Dessin de Zoë Sofoulis publié dans Exterminer les fœtus, avortement, désarmement, sexo-sémiotique de l’extraterrestre.
Dessin de Zoë Sofoulis publié dans "Exterminer les fœtus, avortement, désarmement, sexo-sémiotique de l’extraterrestre"

The Future in Unmanned

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Glamour antiterrestre

En 1984, la chercheuse australienne Zoë Sofoulis publie l’article « Exterminating Fetuses. Abortion, disarmement, and sexo-semiotics of extraterrestrialism » dans un numéro de la revue Diactritics consacré à la critique du nucléaire.1 Dans cet article illustré par des dessins de la chercheuse, Sofoulis constate « l’absence flagrante » de la question de l’extinction dans les débats politiques étatsuniens de 1984 — alors marqués par l’impératif d’un recours à l’armement aux airs de grosse production hollywoodienne2 —, et le déplacement de cette même question vers une autre problématique politique et morale : celle de l’avortement. Elle pointe le paradoxe d’une position pro-choix qui, généralement, s’accompagne d’une position contre les armes de destruction massive et à l’inverse, d’une position pro-life3 qui se double volontiers d’une tendance en faveur du recours à l’armement, tout en assimilant l’avortement au meurtre, voire au génocide.4 Dès lors, Sofoulis s’interroge : comment un état — en l’occurrence les États-Unis de l’administration Reagan — peut-il soutenir une position pro-life et, dans le même temps, prescrire le recours à des armes de destruction massives sous le même prétexte de défendre la vie ?

Match-cut issu du film 2001: A Space Odyssey, Stanley Kubrick, 1968. Couverture de Brian Easla, Fathering the unthinkable, 1983.
Match-cut issu du film 2001: A Space Odyssey, Stanley Kubrick, 1968 / Couverture de Brian Easla, Fathering the Unthinkable, 1983

 

Pour comprendre ce paradoxe, la chercheuse se penche sur le film 2001: A Space Odyssey scénarisé par Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke (1968). À partir d’extraits choisis et de dessins qu’elle réalise, elle examine par exemple le célèbre match-cut de 2001 qui, par le montage, transforme un os utilisé comme arme en satellite en orbite, déterminant par ce raccourci logique la production d’armes de destruction massive sous la forme d’une naissance glorieuse nécessaire : « l’outil primitif peut maintenir ou détruire la vie », « l’évolution culmine dans la course à l’armement5 ». Elle poursuit cette réflexion dans un article ultérieur portant sur les « technologies de contenants6 », qui s’appuie sur le constat de Lewis Mumford7 selon lequel les marteaux sont par exemple sans peine considérés dans l’étude des objets techniques alors que les bols sont systématiquement négligés. Selon Sofoulis, cette dévaluation s’ajoute à la pile des points aveugles du « grand récit » de la technologie, qui perpétue un imaginaire extractiviste guerrier et binaire, si possible spectaculaire, dans lequel les outils facilitateurs dits « passifs » ou les « objets transitionnels » fabriqués par des corps situés dans une écologie complexe sont oblitérés, au profit de ce qu’elle nomme (non sans humour) les « logospermatechnos », c’est-à-dire des objets techniques représentés comme pénétrateurs, destructeurs, incontestablement actifs, doués d’une capacité productive voire reproductive. Dans l’écologie technique de Sofoulis, les logospermatechnos sont soutenus par une technologie dévorante incorporée : celle des cannibaleyes, les « yeux cannibales » appareillés et voyeurs, objectifs et surplombants, en mesure de fouiller les moindres recoins des corps et des terres, que l’on retrouve selon Sofoulis dans l’imaginaire scientifique comme dans celui de la science-fiction. De ce point de vue, pour Sofoulis, les sens [meanings] que portent les objets techniques importent tout autant que leurs moyens [means] ; car

« aussi longtemps que nous continuerons à considérer les outils comme de simples moyens et non comme porteurs de sens, les textes de SF pourront nous tenir en haleine et sans esprit critique devant des spectacles de magie technologique qui mystifient les aspects moins glorieux d’un mode de production si aliéné que ses artefacts (et ses inventeurs) semblent s’être créés eux-mêmes, être indépendants de la Terre et ne pas avoir d’effets antiterrestres, c’est-à-dire extraterrestres.8 »

