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ISSUE #23 Géographie enchantée

Bienvenue à bord de la géographie enchantée !

Parce que sans chansons pas de lieux, pas d’histoires, pas de révolutions, pas de souvenirs ni love story… Bref, sans elles le monde ne serait pas tel qu’il est.

Jacques Demy disait qu’il faisait des films enchantés comme d’autres font des films en couleurs. Ses deux comédies musicales, Les Parapluies de Cherbourg (1964) et Les Demoiselles de Rochefort (1967), ont enchanté le public, mais aussi les deux villes. Dans l’imaginaire géographique, elles sont désormais indissociables de l’univers de Jacques Demy, des mélodies de son compositeur fétiche Michel Legrand et des années 1960. Plus récemment, Damien Chazelle – largement inspiré par l’œuvre du cinéaste et du musicien français – réenchante Los Angeles avec les chansons de La La Land (2017).

Géographie enchantée ? On sait bien que les romans, les tableaux et les films marquent les lieux. Mais on n’a guère été attentif aux chansons. Elles traduisent l’air du temps, rythment nos existences et participent des récits mémoriels. On pense moins à leur géographie. Pourtant que seraient Paris sans Édith Piaf, Lisbonne sans le Fado, Liverpool sans les Beatles ? Que seraient nos expériences des lieux sans les chansons qui souvent les accompagnent ? On ne compte pas les endroits qu’une chanson a rendus populaires et imprégnés de sens. Les chansons, qu’elles portent sur un lieu réel (une ville, un quartier, un pays…), imaginaire (le paradis), ou un type de lieu (l’île, le lac, la rue…) participent à l’enchantement du monde en le chargeant d’émotions. N’en déplaise à Max Weber pour qui la modernité procède d’un « désenchantement du monde1 ».

Le rapport entre chansons et lieux ainsi que leurs effets sur le monde est au cœur de la géographie enchantée. Le projet est né au moment où je travaillais pour le département de géographie de l’Université de Genève à la conception d’expositions2 et à la réalisation de projets de valorisation scientifique destinés au grand public. Aux côtés du Prof. Jean-François Staszak avec qui j’ai conçu et piloté le projet, nous avions travaillé à différents degrés et dans une perspective de géographie culturelle sur le cinéma, la photographie, la peinture : il nous manquait la musique. L’attention à la culture populaire nécessite de s’intéresser non seulement aux œuvres canonisées par l’histoire de l’art, mais aussi à celles qui n’ont peut-être pas leur place dans les musées, mais en occupent une – majeure – dans nos vies. La musique et les chansons, très peu étudiées en tant que telles par les sciences sociales, sont en la matière particulièrement importantes, notamment parce qu’elles permettent de développer une approche attentive aux émotions, aux sensations et aux ambiances.

C’est ainsi que 2020, nous embarquons pour une géographie enchantée, quelques mois à peine avant l’arrivée du Covid en Europe. Curieuse coïncidence, nous cherchions peut-être déjà un moyen de réenchanter un peu le monde à notre manière.

Aujourd’hui la géographie enchantée c’est :

  · Trois livres collectifs qui examinent le rapport entre chansons populaires et lieux : Monde enchanté, chansons et imaginaires géographiques ; Villes enchantées, chansons et imaginaires urbains ; Voyage enchanté, chansons et imaginaires du voyage (Éditions Georg, 2021, 2022, 2024, sous la direction de R. Pieroni & J.-F. Staszak) ; ouvrages qui s’accompagnent d’une série de dix clips vidéo (réalisation Mathieu Epiney)

  · Deux expositions : Amsterdam, Bamako, Genève…Mais qui connaît la chanson ? (Bains des Pâquis, Genève, 2024) ; Voyage enchanté, chansons et imaginaires géographiques (Université de Genève, Salle d’exposition, 2024)

  · Un jeu en ligne (disponible dès le 16 mai 2024) — geoenchantee.ch — créé en collaboration avec le département de Communication visuelle de la HEAD — Genève (HES-SO)

L’ensemble est le fruit de collaborations vertueuses qui se sont renforcées avec mon arrivée à la HEAD — Genève. J’en profite ainsi pour remercier chaleureusement Julie Enckell et Faye Corthésy qui m’ont proposé la conception de ce dossier, Anthony Masure qui accueille le projet au sein de l’Institut de recherche en art et design de la HEAD (IRAD), Dimitri Broquard, responsable du département de Communication visuelle, ainsi que Juan Gomez et Linda Forestieri qui ont permis la réalisation du jeu en ligne.

