Filmer l’intime et le politique

Une interview de Petra Costa par Delphine Jeanneret

La Responsable adjointe du Département Cinéma, Delphine Jeanneret, a réalisé un entretien avec la cinéaste brésilienne Petra Costa, invitée du festival Visions du Réel, qui se déroule en ligne du 17 avril au 2 mai 2020. Cinq films documentaires de la réalisatrice, dont The Edge of Democracy, qui a été nominé aux Oscars 2020, sont visibles sur les plateformes associées au festival pour cette édition particulière. Dans le cadre de cette rétrospective, la réalisatrice donne également une masterclass en ligne le jeudi 30 avril 2020 à 15h00, qui sera modérée par Delphine Jeanneret et Giona Nazzaro (Visions du Réel).

Lors de cet entretien, Costa évoque plusieurs de ses films, et sa méthode particulière consistant à tisser des contenus personnels, des histoires familiales avec des considérations anthropologiques. Elle revient aussi sur la montée de l’extrême-droite au Brésil, dont son dernier film, consacré à la destitution de l’ancienne présidente Dilma Rousseff se faisait l’écho.

Delphine Jeanneret : Quelles expériences formatrices ont été importantes pour vous avant d’être réalisatrice?

Petra Costa : Dès mon plus jeune âge, j’adorais le théâtre. En tant qu’actrice, j’ai été formée à chercher ce dont j’aurais le plus honte, à explorer mes sentiments les plus intimes et à les transposer dans le personnage que je voulais incarner. J’ai ensuite fait des études d’anthropologie à l’Université de Columbia (aux États-Unis) car il m’a paru que la méthodologie de l’ethnographie était extrêmement utile pour essayer de comprendre la société brésilienne. J’ai commencé à filmer mes recherches ethnographiques et je suis tombée amoureuse de ma caméra, de la façon dont elle me permettait d’entrer dans la vie des gens. Je suis rentrée au Brésil. Pas encore certaine de vouloir me consacrer à la réalisation de films, j’ai fait un master en psychologie sociale. Ces trois domaines – le théâtre, l’anthropologie et la psychologie – ont inspiré mon travail et c’est encore le cas à l’heure actuelle. La réalisation de films a également été, à bien des égards, un outil pour relier ces trois domaines d’intérêt. Mon master portait sur le concept de traumatisme, et tous mes films gravitent autour de ce concept d’une manière ou d’une autre. Le premier, Undertow Eyes, traite du traumatisme lié au vieillissement et de devoir faire face à la mort.

D.J : Undertow Eyes est un portrait intime de votre famille. Pourquoi avez-vous décidé de travailler avec vos grands- parents? Comment avez-vous travaillé avec un cadre aussi proche, créant une approche sensorielle?

P.C. : Une grande partie de la difficulté, lorsque j’ai tenté pour la première fois de faire des documentaires sociopolitiques, a été de répondre à la question «qui suis-je pour parler des histoires des autres?». Je me sentais mal à l’aise avec la position de pouvoir que j’avais en décrivant l’autre. Au départ, Undertow Eyes était un projet très modeste. J’étais fascinée par la relation de mes grands-parents face au vieillissement, à la mort et à l’amour, ce type de relation amoureuse aujourd’hui en voie d’extinction parce que les gens ne passent plus 70 ans de leur vie ensemble. Je voulais l’enregistrer pour qu’elle ne disparaisse pas, car comme le dit Walter Benjamin, cité de mémoire: «Toute image du passé qui n’est pas reconnue par le présent comme une de ses propres préoccupations est irrémédiablement menacée de disparaître». En passant du temps avec eux, j’approfondirais de plus en plus les strates de la mémoire de leur relation, de leurs rêves, des chansons qu’ils ont en commun, de leur propre affection, comme une «archéologie de l’affection». Je sentais que je pouvais presque figer leur intimité. Inspirée par les œuvres de Stan Brakhage et de Jonas Mekas, j’ai utilisé une caméra Super-8 pour atteindre le langage des souvenirs et des rêves de mes grands-parents.

Elena (2012), Petra Costa

 

D.J : Undertow Eyes est déjà dédié à Elena, qui prête également son nom au titre de votre deuxième film basé sur la vie de l’actrice Elena Andrade, votre sœur aînée. Avec ce deuxième film, vous créez un essai très personnel avec des photos de famille, mais en même temps, il y a un contexte politique fort avec un récit à plusieurs niveaux. Comment avez-vous articulé ces deux histoires?

P.C. : L’idée du film Elena a germé quand j’avais 18 ans, en travaillant comme actrice à São Paulo. En parcourant mes journaux intimes, j’ai trouvé un carnet de notes que je n’avais jamais vu auparavant. En commençant à lire, j’ai découvert, dans les gribouillis d’une autre personne, mes propres désirs et insécurités, mes propres pensées sur l’art et l’amour, exactement les mêmes sensations que j’avais éprouvées sans jamais arriver à les exprimer.