La chercheuse suggère dès lors l’élaboration « d’une herméneutique de la technologie visant à démêler les condensations et les déplacements derrière la rigidité́ apparemment incontestable des outils qui structurent nos vies9 ». C’est aussi ce à quoi s’emploient, à cette même époque, des chercheuses comme Jane Caputi10, ou la chercheuse australienne Helen Caldicott. Dans Missile Envy, Caldicott retrace notamment la fabrication des premières bombes nucléaires, dont elle souligne la qualification, par le physicien J. Robert Oppenheimer, de défi « techniquement délicieux11 » [technically sweet], qui « enfanta », entre autres, la bombe A baptisée « Little Boy », larguée sur Hiroshima le 6 août 1945 par le bombardier « Enola Gay », nommé d’après le nom de la mère de son pilote. Comme le suggère Brian Easlea dans Fathering the Unthinkable12, un problème de parentalité tout à la fois inconcevable et prodigieusement patent semble se nicher dans les productions les plus menaçantes pour la vie. Les mêmes « points aveugles » du grand récit de la technologie sont braqués par l’écrivaine Ursula Le Guin dans son essai The Carrier Bag Theory of Fiction13, en 1986. Pour Sofoulis comme pour Le Guin, qui écrivent en parallèle avec la même urgence, cette grande histoire de l’humain héroïque qui raconte « comment le mammouth est tombé sur Boob, comment Cain est tombé sur Abel, comment la bombe est tombée sur Nagasaki, comment la gelée ardente est tombée sur les villageois, comment les missiles vont tomber sur l’Empire du Mal et toutes les autres étapes de l’Ascension de l’Homme14 », la même qui représente la Terre comme « limitée, jetable et reproductible15 » — non comme environnement dont notre vie dépend —, qui la divise en deux hémisphères dont le (sous-) développement culturel et technique sont pour ainsi dire naturalisés géographiquement, qui figure l’exterminisme sous des traits glamour et ses productions excrémentielles comme « glorieusement extraterrestres16 », doit être démantelée. Pour Sofoulis en particulier, en 1984, la question de l’extinction doit être repensée à l’aune d’un rapport au futur effondré par l’incessant va-et-vient entre l’imaginaire de la science-fiction mainstream et ses opérations « hyperstitionnelles » lorsque celui-ci se glisse dans les discours médiatiques pour légitimer le recours à la force, en renforçant son appel inéluctable. Pour la chercheuse, le futur effondré est un temps quasi-grammatical dont les ressorts sont performatifs :

« C’est la “vocation” de l’idéologie du progrès, qui opère dans le discours de ceux qui affirment que puisque les réacteurs nucléaires, l’exploitation sous-marine, Stars Wars, et les colonies spatiales sont une part inévitable de notre futur, nous pourrions tout aussi bien arrêter de nous morfondre sur leurs effets secondaires désastreux, et nous atteler à produire le futur ; après tout, il n’y a pas d’autre temps que le présent. Le problème, c’est que l’effondrement du futur laisse le présent sans temps, et nous vivons avec le sentiment du moment pré-apocalyptique, l’inéluctable du tout qui se produit en même temps.17 »

Publicité Northrop, 1984. Tweet de la journaliste Moira Donegan à propos de la forme phallique de Blue Origin, lors de la mission NS-16.
Publicité Northrop, 1984. Tweet de la journaliste Moira Donegan à propos de la forme phallique de Blue Origin, lors de la mission NS-16

 

Dans l’article de Sofoulis, la question des droits reproductifs est un levier pour entrer dans une autre question : l’ambivalence d’un récit technologique occidental qui ne cesse d’affirmer des capacités (re)productives hors-sol. Aussi, la chercheuse appelle à une perspective « soucieuse de la poétique et de l’érotique des outils18 », car selon elle, chaque outil est un poème, et les opérations sexo-sémiotiques et poétiques à l’œuvre dans la culture high tech entraînent des effets performatifs sur le maintien d’un certain ordre symbolique et social qui cannibalise les corps et les terres, effondre le futur sur le présent et extraterrestrialise les artefacts excrémentiels de la « civilisation » occidentale.

 

Le futur en roue libre : slime VS motherfuckers

VNS Matrix, Big daddy Mainfraime and Circuit Boy, CDROM All New Gen, 1992. VNS Matrix, E-Sensual Fragments, poster, 1994.
VNS Matrix, Big daddy Mainfraime and Circuit Boy, CDROM All New Gen, 1992. VNS Matrix, E-Sensual Fragments, poster, 1994

 

« Les futurs sont des zones contestées » annonce Sofoulis dix ans plus tard.19 Au moment où le déploiement d’Internet s’accélère, la chercheuse s’interroge de nouveau sur la nature du futur proprement occidental, celui qui se présente au singulier : quels futurs parviennent à devenir le futur ? Quels futurs sont entendus comme « réalistes », quels futurs sont au contraire confinés à « l’utopie » ? Pourquoi le futur « arrive » et « impacte » les gens ordinaires à des vitesses et depuis des directions incontrôlables ? Pour Sofoulis, la question du futur, intimement liée à celle de la technologie, se formule à travers des mots éloquents, qui éclipsent notamment les acteurs étatiques, militaires et commerciaux des décisions technologiques pour perpétuer un récit déterministe plaçant la technologie comme agent inéluctable du progrès social et du changement historique. Cela s’observe particulièrement dans le « futur effondré », temps tout à la fois idéologique et grammatical qui se présente dans les discours sur le futur (remarquablement en temps de guerre), et se répercute sur les représentations d’un avenir préempté et pré-cartographié, inéluctable, où les coordonnées du réel semblent se contracter et les corps disparaissent singulièrement : l’esthétique « hard edge » qui découle d’une rhétorique du progrès où l’effondrement du futur dans le présent est embarqué nie la chaîne de production bien matérielle dont elle est dépendante.

