Diplome Work.Master 2020: Giulia Essyad, © Michel Giesbrecht

Souvenirs d’un Grand Tour – Épisode I

Interview de Giulia Essyad

Le 8 septembre 2020, le Département Arts Visuels organisait le Grand Tour, sa traditionnelle exposition de diplômes. Rien d’ordinaire pourtant cette année, puisque l’exposition habituellement organisée au début de l’été a été décalée à la rentrée suivante pour raisons sanitaires. Surtout les étudiant·e·s ont dû travailler dans un contexte chamboulé par la pandémie, qu’il s’agisse de leurs conditions de travail hors de l’école ou d’un imaginaire monopolisé par les échos d’un monde en détresse. À travers une série d’interviews de diplômé·e·s et d’images de leur œuvres présentées au Grand Tour, la rédaction d’ISSUE propose un panorama de ces jeunes pratiques artistiques en pleines turbulences.

Pour ce premier chapitre, Giulia Essyad, diplômée du Work.Master explique comment elle s’approprie des dispositifs et langages esthétiques dominants pour créer des images fortes, drôles et étonnantes. Ses productions ne cherchent pas seulement à lutter à armes égales contre les diktats de beauté, de couleur de peau ou de minceur qui envahissent nos inconscients, mais inventent aussi une spiritualité personnelle.

Émancipation en bleu

Sylvain Menétrey: Pour celles et ceux qui connaissent ton travail d’avant le Work.Master, qui était majoritairement lié à la poésie, à la performance et à la céramique, ce qui frappe à la découverte de ton diplôme, c’est à quel point ta pratique s’est dirigée vers une esthétique plus pop. Comment expliques-tu cette évolution ?

Giulia Essyad: L’esthétique pop m’a toujours attirée, mais du fait des sujets parfois lourds que j’aborde, je me suis longtemps circonscrite à des formes plus sérieuses. Auparavant, je ressentais la nécessité d’être autonome, d’avoir la maîtrise de mes moyens de production, alors qu’aujourd’hui, je m’autorise à travailler avec des objets industriels, à co-créer avec l’existant. Le tournant est survenu quand j’ai réalisé que j’avais pas mal d’humour, mais que ce trait ne transparaissait pas dans mon art. Ce registre m’a permis de m’exprimer de manière plus directe et frontale.

S.M.: Cette frontalité se ressent dans ton choix d’employer l’image de ton corps que tu déclines en de multiples objets et mises en scène allant de la poupée robotique jusqu’à la divinité de conte ou de science-fiction. Ce principe de dissémination fait écho aux stratégies employées par les marques. 

G.E.: Oui, le langage publicitaire me plaît, parce qu’il me permet de trouver des formes iconiques que je peux traduire en divers objets. J’envisage par exemple la boîte lumineuse rétroéclairée comme un ready-made auquel j’ajoute mon image. À mon sens, les expérimentations que j’ai voulu mener autour de la représentation du corps relèvent d’une certaine violence. Je ne pouvais donc les faire subir qu’à moi-même. Cela m’a permis aussi de déconstruire certaines peurs, liées par exemple au fait de m’astreindre à un shooting glamour. Les images publicitaires font partie du corpus qui nous sert à interpréter la réalité et à faire nos choix. Même quand on ne les voit pas, elles nous imprègnent de leurs messages, de leurs injonctions, par des méthodes inspirées par les recherches en psychologie sur la manière dont les images pénètrent profondément dans notre subconscient. J’en ai beaucoup souffert. Mais ces idéaux de beauté qu’on nous inflige sont comme des épines impossibles à retirer du pied, qui continuent à le blesser. Tout ce qu’on peut faire, telle une huître, c’est d’ajouter des couches de nacre dessus, en créant d’autres images qui soient plus fortes, qui rééquilibrent notre écosystème inconscient.

S.M.: Derrière cette omniprésence de ton corps, il y a aussi l’idée d’avatar, qui renvoie aussi bien à la mythologie hindoue, qu’au film de James Cameron ou à nos présences en ligne. D’où vient ton intérêt pour ce trope et ses différentes facettes ? 

G.E.: Dans l’hindouisme, l’avatar désigne les diverses formes sous lesquelles un dieu se présente aux humains. Cela renvoie à l’idée du morcellement d’une même conscience qui a plusieurs visages. En tant qu’humain, on est attiré par cette vision des choses, car on a tou·te·s plusieurs visages qui changent constamment. Internet a rendu visible cette multitude de facettes qui nous composent en nous permettant de créer notre image personnelle, qui peut varier d’une plateforme à l’autre. Le fait de réaliser un autoportrait qui se distribue en différents objets participe d’emblée à ce mécanisme de création d’avatars. C’est une manière de nier l’illusion de l’ego, selon laquelle on ne serait qu’une seule personne, avec une date de naissance et de mort, ce qui nous résume à notre biographie, alors que notre monde intérieur est d’une richesse vertigineuse; on ne s’arrête jamais de penser et d’imaginer. Pourtant, on a beaucoup plus de choses en commun que de différences, même si on l’oublie tout le temps, ce qui cause la plupart de nos problèmes. On partage tou·te·s les mêmes émotions : tristesse, peur, de la joie quand on voit un rayon de soleil. L’humour est en ce sens un lubrifiant qui permet de créer un espace collectif. Derrière, s’agencent une série de symboles assez simples, comme l’avatar ou la couleur bleu que j’ai abondamment utilisée. Elle évoque la propreté, le digital, mais aussi souvent l’altérité, car c’est la couleur la plus rare dans la nature. On représente des corps bleus quand on veut marquer une distance, par exemple en donnant des yeux bleus au Christ. Krishna veut dire noir en sanskrit. S’il a existé, ou tout au moins dans la tradition d’origine, cette divinité était vraisemblablement un homme noir. Mais assez vite, dans une société coloriste, il a été plus acceptable de représenter un dieu avec une peau bleue plutôt que noire.