structure technique des composants. L’architecture du circuit, qui s’articule autour des transistors, forme la porte logique associée à la fonction OU.
Pour rendre sensible et perceptible le processus en cours d’opération dans le système, le dispositif opère par amplifications physiques et temporelles. En premier lieu, la taille des transistors est augmentée. Leur échelle, étendue sur une dizaine de centimètres, correspond à un agrandissement de l’ordre de 150 millions environ. En second lieu, la temporalité du processus de calcul est dilatée. Une opération, qui aurait nécessité une nanoseconde à peine, est étirée sur une dizaine de secondes, afin de percevoir l’action du signal en mouvement dans le circuit.
L’immatériel désigne l’absence d’une consistance matérielle. Dans le cas du numérique, c’est aussi une facilité d’usage pour désigner ce que l’on ne voit pas ou plus, ce qui échappe à notre seuil de perception sensible. Le verbe « discrétiser », du latin discretus qui désigne en mathématiques quelque chose de discontinu ou séparé, renvoie lui-même à une notion d’invisibilisation ou d’opacification par l’action de rendre discret2. Le processus de discrétisation qui intervient pour le traitement numérique de l’information sur un mode binaire, entraine un découpage du signal si fin et discret, qu’il devient impossible d’en percevoir le séquençage physique pour la sensibilité humaine.
À l’heure du tout numérique, ce n’est plus seulement l’information qui se discrétise, mais également les supports de son conditionnement. La miniaturisation et la multiplicité des couches logiques et physiques des systèmes informatiques rendent imperceptibles les états de matière et les phénomènes qui les composent. Les échelles infimes de ces architectures de calcul tendent à fragiliser notre perception de l’information dans sa relation à la matière et à l’énergie.
La condition numérique, souvent entendue comme immatérielle, pourrait être requalifiée, comme le suggère Bernard Stiegler, d’hypermatérielle3. Le philosophe décrit le phénomène comme celui d’un processus de transformation où l’information n’est en réalité qu’un constant passage entre différents états de matière. Pour autant, ces états, rendus invisibles, ou plutôt imperceptibles, sont loin d’être dénués de matérialité. Ils s’inscrivent à la frontière entre information et énergie, à l’endroit « où il n’est plus possible de distinguer la matière de sa forme »4. Cela suppose d’engager une logique de matérialité dans la perception des technologies numériques, pour considérer non pas une dématérialisation, mais une hypermatérialisation de l’information.
En se constituant dans une logique de dématérialisation de l’information, le développement de l’informatique a été marqué par la volonté d’inscrire le numérique dans un monde de l’immatière. Depuis une approche essentiellement algorithmique, basée sur le code et le signe, cette conception de l’information numérique a conduit à délaisser l’expérience sensible induite par la matérialité de ses supports. Par ailleurs, ce positionnement a pu accentuer l’écart perçu entre environnement matériel et logiciel. La distinction entre hardware et software a été conçue à des fins pratiques pour distinguer dans les systèmes informatiques une partie dure, comprenant les éléments physiques et figés de la machine, d’une partie molle, pour nommer tout ce qui est aisément modifiable et actualisable par le biais de langages de programmation5. Cette opposition est notamment pointée par le théoricien des médias Friedrich Kittler comme celle d’une volonté de la part de la communauté informatique à « dissimuler le hardware derrière le logiciel »6. Cette frontière, distinguant deux types d’environnements au sein des systèmes informatiques, a entrainé une forme d’effacement, voire parfois même une omission d’une part de la condition matérielle et énergétique de l’information.
Les données comme processus
En amont du circuit qui traverse la vitrine du dispositif Si (1-bit computer), deux demi-disques de cuivre se meuvent à intervalle régulier. C’est le signal d’entrée : l’input du système. L’opération jouée par le dispositif est celle du calcul d’une image, dont chaque pixel est traité un à un. Il s’agit de la première image photographique de Nicéphore Niépce, Le point de vue du Gras7, numérisée pour être interprétée en deux valeurs : noir et blanc. Chaque valeur de pixel qui compose l’image est traduite par le mouvement des demi-disques de cuivre. Une rotation du premier disque pour un pixel blanc (0), du second pour un pixel noir (1), et la rotation simultanée des deux demi-disques pour une transition entre les deux valeurs. Les mouvements de rotation des disques correspondent à l’ouverture des transistors faits de silicium. Une fois mis en rotation, chaque disque s’oriente vers l’un des points de connexion du circuit et le signal passe sur la branche correspondante.