Pour Sofoulis, en 1994, le « futur effondré » est le signe d’une désertion : si l’homme blanc ne cesse de « remembrer » la technologie pour préempter le futur par son entremise, il laisse aussi, comme l’avance le collectif VNS Matrix20, le futur « unmanned » : sans équipage et pourtant agissant, ni vivant ni mort, animé par des alliances organiques-machiniques qui proviennent des corps historiquement arrimés aux machines. Ce sont ces alliances invisibles que le cyberféminisme naissant, notamment, cherche à révéler à cette époque : celles qui se meuvent au cœur des logiques anti-corps (anti-body logics) du corporatisme technologique qui s’applique à les effacer, alors qu’il est infiltré par (et dépend) des techno-corps dont la puissance d’agir est niée. Réinsérer des tripes (guts) et du slime dans les machines devient ainsi une manière de figurer une intimité non représentée, qui contredit l’intégrité humaine et son appétit pour d’autres pénétrations. Ainsi, VNS Matrix prend pour cible les récits dominants de la technologie, ses grilles de contrôle et ses futurs téléguidés. Le collectif s’attaque aux « old boys network » et à la « Big Daddy Mainframe » par une stratégie critique violemment ironique, où le collectif donne corps à une matérialité visqueuse, érotique et virale, à la part invisibilisée et subversive de l’embodiement (incarnation) technologique. Plus largement, le mouvement s’attelle à remettre en cause la conception universelle de l’humain (« une abstraction à prédominance eurocentrique, blanche, masculine21 ») et à replacer les corps au centre de la discussion cyber-, arguant qu’il est « impossible de se soustraire à la matière22 », et qu’il s’agit là d’une question cruciale, qui pose à nouveau frais la question de ce qui compte comme humain. En phase avec la massification d’internet du milieu des années 1990 qui voit dans les milieux virtuels, mais néanmoins bien réels, un potentiel transformateur et libérateur en rupture avec « l’homme historique23 », le mouvement cyberféministe24 alimente les discussions sur des « frontières entre le sujet, voire le corps, et le “reste du monde” [qui] font l’objet d’une re-figuration radicale, en partie grâce à la médiation de la technologie25 ». La question d’un posthumanisme émerge au cœur de cette époque marquée par une présence forte de la critique queer-féministe sur le terrain de la technologie. Formulé dès 1977 par Ihab Hassan26, le posthumanisme revêt dès le départ un double sens : l’hypothèse d’une nouvelle humanité qu’il faudrait reformuler, mais aussi le dépassement d’un humanisme révolu :

« Nous devons d’abord comprendre que la forme humaine — y compris le désir humain et toutes ses représentations extérieures— est peut-être en train de changer radicalement, et qu’elle doit donc être réenvisagée. Nous devons comprendre que cinq cents ans d’humanisme sont peut-être sur le point de s’achever, l’humanisme se transformant en quelque chose que nous devons impuissamment appeler le posthumanisme.27 »

Ce double sens sera repris et affiné par les chercheuses Rosi Braidotti28 et N. Katherine Hayles29 jusqu’à aujourd’hui, mais avant cela, l’expression est utilisée en 1992, dans l’exposition Post Human du commissaire Jeffrey Deitch, présentée une première fois au Musée d’Art Contemporain de Pully/Lausanne, puis dans d’autres villes européennes.30 Pour Deitch, le posthumain s’oriente davantage dans son sens premier (et dans une version confuse), celui d’une « nouvelle humanité » qui trouve selon lui un « nouvelle figuration » dans le champ de l’art, que la question de l’identité traverse, tour à tour désintégrée, reformulée, appelant une nouvelle « morale » devant une intégrité humaine menacée. Une lecture anachronique de l’exposition permet de résumer la position de Deitch de la manière suivante : alors que la majorité des artistes présenté·x·es donne corps à l’idéal transhumaniste (le dépassement du corps humain qui donne naissance, dans le futur, à un surhomme en passe d’être déclassé), le curateur tient un discours qui prolonge un humanisme plaçant l’humain « naturel » comme valeur suprême au centre d’un nouvel agencement dont il doit rester maître. Pourtant, la remise en question de l’anthropocentrisme est tout l’enjeu du débat qui s’ouvre à travers ce que le posthumanisme recouvre, car du point de vue de l’humanisme et de ses dichotomies, qui, précisément, est l’humain « naturel » dont l’intégrité doit absolument être préservée ? C’est bien à partir de la question de ce qui compte comme humain, à partir de la critique d’un euro-anthropocentrisme et de ses dualismes prédateurs que le « moment posthumain31 » émerge, qui doit être compris comme un mouvement où « la réalité sociologique et les dimensions épistémiques sont prises ensemble, comme les deux faces d’une même pièce32 ». Ainsi, en 1985, le Cyborg Manifesto de Donna Haraway ainsi que ses travaux ultérieurs décadrent l’humain pour le replacer dans un continuum machine-humain-animal, pour contester la perspective effondriste qui postule l’inéluctable avènement d’un surhomme se devant de rester maître de la Terre et du cosmos, qui n’est autre qu’un sujet humaniste radical émergeant à partir du refus de prendre en considération les alliances et collaborations non-humaines planétaires, qui se nouent autant sur un plan biologique que biopolitique. Pour Rosi Braidotti, le posthumain est un « sujet nomade33 », distribué et collectif, relationnel et processuel, tourné vers l’extérieur, au cœur d’écologies multiples. Pour Kathrin Hayles, « nous avons toujours été posthumains34 », c’est-à-dire co-constitué·x·es par des matérialités non-humaines, vivantes ou non, et nourri·x·es parallèlement par le rêve humaniste d’une autonomie et d’une intégrité proprement humaine, dont les cauchemars apocalyptiques de dissolution et de perte de subjectivité humaine sont le prolongement contradictoire. Pour Hayles, ce cauchemar fait fausse route, et ignore la réalité menaçante de la non-reconnaissance de la finitude de la vie humaine et son inscription vitale « dans un monde matériel d’une grande complexité, dont notre survie dépend.35 » Dans ce cadre, les dualismes hérités de la modernité se compliquent et se reformulent en entrelacements — comme la natureculture36 de Latour, que Haraway diffuse largement —, voire tombent, et sont analysés comme outils du maintien d’un certain ordre symbolique et social. Ainsi la nature, par exemple, ne se réfère à aucun objet ou catégorie du monde, mais « est une stratégie de maintien des frontières à des fins politiques et économiques, et donc une manière de fabriquer du sens. »37 Pour Braidotti, le posthumain est préoccupé par la part non-humaine et/ou inhumaine de la vie humaine, c’est-à-dire entrelacée à la vie technique, animale et végétale, mais aussi, celle qui inclut la vie humaine déshumanisée, naturalisée comme « autre » ou « alien », repoussée et circonscrite au-dehors des limites du royaume humain, c’est-à-dire, « historiquement, hors des puissances européennes coloniales dirigeantes.38 » En conséquence, « l’humain n’est plus la notion qui était auparavant connue et considérée comme acquise, et elle n’est plus consensuellement partagée39 », et le posthumain, dans ce contexte, signifie peut-être moins l’émergence d’une nouvelle condition humaine qu’il ne marque « la fin de l’arrogance autoréférentielle d’une notion eurocentrique dominante de l’humain et l’ouverture de nouvelles perspectives.40 » En 2018, le Posthuman Glossary est publié. L’ouvrage situe le posthumanisme comme discipline critique transdisciplinaire et instable au sein des humanités, qui s’applique à « récrire l’humain et l’humanisme » par leurs marges et leurs dehors, mais surtout à partir de leurs matérialités non-humaines, quitte à dissoudre l’humain dans ce avec quoi il consiste.