C’était comme si j’avais écrit ces mots moi-même – ou bien qu’une autre personne, dans un acte de prescience étrange, avait anticipé mes propres pensées et sentiments, les couchant sur la page comme si elle anticipait ma pensée et mes sentiments. Ces écrits étaient de ma sœur Elena et dataient de quelques mois avant sa mort. Elle s’est suicidée en 1990, à New York, alors qu’elle avait 20 ans. Sa sensibilité m’était si familière alors que je ne la connaissais à peine. Je ne connaissais pas ses tourments intérieurs, mais quand je suis tombée sur son journal, j’avais exactement l’âge qu’elle avait quand elle l’a écrit. La lecture de ses mots m’a apporté un sens différent de l’intimité: j’avais l’impression d’avoir une conversation avec moi-même, à travers elle, ou une conversation avec elle transitant par une cavité profonde à l’intérieur de moi. Je voulais faire un film qui ait la structure d’une fiction, et qui nous emmènerait dans un road movie de l’esprit de cette femme (moi) et de ses fantômes (la sœur). Je voulais créer cette confusion pour que le public ne sache plus qui est qui. J’étais aussi très attirée par la liberté qu’offre la forme de l’essai cinématographique. En même temps, je voulais raconter l’histoire des deux pays (le Brésil et les États-Unis) ainsi que celle d’une autre contrée, celle de la mémoire et du traumatisme. Et j’avais très envie de trouver une esthétique pour montrer la mémoire : la sensation d’être dans un lieu mais en même temps d’être dans le passé.

D.J : Dans votre troisième film, Olmo et la mouette, vous suivez une jeune actrice qui doit choisir entre la maternité et sa carrière. Comment avez-vous réussi à exploiter ce matériau très organique et spécifique, en naviguant constamment entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas?

P.C. : J’avais envie de créer un film avec des acteurs qui improvisent librement et qui développent une histoire de manière collective. Je trouvais que, trop souvent, les films de fiction étaient contraints par la forme, et tellement enchevêtrés dans celle-ci, qu’ils perdaient les subtilités de la vie elle-même. J’ai été invitée par le festival CPH:DOX à co-réaliser un film avec la cinéaste danoise Lea Glob. Nous voulions faire un film dans lequel nous utiliserions une structure de fiction pour examiner la vie d’une personne réelle. L’idée était de construire des cadres et des situations qui permettraient à nos personnages d’examiner leurs souvenirs, leurs désirs, leurs regrets, leurs habitudes et leurs secrets. Nous étions particulièrement intéressées par le sujet féminin, une journée dans la vie d’une femme accomplissant des tâches ordinaires. J’ai immédiatement pensé à Olivia Corsini et à Serge Nicolaï, membres de la troupe du Théâtre du Soleil, que j’avais récemment rencontrés. Du tournage au montage, le travail de toute l’équipe a été imprégné de l’esprit d’une troupe de théâtre, où beaucoup d’idées sont nées de la collaboration. Olmo et la mouette est aussi, à bien des égards, une continuation des enquêtes que j’ai menées dans mes films précédents. Dans une large mesure, j’aborde mes films comme une archéologie des affects, en essayant d’atteindre les niveaux profonds des émotions impalpables. Tandis qu’Elena explorait le processus de découverte et d’ancrage dans le monde, avec Olmo et la mouette, mon espoir était d’étudier le processus de lâcher prise de cet être et, dans une certaine mesure, de laisser place à la naissance de quelque chose d’autre, que ce soit un bébé ou une nouvelle version de soi, qu’il soit enraciné comme olmo (orme en italien) ou migratoire comme une «mouette».

The Edge of Democracy (2019), Petra Costa

 

D.J : Dans The Edge of Democracy, vous poursuivez cette quête entre l’intime et le politique. Ce qui me frappe, c’est l’intimité même que vous avez pu créer avec Dilma Rousseff, la façon dont vous avez gagné sa confiance. Combien de temps vous a-t-il fallu pour être non seulement proche d’elle, mais également de Lula?