À l’opposé des disques dans la vitrine, de fins câbles sont disposés à la suite des blocs de silicium. Leurs courbes sinusoïdales évoquent les oscillations d’un signal électrique. Ils se forment et se déforment successivement pour rendre visible le processus d’ouverture des opérateurs logiques. Les câbles, faits d’un alliage à mémoire de forme8, ont la capacité de réagir physiquement à des variations de température. En faisant traverser un courant électrique dans le câble, celui-ci chauffe par effet Joule et se transforme. La déformation est lente et la finesse des câbles rend leurs mouvements à peine perceptibles. Quand le courant les traverse, les câbles s’activent et leur structure ondulée se tend, jusqu’à disparaître complètement.
À l’instar des matérialités numériques, l’enchevêtrement de couches physiques et logiques des appareils et des infrastructures numériques est à l’origine d’un déficit sensible des processus de conditionnement des données. Les données, comme nous les entendons aujourd’hui, ne nous sont pas données telles que l’on se les représente. En d’autres termes, elles ne se traduisent pas comme la représentation naturelle des phénomènes qu’elles mesurent. Sur ce point notamment, le chercheur Bruno Bachimont considère que les données ne sont pas des objets de mesure en tant que tels, mais des « informations » : « c’est-à-dire des expressions formatées selon une structure formelle ou symbolique de manière arbitraire »9. Les données n’existent pas dans une forme brute. Elles sont des réalités encore insaisissables, dès lors qu’elles ne sont pas captées, traitées, interprétées et traduites. En partant de ce principe, les données pourraient alors être requalifiées d’« obtenues », comme le suggère le philosophe des sciences Bruno Latour10, tout comme le terme anglophone de « data » par celui de « capta » sur la proposition de la chercheuse Johanna Drucker11. Ces notions traduisent l’idée que les données sont le résultat cristallisé de multiples processus de transformation. Il s’agit par là d’utiliser pour qualifier les « données » des termes qui préservent un indice des processus d’acquisition, de traitement et de conditionnement qu’elles auront traversées.
La condition numérique n’est pas tant liée à son immatérialité, qu’à l’invisibilité de ses états de matière et à la superposition des couches de langages à l’interface de leur application physique sur la machine. Comme le décrit Bachimont, le langage programmatique peut être entendu comme une forme inscrite sur et dans un substrat matériel, dont le sens et l’intelligibilité sont conditionnés par les propriétés matérielles de son support d’inscription12. À partir de ce point de vue, les bits peuvent être envisagés comme des entités autant logiques que matérielles, dont les caractéristiques algorithmiques sont définies par les propriétés physiques et mécaniques de la matière13.
C’est sur ce principe qu’a été conçue l’œuvre Si (1-bit computer). La matérialité du dispositif traduit son processus opératoire. Elle est le signifié et le signifiant de l’œuvre. La plasticité et l’agencement des matériaux au sein du circuit laissent transparaitre le fonctionnement du système qui décompose un processus de calcul binaire. La structure en mouvement forme et informe la circulation du signal en transfert dans le dispositif. L’image, traitée pixel par pixel, n’est jamais révélée. En dévoilant uniquement son processus opératoire, elle reste à l’état de latence. C’est le signal en transfert dans la vitrine qui signifie la présence de l’image. La matérialité du dispositif met en scène et chorégraphie les dynamiques d’une partition booléenne. Le signe, représenté par un symbole binaire (0 ou 1), est signifié par les mouvements des câbles à mémoire de forme quand ils sont traversés par le signal. Cette interprétation mécanique, depuis le signal en transfert dans le circuit, est un moyen de rendre perceptible la relation physique de l’information avec son support.
Empreinte physique et trace énergétique
La crise environnementale que nous traversons soulève aujourd’hui les paradoxes d’une conception immatérielle des technologies numériques. En dépit des ressources énergétiques et matérielles nécessaires aux infrastructures numériques, cette réalité physique reste largement sous-estimée par une partie de leurs utilisateurs. Dès lors, quels rôles l’art peut-il jouer dans l’appréhension sensible de l’empreinte physique du numérique ? La portée esthétique de dispositifs artistiques peut-elle être un vecteur de médiation et de sensibilisation à la condition matérielle et énergétique des processus de traitement et de transmission des données ? De tels dispositifs, peuvent-ils contribuer à en transformer la perception et par là même les usages ?
Dans ce contexte, il est essentiel d’imaginer des outils de médiation en mesure de renouer avec une perception sensible des matérialités sur lesquelles reposent les appareils et les infrastructures numériques. Par là, il s’agit de concevoir des modalités de représentation des données qui soient, non pas en rupture, mais en accord symbolique, esthétique et technique avec les régimes de leur production. Le dispositif Si (1-bit computer), conçu dans le cadre du programme doctoral SACRe – PSL à l’École des Arts Décoratifs de Paris, en est une tentative. L’enjeu principal de ce projet vise à rendre perceptible, au sein d’un dispositif artistique, l’empreinte physique et la trace énergétique d’un processus computationnel.