Rosi Braidotti
Rosi Braidotti, « Posthuman Knowledge », conférence co-organisée par le Master in Design Studies Program et Womxn in Design à l’Université Harvard, 12 mars 2019

 

C’est au cœur du « moment Anthropocène » que la critique posthumaniste se solidifie, c’est-à-dire au moment de la formulation de l’influence humaine sur le devenir géologique de la planète Terre, qui s’exprime de manière radicalement « humaniste » à travers le terme contestable d’Anthropocène, qui perpétue l’idée d’une humanité « en général » et ignore les responsabilités inégales et localisées devant des désastres planétaires qui n’ont rien de « naturels ». Largement débattu, au point de devenir pour Braidotti un Anthropomeme, celui-ci marque un « accélérationnisme épistémique » qui déterritorialise et reterritorialise le tournant planétaire à l’intérieur d’un paysage affectif complexe. Pour Jane Caputi, nommer l’anthropocène à partir de la fiction d’un anthropos neutre et universel est une manière obscène de ne pas nommer « l’ère du Motherfucker » : l’ère du violeur et du chieur, l’ère de l’éviscération totale.41 C’est également une manière d’établir une nouvelle fois un Grand Récit, « une histoire inéluctable [qui] irait des chasseurs-cueilleurs à l’homme-force géologique, avec ses trois étapes » : « Industrialisation », « Grande Accélération », « Globalisation », sans faire état ni des choix qui ont été faits (où, quand, par qui), ni des bifurcations possibles, en naturalisant et plaçant comme inéluctable le « simple déploiement des potentialités humaines42 » ; narration que l’on retrouve en filigrane dans des représentations qui ne cessent de se reproduire depuis des décennies. Ainsi, la Terre est écrasée par les inventions de la main humaine, disloquée, « managée » par une industrie militaire pour en extraire ses « performances », qui progressent vers un avant tombé du ciel : un futur effondré.

Publicité Rockwell International, circa 1986. Publicité pour l’édition spéciale du magazine Science84, 1984.
Publicité Rockwell International, circa 1986. Publicité pour l’édition spéciale du magazine Science84, 1984

 

Le sourire des gremlins

Vue artistique du MQ-25 Stingray, drone de l’US Navy, Boeing/General Atomics. (Source : General Atomics Aeronautical Systems, Inc.), 2019.
Vue artistique du MQ-25 Stingray, drone de l’US Navy, Boeing/General Atomics. (Source : General Atomics Aeronautical Systems, Inc.), 2019

 