P.C. : Lorsque je suis revenue au Brésil après avoir passé quelque temps à l’étranger pour réaliser Olmo and the Seagull, j’ai été affectée par la transformation du pays. Il y avait des signes de fascisme ici et là, mais je ne savais pas exactement ce que c’était. J’ai commencé à faire des recherches sur Bolsonaro, qui n’était pas très connu à l’époque, et j’ai été consternée par l’incitation à la haine que j’ai vue dans ses vidéos. J’ai décidé de filmer les manifestations qui allaient avoir lieu au sujet de la destitution de Dilma. Je me souviens que la veille de cette manifestation, j’ai eu une pensée très naïve faisant écho à un rêve que j’avais fait avec Elena dans lequel elle vomissait, et je faisais mijoter son vomi. De la fumée en sortait, et une voix disait que la fumée était sa douleur qui s’évaporait. Je me suis dit que si je pouvais faire ça avec Elena, peut-être que je pourrais le faire avec le pays: entrer dans ce traumatisme fasciste et essayer de l’exorciser d’une manière ou d’une autre à travers le cinéma. C’était très naïf bien sûr parce que c’est à l’échelle d’une nation et j’ai fini par être complètement aspirée par ce traumatisme.

Je suis allée à Brasilia et j’ai essayé de filmer. J’ai écrit des lettres à Dilma et Lula mais ils n’ont jamais répondu. Je filmais la vie quotidienne à Brasilia mais je ne pouvais accéder ni à Dilma, ni à Lula. C’était très frustrant, jusqu’à ce que je réussisse à monter dans un bus rempli d’historiens qui allait rendre visite à Dilma au palais présidentiel. Finalement, j’ai rencontré Dilma pour la première fois et je lui ai demandé une interview. C’était très formel, comme si elle n’était que son armure. Je savais qu’il fallait que je dépasse cette armure. J’ai remarqué que la personne de laquelle elle était la plus proche était son avocat et quatre mois plus tard, je leur ai demandé si je pouvais les interviewer ensemble. Elle est très à l’aise dans cet entretien car ils ont une réelle complicité. Un an plus tard, j’ai amené ma mère. Comme elles avaient vécu la même expérience pendant la dictature militaire, je pensais que Dilma s’ouvrirait en la rencontrant, et c’est ce qui s’est passé.

D.J : Dans The Edge of Democracy, vous dites: «La démocratie brésilienne et moi avons presque le même âge, et je pensais qu’en atteignant la trentaine, on aurait acquis une certaine sérénité». En réalisant ce film, qu’avez-vous ressenti au sujet de votre relation à l’égard de votre pays, mais aussi, d’une certaine manière, en documentant l’Histoire?

P.C. : Le film a fini par porter sur le traumatisme politique ouvert en voyant se dérober le sol sur lequel nous nous tenions, c’est-à-dire la démocratie, et aussi le traumatisme de perdre la vision de son pays. J’ai compris plus tard que c’était le thème du film. J’en avais l’intuition, mais ne parvenais pas vraiment à le formuler avant de voir ce qui s’est passé après le Brexit et après l’élection de Donald Trump, lorsque j’ai vu beaucoup de gens écrire sur ce même sentiment d’affliction. J’ai compris que ce que je voulais vraiment filmer, c’était le sentiment de tristesse d’un·e citoyen·ne qui ressentait la perte de la démocratie. J’ai alors commencé à examiner ce sentiment en moi, dans ma famille et dans les gens qui m’entourent et c’est devenu la colonne vertébrale du film.

D.J : Comment percevez-vous votre travail de réalisatrice maintenant que ce film est sorti et qu’il a divisé l’opinion au Brésil?

P.C. : Nous nous sommes rapprochés d’une condition du passé, celle que nous avons connue lors de la dictature au Brésil. Nous n’avons pas de dictature aujourd’hui, mais nous avons un Président qui ne cesse de faire l’éloge de la dictature ou de flirter avec la possibilité d’un coup d’État militaire. Nous sommes dans une position de fragilité et de destruction de tout ce qui a été construit en termes de financement des arts, de création d’un environnement qui n’avait pas existé au Brésil depuis longtemps. L’année dernière a été la meilleure année pour le cinéma brésilien depuis des années, avec des films qui ont remporté des prix importants à Cannes, Berlin et Venise. Notre film, The Edge of Democracy, a été le deuxième documentaire le plus regardé sur Netflix au Brésil et des millions de personnes au Brésil et à l’étranger y ont eu accès lorsqu’il a été nominé aux Oscars. La semaine de la nomination, le gouvernement m’a attaquée en utilisant le compte Twitter officiel du gouvernement, ce qui est anticonstitutionnel. Plusieurs artistes, journalistes et la plupart des groupes minoritaires sont attaqués, la liberté d’expression est menacée. Dès le début du coup d’État parlementaire, ils ont commencé à réécrire tout ce qui s’était passé au Brésil, effaçant le fait que nous avions eu des années très positives récemment. Ils ont vraiment essayé d’effacer tout cela de notre mémoire récente. Pour moi, The Edge of Democracy est un acte très important de résistance à la mémoire et je pense que quoi que je fasse ensuite, il sera également imprégné de cette idée.