En partant du principe que les données s’inscrivent physiquement sur un support, qu’elles disposent d’une matérialité qui leur est propre, ce projet engage une logique de re-matérialisation plutôt qu’une approche de matérialisation ou de physicalisation de données. Afin de considérer les données depuis leur conditionnement physique, il est indispensable de pouvoir les contextualiser sous l’angle du signal et non purement celui du signe. Cela suppose de redescendre dans les strates et les couches inférieures de leurs schèmes opératoires pour appréhender les données depuis les processus élémentaires de leur conditionnement.
La démarche méthodologique entreprise pour la réalisation du dispositif fait appel à une manipulation plastique des supports numériques, par l’amplification de matérialités infimes et la transposition de phénomènes imperceptibles ou intangibles dans les champs du sensible. À travers cette notion, le projet Si (1-bit computer) entreprend de mettre en lumière la relation directe entre la matérialité des systèmes et l’activité algorithmique qu’ils contiennent pour ainsi permettre de sensibiliser aux réalités physiques du numérique. C’est une manière de rendre sensible le frottement du software sur le hardware et de traduire les liens et les interdépendances entre information, matière et énergie. En s’appuyant sur la résistance physique de l’information, il s’agit de faire l’expérience des données dans une forme brute et élémentaire des flux qui les incarnent, comme un objet permettant de rendre saisissable l’empreinte et la trace de processus computationnels.
Avec la volonté de rendre sensible, le but n’est pas seulement de rendre visible, mais également de sensibiliser à des opérations physiques et logiques devenues inintelligibles pour la plupart des utilisateurs. Nous devons redevenir les témoins de ce qui est à l’œuvre derrière nos écrans, de la préciosité des matériaux qui les composent et prendre la mesure des infrastructures auxquelles nous faisons appel en les manipulant. Ouvrir les boites noires et entrer à l’intérieur des systèmes numériques, c’est donner la possibilité de se les réapproprier et de les réinventer. À titre d’exemple, et sur un sujet qui occupe l’actualité, re-matérialiser les processus de calcul liés aux intelligences artificielles, et en particulier à la banalisation de leurs usages en ligne, est un enjeu majeur dont nous devons nous préoccuper. La masse de données et de calcul que ces technologies impliquent pose autant la question de l’origine des données avec lesquelles elles sont nourries, que de l’ampleur des ressources matérielles sur lesquelles elles reposent. Par ce biais, il s’agit de redonner de la valeur, un poids, une masse, aux données que nous produisons et que nous consommons quotidiennement sans en avoir toujours conscience, pleinement le contrôle, ni parfois même le choix.
Notes
- Ces disques sont des wafers, également appelés galettes. Il s’agit de la forme sous laquelle le matériau est utilisé pour la gravure des transistors et des circuits intégrés.
- Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2022, p. 777.
- Bernard Stiegler, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, Paris, Fayard / Mille et une nuits, 2008, p. 105-131.
- Ibid., p. 111.
- Jean-Pierre Meinadier, Structure et fonctionnement des ordinateurs, Paris, Éditions Larousse, 1971, p. 14.
- Friedrich Kittler, « Le logiciel n’existe pas », dans Mode Protégé, Dijon, Les presses du réel, 2015, p. 36.
- Nicéphore Niépce, Le point de vue du Gras, 1827. Héliographie sur plaque d’étain, 16,7 × 20,3 cm. Harry Ransom Center, Collection Gernsheim, 964:0000:0001, Austin.
- Les câbles sont en nitinol, un alliage à mémoire de forme fait de nickel et de titane.
- Bruno Bachimont, « Le numérique comme milieu : enjeux épistémologiques et phénoménologiques », Interfaces numériques, vol. 4, n° 3, 2015, p. 391.
- Bruno Latour, « Pensée retenue, pensée distribuée », dans Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir : Espaces et communautés, Paris, Albin Michel, 2007, p. 609.
- Johanna Drucker, « Humanities Approaches to Graphical Display », Digital Humanities Quarterly, vol. 5, n° 1, 2011.
- Bruno Bachimont, Le sens de la technique : le numérique et le calcul, Paris, Éditions Les Belles Lettres, 2010, p. 121-122.
- Jean-François Blanchette, « A Material History of Bits », Journal of the American Society for Information Science and Technology, vol. 62, n° 2, 2011, p. 1043.