En 1994, le collectif VNS Matrix déclare donc « The future is unmanned », pour signaler une situation de futurité désertée. Contre la logique anticorps d’un futur préempté et rêvé par l’homme blanc depuis l’espace safe de sa logistique, le slogan vise un retournement : si le futur est unmanned, c’est à dire inhabité, in-humanisé, ou en pilotage automatique, il est en revanche habité et arrimé aux corps pilonnés par la technologie, corps qui, précisément, n’entrent pas dans la catégorie humaniste de l’humain civilisé. Ne faut-il donc pas souhaiter un « unmanned future » et la remontée des corps niés par la civilisation humaine autoproclamée ? En 2024, « The future is unmanned » est un slogan utilisé par l’industrie militaire pour vendre ses machines de guerre automatisées (unmanned vehicules = drones). C’est depuis le retour de cette affirmation trouble et contradictoire, et en poursuivant l’hypothèse de Sofoulis énoncée il y a 40 ans, que la première partie de l’exposition The future is unmanned43 (présentée en mars 2024 à LiveInYourHead, espace d’exposition de la HEAD – Genève) a cherché à revenir sur la généalogie du récit blanchi de la technologie, confirmant la continuité entre « les anciennes rivalités nucléaires et spatiales et les compétitions actuelles des tech bros Jeff Bezos, Elon Musk, ou Mark Zuckerberg. L’absence de la Terre, la narration de son épuisement en arrière-plan, la fascination que procure la vue divine de cette planète rapetissée, les rêves machistes alimentés par l’adrénaline de la conquête et de la terraformation d’un autre monde, l’engagement général en faveur de l’extraplanétarité et la répression violente de la reconnaissance d’une exploitation massive des ressources terrestres nécessaires à cette course absurde : tout ça est d’une familiarité́ déprimante.44 » Il nous faut donc, de nouveau, faire le travail sérieux de détricotage de l’ordre des choses phallocentré, viser le sabotage de sa haine de l’autre, mais aussi attaquer, par le biais d’une ironie franche, le ridicule sur lequel cet ordre repose. Le « dispositif de technologie45 » reproduit des divisions hégémoniques irrationnelles de l’humain civilisé qui se lisent jusque dans nos lieux communs : pourtant, sa critique ouverte il y a quarante ans n’est toujours pas entendue. Alors, l’exposition a cherché à retracer le shitshow de ce grand récit, et à l’aide des outils conceptuels de Zoë Sofoulis, à retourner sa poétique contre lui pour une remontée des corps engloutis : ainsi les figures de l’inhumain·e, du déchet, du gremlin, de l’alien, ont été convoquées, générées de générations en générations par la main et l’esprit en décomposition du patriotisme civilisationnel.

Cindy Coutant pour l4bouche Technoglossie
Cindy Coutant pour l4bouche Technoglossie (after Rockwell International, 1985-1986), 2024.
Photographie de Morgan Carlier

 

Technoglossie (after Rockwell International, 1985-1986) présente le vocabulaire de la haute technologie à partir des publicités de Rockwell International (conglomérat américain de l’industrie militaire & spatiale) : les termes balance, direction, vision, manage, performance qui sont extraits d’une série de publicités publiée au milieu des années 1980 (cf. plus haut) offrent à l’installation Jupiter Space Reloaded son chapitrage.

 

Cindy Coutant pour l4bouche Make a radical departure
Cindy Coutant pour l4bouche Make a radical departure (after Northrop, 1989), 2024.
Photographie de Morgan Carlier

 

Make a radical departure (after Northrop, 1989) est une affiche prélevée d’une publicité de l’entreprise américaine Northrop (aéronautique & défense) publiée en 1989, qu’il est possible de lire différemment au début et à la fin de l’exposition.

 

l4bouche ft. Mona Chancogne Jupiter Space Reloaded
l4bouche ft. Mona Chancogne, Jupiter Space Reloaded, 2024.
Photographie de Morgan Carlier

 

Jupiter Space Reloaded est une installation qui met en discussion les outils conceptuels de Zoë Sofoulis (ZS) avec la technoglossie promulguée par Rockwell International (RI), augmentées par un ensemble de pièces à conviction visuelles et textuelles. Les illustrations de Zoë Sofoulis issues d’une série nommée Extinction Sux sont gravées sur des plaques d’aluminium. Les 5 structures sont chapitrées comme suit :

l4bouche ft. Mona Chancogne Jupiter Space Reloaded,
l4bouche ft. Mona Chancogne, Jupiter Space Reloaded, structure n°1 : Balance (détails), 2022-24.
Photographie de Morgan Carlier

 

Zoë Sofia, Extinction Sux (série), circa 1984.
Zoë Sofia, Extinction Sux (série), circa 1984.

 

1) Balance (RI) vs Shiny goods/Slimy bads (ZS) = affiche l’occultation du caractère ambivalent de la technologie qui génère, « pour tout outil désirable, légitime et prétendument pratique, un tas de déchets inutiles, toxiques, et des terres inhabitables dont personne ne veut endosser la responsabilité. Pour tout bon produit sexy [shiny goods] il existe un sale sous-produit pourri [slimy bads], expression des fantasmes irrationnels et excrémentiels qui ont toujours avancé masqués sous les abstractions cristallines de la culture de la haute technologie. » (ZS, 1984)

l4bouche ft. Mona Chancogne Jupiter Space Reloaded, structure n°2 : Direction (détails du corpus). Publicités CompuServe, Rockwell International (circa 1984), corrélation relevée sur le site « Spurious Correlations », 2023.
l4bouche ft. Mona Chancogne, Jupiter Space Reloaded, structure n°2 : Direction (détails du corpus). Publicités CompuServe, Rockwell International (circa 1984)

 

Corrélation relevée sur le site « Spurious Correlations », 2023
l4bouche ft. Mona Chancogne, Jupiter Space Reloaded, structure n°2 : Direction (détails du corpus). Corrélation relevée sur le site « Spurious Correlations », 2023

 

2) Direction (RI) vs Collapsed future (ZS) = revient sur les promesses du futur (unilatéral et au singulier) et son caractère effondriste exposés plus haut.