Ces différents projets forment aujourd’hui un véhicule pour voyager virtuellement par les chansons populaires et un outil pour penser de façon critique nos manières d’appréhender le monde par la musique. Ceci, car l’enchantement du monde par les chansons s’appuie dans certains cas sur des imaginaires toxiques qu’il s’agit de mettre à nu. On pense notamment à la chanson coloniale (La Petite Tonkinoise, interprétée notamment pas Joséphine Baker) ou plus récemment à Africa (Rose Laurens) où l’Afrique devient le lieu de tous les possibles sexuels, qui ensorcellerait et ferait perdre la raison.

Certains lieux sont créés de toute pièce pour enchanter. Disneyland, par exemple, est décrit comme un ensemble de dispositifs d’enchantement de l’extraordinaire, car ceux-ci sont hors du quotidien et font appel à des spécialistes ainsi qu’à des machines3. Ces dispositifs ne sont pas le sujet de la géographie enchantée qui s’intéresse aux lieux plutôt ordinaires (réels ou fictifs) et qui font l’objet d’un processus d’enchantement par la chanson. Cet enchantement repose sur des imaginaires géographiques et se fait dans bien des cas pour le meilleur, mais aussi pour le pire quand ils sont fondés sur des stéréotypes racistes ou/et sexistes que les chansons participent à véhiculer. L’objectif n’est pas de faire le procès des chansons populaires, mais d’en décrypter les ressorts pour pouvoir continuer à danser et à les chanter en étant mieux informé-es à leur sujet.

Ce dossier fait appel à différentes personnes ayant contribué chacune à leur manière à la démarche. Jean-François Staszak, nous embarque dans une analyse critique de Voyage, Voyage (Desireless, 1987) au prisme d’une géographie culturelle attentive aux enjeux postcoloniaux et aux questions d’exotisme. Le voyage se poursuit avec le texte de Laura Saysanavongphet à propos de La Terre est Ronde (Orelsan, 2015). L’auteure met en perspective la chanson avec ses recherches doctorales qui portent sur les premiers tours du monde touristiques de la fin du XIXème. Il y est question de tradition littéraire et touristique et de (dés)enchantement géographique du monde. Puis, on parle scène musicale genevoise et pochettes de vinyles avec Quentin Pilet (Bongo Joe Records) dans un article conduit sous forme d’entretien. Le dernier texte, de Nicolas Leresche, porte enfin sur les enjeux muséographiques des expositions consacrées à la musique. Il revient sur la démarche d’exposition du projet Géographie enchantée pour expliciter les ressorts d’une scénographie qu’on ose ici qualifier de post-représentationnelle. Ceci pour qualifier une démarche guidée par la volonté de conserver au centre de l’expérience du public les émotions (géographiques) suscitées par les chansons.

Les chansons composent la bande-son de nos vies. Elles se superposent aux petits et aux grands moments. Elles se glissent dans le quotidien qu’elles enchantent ou qu’elles teintent de leur mélancolie. Les « chansons géographiques » donnent sens aux mondes que nous habitons et vous ferez peut-être le constat critique et douloureux que certaines d’entre elles que vous adorez vous ont trompé-e. Mais on vous le promet : vous ressortirez en chantant.

Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter un agréable voyage,

Raphaël Pieroni

 

 

Notes

  1. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Presses électroniques de France, 2013 [version originale allemande : 1905].
  2. Expositions « Frontières en tous genres » (2017) et « Quartier réservé » (2022).
  3. Yves Winkin, « L’enchantement : dispositif et disposition. Rétrospective et prospective », dans Rachel Brahy (dir.), L’enchantement qui revient, Paris, Hermann, 2023, pp. 15-35. https://doi.org/10.3917/herm.brahy.2023.01.0015

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Voyage Voyage, la musique comme véhicule

La Terre est ronde

Poétiques du tour du monde : une réflexion sur les pas d’Orelsan

Mur de vinyles composé par Quentin Pilet à Bongo Joe Records, Genève

Voyage enchanté avec Bongo Joe Records

Vue de la scénographie et de la disposition des modules de l’exposition « Voyage enchanté. Chansons et imaginaires géographiques »

Chanter au musée. Exposer les imaginaires des chansons géographiques