ISSUE #24 Matérialités du numérique
Introduction
Ce numéro d’ISSUE regroupe des contributions qui questionnent les matérialités du numérique et les enjeux écologiques, de classe, de race et de genre qui les traversent. Chaque auteur·ice développe des perspectives critiques qui permettent d’éclairer différentes faces de la notion de « matérialité ». Celle-ci renvoie aux matériaux qui composent nos outils numériques et à leur extraction mortifère ; aux environnements dans lesquels ils évoluent, et aux significations qui y sont rattachées ; ou encore aux rapports de force et de travail qui les constituent. Le dossier dans son ensemble s’inscrit résolument contre l’idée d’une « dématérialisation » qui aurait accompagné le passage au numérique.
Les contributions ont en commun d’adopter des méthodologies de recherche-création. Elles développent des analyses issues de recherches de terrain et/ou de croisements théoriques et historiques. Elles proposent aussi des formes artistiques et de design qui travaillent la spéculation et dessinent des possibilités de voir différemment et de faire autrement. En somme, l’apport de la recherche-création est de taille : elle permet de tracer des perspectives émancipatrices dans notre rapport au numérique.
Le dossier s’ouvre avec la contribution du chercheur et designer rattaché à la HEAD Cyrus Khalatbari, qui opère comme un guide méthodologique à destination des artistes et designers. Khalatbari nous invite à aller au-delà des esthétiques plaisantes des plateformes, à ouvrir les boîtes noires de nos technologies, pour créer des objets qui permettent de mettre à distance la soi-disant « immatérialité » du numérique.
L’historienne de l’art Béatrice Joyeux-Prunel et le philosophe et enseignant à la HEAD David Zerbib s’attachent à décrire les conditions contemporaines de la vie des images numériques. Plus que le contenu des images ou leur médium, ce sont les infrastructures, les programmes qui génèrent les images, qui sont aujourd’hui au cœur du « théâtre d’opérations visuelles », selon elleux. Leurs réflexions émanent directement de l’exposition AIAIA Sweatshop qu’iels ont organisée à l’artist-run space à Duplex, à Genève (17 mai – 21 juin 2024). Les œuvres agencées au sein de cette exposition sont décrites dans l’article consécutif. L’artiste et chercheuse Raphaëlle Kerbrat déploie dans sa contribution la profondeur théorique de son œuvre Si (1-bit computer), présentée dans le cadre d’AIAIA Sweatshop. Son installation sous forme d’un ordinateur réduit à ses composants essentiels rend visible et sensible le signal qui anime le dispositif. Par sa pratique, Kerbrat défend l’importance de créer les conditions pour une attention des utilisateurs·ices au « poids des données ».
Les deux contributions suivantes adressent les conséquences de l’extraction de ressources naturelles pour composer nos appareils et technologies numériques, par le biais du film ou de la vidéo d’artiste. Dans sa vidéo Bedrocks for Digital Systems, l’artiste, chercheuse et enseignante à la HEAD Mabe Bethônico, avec la collaboration de l’artiste Victor Galvão, ausculte les logiques coloniales dissimulées dans nos smartphones, ordinateurs, télévisions, etc. Ainsi que le montre Bethônico, la matérialité de ceux-ci fait littéralement écran aux inégalités géopolitiques et à la violence du travail d’extraction qui caractérisent leur production. Le court métrage Kasiterit, réalisé par l’artiste Riar Rizaldi, dont le travail a récemment été exposé au Centre de la Photographie Genève1, est disponible en intégralité durant un mois sur le site d’ISSUE. Dans ce film diffusé dans de nombreux festivals internationaux et sous forme d’installation dans des musées, c’est une voix issue de l’intelligence artificielle – créée par Rizaldi – qui s’interroge sur ses origines, sur l’île de Bangka en Indonésie, où des travailleurs·euses extraient l’étain utile à la fabrication et au fonctionnement des technologies les plus contemporaines.
L’artiste et chercheuse Cindy Coutant, responsable de l’option [Inter]action au département Arts visuels et curatrice de l’exposition The Future is Unmanned à l’espace LiveInYourHead (7 février – 13 avril 2024), met à nu dans son article éponyme les symboliques genrées et délétères attachées aux technologies contemporaines. En s’appuyant sur des écrits cyberféministes, elle en appelle à un retour vengeur des « corps engloutis » par le grand récit du progrès : ceux des aliens, des gremlins, des déchets. « Apprendre avec les déchets », c’est la proposition avancée dans l’article dessiné de l’artiste et anthropologue Anaïs Bloch, qui travaille dans le cadre du projet de recherche Discarded Digital à la HEAD. Ainsi rend-elle compte de ses échanges avec Gerry Oulevay, artiste inventeur autodidacte qui travaille avec les rebuts du numérique pour fabriquer des objets et des installations insolites. Comme avec les autres articles du dossier, on y apprend à écouter les voix dissidentes et minoritaires, celles qui nous dévoilent les entrelacs complexes des matérialités du numérique.
Faye Corthésy
Crédit photographie : capture d’écran du film Kasiterit (Riar Rizaldi, 2019)
Notes
- A Phantom Ride of the Sunda Plate, cur. Holly Roussell, Danaé Panchaud et Claus Gunti, 6 décembre 2023 – 11 février 2024