 

l4bouche ft. Mona Chancogne Jupiter Space Reloaded, structure n°3 : Vision (détails du corpus). Publicité Northrop, 1984. Miss Guided Missile, coupure de journal (source inconnue), circa 1950
l4bouche ft. Mona Chancogne, Jupiter Space Reloaded, structure n°3 : Vision (détails du corpus). Publicité Northrop, 1984. Miss Guided Missile, coupure de journal (source inconnue), circa 1950

 

Zoë Sofia, Extinction Sux (série), circa 1984
Zoë Sofia, Extinction Sux (série), circa 1984

 

3) Vision (RI) vs Cannibaleyes (ZS) = à propos des corps cannibalisés par les dispositifs de distanciation de la haute technologie, et ses rapprochements douteux (notamment le cas des bombes atomiques pendant les essais nucléaires de Bikini). « La poétique de la culture high-tech procède par des dispositifs qui scrutent et curent le monde : des technologies de transport, de communication et d’information qui concèdent aux objets la possibilité d’être construits séparément de leur manifestation. La source devient re-source. Parallèlement à ces stratégies organisationnelles et topographiques qui permettent à la Terre d’être cannibalisée à distance, les dispositifs de voyage dans l’espace et dans le temps donnent l’illusion de pouvoir échapper aux effets secondaires désastreux de la production high-tech. » (ZS, 1984)

 

l4bouche ft. Mona Chancogne Jupiter Space Reloaded, structure n°4 : Manage (détails du corpus). Mèmes posadistes, 2022-24
l4bouche ft. Mona Chancogne, Jupiter Space Reloaded, structure n°4 : Manage (détails du corpus). Mèmes posadistes, 2022-24. Photographie de Morgan Carlier

 

4) Manage (RI) vs Excrementalism (ZS) = affiche l’incontinence globale de la technologie et « l’excrémentalisme cannibale de sa production représentée en une projection mentale fascinante. » (ZS, 1984). Les représentations de la Terre figurée comme un objet jetable et reconfigurable à l’envi, sont augmentées, entre autres, par les déjections humaines laissées sur la Lune. Devant le constat d’une Terre devenue invivable, une échappée est offerte par les mèmes Internet générés par le mouvement néoposadiste dans les années 2010, qui offrent une nouvelle lecture du mouvement trotskyste des années 1960. Comme l’avance J. Posadas dans Les Soucoupes volantes, le processus de la matière et de l’énergie, la science, la lutte de classes et révolutionnaire et le futur socialiste de l’humanité (1968), la guerre nucléaire pourrait être une opportunité pour le prolétariat qui se tient prêt pour s’adresser à l’autre radical, celui qui se tient en dehors de l’histoire. Le communisme alien est-il le seul espoir pour l’humanité ? La révolution, de nos jours, ne peut-elle advenir que sous les traits d’un phénomène paranormal ?

l4bouche ft. Mona Chancogne Jupiter Space Reloaded, structure n°4 : Performance (détails du corpus), tweet d’Elon Musk, 2022-24
l4bouche ft. Mona Chancogne, Jupiter Space Reloaded, structure n°4 : Performance (détails du corpus), tweet d’Elon Musk, 2022-24. Photographie de Morgan Carlier

 

5) Performance (RI) vs Logospermatechnos (ZS) = affiche les logospermatechnos de la haute-technologie et leur récurrence. En 1984, Zoë Sofoulis nomme logospermatechnos les productions technologiques qui se présentent conjointement comme nécessaires, sexuellement actives, techniquement agressives, et potentiellement mortelles. La sexo-sémiotique des logospermatechnos est à la fois banalement admise et singulièrement non formulée dans la culture high-tech.

Cindy Coutant, Slimy bad smiling Gizmos ; Extinction Sux/The Lumen (after Zoë Sofia, 1984), 2024.
Cindy Coutant, Slimy bad smiling Gizmos ; Extinction Sux/The Lumen (after Zoë Sofia, 1984), 2024.
Photographie de Morgan Carlier

 

Slimy bad smiling Gizmos est une série de peintures numériques réalisées à partir d’outils de génération textuelles. Un gizmo, en anglais, est un synonyme de ‘gadget’, quelque chose que l’on ne peut pas nommer. Ses itérations génératives portent la trace de la créature du film de Joe Dante, Gremlins, sorti en 1984.

 

 

Zoë Sofia, Extinction Sux (série), circa 1984
Zoë Sofia, Extinction Sux (série), circa 1984

 

Extinction Sux/The Lumen (after Zoë Sofia, 1984) rassemble deux peluches de Gizmo du film Gremlins sous la lumière d’un laser. Pour Zoë Sofoulis, « Le lumen exprime élégamment le double mouvement de la trajectoire de la SF : la quête épistémophile pour pénétrer le corps secret de la nature, et l’incorporation du monde éclairé en tant qu’espace Jupiter » qui scanne/masque/extraterrestrialise les demi-vies qu’elle ne cesse de produire.

 

The science of gremlinology is inexact but fascinating, article de The Argus, 1944
The science of gremlinology is inexact but fascinating, article de The Argus, 1944.
Photographie de Morgan Carlier

 

The science of gremlinology is inexact but fascinating est un article du quotidien australien The Argus, du 15 janvier 1944 à propos des gremlins, « ces petits êtres perfides ». La figure du gremlin est popularisée pendant la Seconde Guerre mondiale par les membres de la Royal Air Force Britannique, qui leur attribuent accidents et avaries inexpliquées pendant les vols. Le gremlin est une créature qui hante les machines, les sabote. Selon l’Oxford English Dictionary, c’est aussi, à l’origine, un corps subalterne.

 

Us, gremlins est un texte reproduit à la main sur l’ensemble des murs entourant Jupiter Space Reloaded. La police de caractère utilisée, Redaction 50 (de Forest Young & Jeremy Mickel), s’inspire de la typographie juridique américaine, notamment Times New Roman et Century Schoolbook dans une version dégradée, qui fait référence à la dégradation des documents dans le système juridique nord-américain.

l4bouche, Us, gremlins, 2024
l4bouche, Us, gremlins, 2024

 

 

Notes

  1. Vol. 14, n° 2, été 1984, pp. 47-59. Zoë Sofoulis signe cet article du nom de Zoë Sofia. Sa traduction par l4bouche (Cindy Coutant & Estelle Benazet H.) est publiée sous le titre Exterminer les fœtus : avortement, désarmement, sexo-sémiotique de l’extraterrestre, Paris/Romainville, l4bouche/Excès, 2022 (ci-après EF).
  2. Celle-ci culmine lors de l’Initiative de Défense Stratégique (Initiative of Strategic Defense [IDS]), projet qui prévoit le déploiement d’un réseau de satellites équipés de lasers dans le but de contrer une attaque nucléaire soviétique et, plus largement, à dépasser la doctrine de l’équilibre de la terreur. Très vite, le programme est rebaptisé Star Wars par les médias, puis par Ronald Reagan lui-même.
  3. Je garde l’anglicisme en référence à son contexte étatsunien.
  4. Ronald Reagan, ouvertement pro-life, s’est engagé contre l’arrêt Roe v. Wade (décision rendue en 1973 par la Cour Suprême inscrivant dans la Constitution le droit à l’avortement). Pendant son mandat, le Président Reagan a notamment publié “Abortion and the Conscience of a Nation” (Avortement et conscience de la nation, publié une première fois dans la revue Human Life Review, New York: printemps 1983, puis en livre, Nashville: Thomas Nelson Publishers, 1984). Dans cet écrit, présenté par ses éditeurs comme le « seul livre publié par un président états-unien en exercice », Ronald Reagan assimile l’avortement à un « holocauste silencieux ».
  5. Zoë Sofia, EF, p. 20.
  6. Zoë Sofia, « Container Technologies », Hypatia A Journal of Feminist Philosophy, vol. 15, n° 2, mai 2000, pp. 181-201.
  7. Énoncé dans Lewis Mumford, Technics and Civilization, New York, Harcourt, Brace & Company, Inc., 1934 ; Technique et civilisation, Paris, Éditions du Seuil, 1950.
  8. Zoë Sofia, « Aliens ‘R’ U.S.: American Science Fiction Viewed from Down Under », dans George E. Slusser and Eric S. Rabkin (dir.), Aliens. The Anthropology of Science Fiction, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois University Press, 1987, p. 98.
  9. Zoë Sofia, EF, pp. 63-64.
  10. Jane Caputi est professeure en Women, Gender and Sexuality Studies à l’Université de Florida Atlantic. Cf. « Seeing Elephants: The Myths of Phallotechnology », publié en 1988 dans Feminist Studies, vol. 14, n° 3, automne 1988, pp. 486-524, qui croise les recherches de Zoë Sofoulis et Helen Caldicott.
  11. Helen Caldicott, Missile Envy: The Arms Race and Nuclear War, Toronto/New York, Bantam Books, 1986, p. 40.
  12. Brian Easlea, Fathering the Unthinkable, London, Pluto Press, 1983.
  13. Ursula K. Le Guin, « The Carrier Bag Theory of Fiction », Dancing at the Edge of the World, New York, Grove Press, 1989 (traduction de Aurélien Gabriel Cohen publié en ligne dans la revue Terrestres https://www.terrestres.org/2018/10/14/la-theorie-de-la-fiction-panier/).
  14. Ursula K. Le Guin, Ibid.
  15. Zoë Sofia, EF, p. 30.
  16. Ibidem.
  17. Zoë Sofia, EF, p. 52.
  18. Zoë Sofia, EF, p. 13.
  19. Zoë Sofia, « Contested Zones: Futurity and Technological Art », Leonardo, vol. 29, n° 1, The MIT Press, 1996 [1994], pp. 59-66.
  20. Le collectif VNS Matrix est fondé en 1991 par Josephine Starrs, Julianne Pierce, Francesca da Rimini et Virginia Barratt. “A Cyberfeminist Manifesto for the 21st Century”, qu’elles publient la même année, dissémine largement le terme de « cyberféminisme ». Le collectif se dissout en 1997.
  21. Giorgio, Griziotti, Neurocapitalisme. Pouvoirs numériques et multitudes, Caen, C&F éditions, 2018, p. 23.
  22. Sadie Plant, « Intelligence Is No Longer On The Side Of Power (Sadie Plant Interview 1995) », Alien Underground0.1, 1995 ; en ligne : https://datacide-magazine.com/intelligence-is-no-longer-on-the-side-of-power-sadie-plant-interview-1995.
  23. « The matrix weaves itself in a future which has no place for historical man ». Sadie Plant, « The Future Looms: Weaving Women and Cybernetics », dans Mike Featherstone et Roger Burrows (dir.), Cyberspace/Cyberbodies/Cyberpunk: Cultures of Technological Embodiment, Londres/Thousand Oaks/New Dehli, Sage Publications, 1995, p. 62.
  24. Notons ici que la première vague du mouvement cyberféministe porté par VNS Matrix/Sadie Plant ne discute pas, en son sein, la « position normative des femmes occidentales blanches (probablement de la classe moyenne, probablement hétérosexuelles) » (Susanna Paasonen, « Revisiting cyberfeminism », Communications, vol. 36, n° 3, septembre 2011, p. 344) qui sont majoritairement à l’œuvre dans le mouvement, et laisse de côté les questions raciales qui devraient pourtant se trouver au cœur d’une réflexion sur le démantèlement possible des identités assignées, et dont les effets, comme celui du racisme, se vivent matériellement, « dans la chair », tout en se répliquant et se prolongeant transmédiatiquement. Comme le pointe Julia R DeCook dans « A [White] Cyborg’s Manifesto: the overwhelmingly Western ideology driving technofeminist theory » (Media, Culture & Society, vol. 43, n° 6, 2020, pp. 1158-1167), la figure du cyborg portée par le Manifesto de Haraway est elle-même profondément ancrée dans une culture occidentale qui ne pense pas l’accès inégal à ces technologies qu’Haraway exhorte à embrasser pour mieux les détourner, et fait de la figure du cyborg une identité universalisante caduque, en incorporant par analogie des expériences situées géographiquement et socialement de manière disparate. Une lecture plus transversale et inclusive des cyberféminismes est aujourd’hui à l’œuvre, comme le montre les récentes publications à son propos, notamment le Cyberfeminist Index publié en 2023 par la chercheuse Mindy Seu. L’ouvrage rend compte d’un mouvement plus large, qui émerge au cœur des années 1990, d’un activisme techno-critique féministe, queer et postcolonial se déployant de manière hétérogène, sans filiation unique, mais de manière ramifiée, composite et globale.
  25. Allucquère Rosanne Stone, « Will the Real Body Please Stand Up? », dans Michael Benedikt (dir.), Cyberspace: First Steps, Cambridge, MIT Press, 1991, pp. 81-118 (ma traduction).
  26. Ihab Hassan, « Prometheus as Performer: Toward a Posthumanist Culture? », The Georgia Review, vol. 31, n° 4, hiver 1977, pp. 830-850.
  27. “We need first to understand that the human form—including human desire and all its external representations—may be changing radically, and thus must be re-visioned. We need to understand that five hundred years of humanism may be coming to an end, as humanism transforms itself into something that we must helplessly call posthumanism », Ibid., p. 843.
  28. Rosi Braidotti, The Nomadic Subject. Embodiment and Sexual Difference in Contemporary Feminist Theory, New York, Columbia University Press, 1994 ; The Posthuman, Cambrige, Polity Press, 2013 ; The Posthuman Glossary (avec Maria Hlavajova, dir.), London, Bloomsbury Academic, 2018.
  29. N. Katherine Hayles, How We Became Posthuman. Virtual Bodies in Cybernetics, Literature, and Informatics, Chicago, The University of Chicago Press, 1999.
  30. Castello di Rivoli— Museo d’Arte Contemporanea, Rivoli/Turin (1992) ; Deste Foundation, House of Cyprus, Athens (1993) ; Deichtorhallen Hamburg (1993) ; Israel Museum, Jerusalem (1993).
  31. Rosi Braidotti, Maria Hlavajova (dir.), The Posthuman Glossary, London, Bloomsbury Academic, 2018, p. 2.
  32. Ibid.
  33. Rosi Braidotti, The Nomadic Subject, op. cit.
  34. N. Katherine Hayles, How We Became Posthuman, op. cit., p. 291.
  35. Ibid., p. 5.
  36. Kristien Hens, « Book Review: Donna Haraway – When Species Meet », Ethical Perspectives: Journal of the European Ethics Network, vol. 15, n° 3, 2018, pp. 422 – 423.
  37. Allucquére Rosanne Stone, op. cit.
  38. Posthuman Glossary, op. cit., p. 2.
  39. Ibid., p. 3.
  40. Ibid.
  41. Voir Jane Caputi, Call Your « Mutha »: A Deliberately Dirty-Minded Manifesto for the Earth Mother in the Anthropocene, Oxford, Oxford Academic, 2020.
  42. Pierre Montebello, Métaphysiques cosmomorphes, Dijon, Les Presses du réel, 2015, p. 13.
  43. Exposition scénographiée par Mona Chancogne, avec Estelle Benazet Heugenhauser, Cindy Coutant, l4bouche, Douna Lim, Théo Pozoga, Anhar Salem, Zoë Sofia, Claire Williams. Performances de Emma Chataigné, Mattéo Debove, Jeanne Dufour. Du 8 mars au 15 avril 2024, LiveInYourHead, HEAD – Genève.
  44. Zoë Sofia, EF, p. 89.
  45. Cindy Coutant, 1984-2024 : désarmer le grand récit de la technologie. Sexo-sémiotique high tech et grammaire du futur, thèse de création en art (Université de Lille/Le Fresnoy), soutenue en février 2024.