N’importe quoi mais pas ça

Mémoire de Master en Arts visuels (Work.Master) de Johana Blanc

Retour au sommaire

N’importe quoi mais pas ça, mémoire de master de Johana Blanc

 

« SAUF QUE… »

Pour qui étudie ou enseigne dans le champ contemporain de l’art, et qu’on y œuvre ou y circule d’une manière ou d’une autre,  il est un défi qui fonctionne comme un signal, un message d’alerte à l’adresse de celle ou celui qui s’avance ici : à partir de maintenant, à chaque pas et à chaque instant, toutes les situations, les choses, les signes et les gestes pourront être vécus, pensés et jugés en tant qu’art. Cette condition du territoire de l’art a conduit beaucoup de théoriciens, mais aussi d’artistes, à opérer des sortes de contrôle d’identité plus ou moins sauvages, plus ou moins institutionnalisés : si tout peut être de l’art, comment faire la différence entre art et non-art ? De quel droit n’importe quoi, autrement dit cette chose autant qu’une autre, cette situation ou cette forme peut-elle prétendre à l’identité artistique et à être jugée en tant que tel ?

Le mémoire de Johana Blanc illustre une toute autre logique de questionnement. Il ne s’agit pas ici de rétablir des frontières, des pouvoirs et des hiérarchies prédéfinies sur la base de critères esthétiques remplaçant les anciens codes académiques. Dans N’importe quoi mais pas ça, elle joue à révéler, d’une manière propre à les désactiver, un système implicite et paradoxal de normes esthétiques qui travaillent en négatif le champ de l’art contemporain. Ici tout peut être fait, apprend-on, « sauf que non ». Par exemple, peindre la tête inclinée, un œil mi-clos, ça ne se fait pas, apprend-on de la bouche de Piero Manzoni. Pas plus qu’« aller dans un endroit, regarder à droite, à gauche » proscrit Bernard Venet. Sortis de leurs contextes, de tels énoncés fonctionnent comme des statements conceptuels et performatifs, qui se trouvent réinscrits dans le possible de l’art. Ainsi, Johana Blanc contribue à maintenir ouvert le concept d’art, et vivants les gestes, et vives les idées qu’il met en puissance.

Elle ne le fait pas n’importe comment, et c’est bien ce qui rend son mouvement pertinent : son archéologie amateur des discours normatifs en matière esthétique, pourrait-on dire, se développe sans surplomb, dans une auto-réflexivité constante, au niveau d’une pratique artistique qui se cherche et doute, et dans une précarité assumée qui n’a cessé d’accompagner le processus de réalisation de ce mémoire. Cette fragilité teintée souvent d’auto-ironie ne fait que rendre le savoir qui s’élabore en chemin plus singulier, et souligner le potentiel de son thème de recherche. L’art y apparaît comme « un lieu d’hyperconscience » à préserver, où « ce n’est pas le geste qui doit être précis » mais « la conscience de celui-ci, le regard sur celui-ci ». Et si « on ne fait pas d’art en étant bon.ne élève », comme elle l’écrit d’une manière propre à réjouir tout enseignant-e d’école d’art, il semble qu’on ne le fasse pas non plus en mimant des postures rebelles avant-gardistes qui, tout bien considéré, confortent selon Johana Blanc un modèle androcentré et autoritaire.

Ce mémoire montre ainsi comment une position d’artiste se construit à travers une réflexion théorique et critique, affirmant d’un pas à l’autre une conception de l’art et une éthique de la création. Ce sont en effet de véritables maximes personnelles qui apparaissent, comme des guides alternatifs, des principes d’action et de circulation dans  ce territoire de l’art : « ne pas écraser, dans la création d’une pièce, la possibilité de ne pas la créer » ou encore : « ne jamais se satisfaire du statut de “créateur-ice” pour justifier un geste ». On n’échappe donc jamais à ce qu’il ne faut pas faire… Sauf que… la norme se détermine ici dans le geste même, et sa valeur se mesure non pas à la hauteur de ce qu’elle exclut mais à l’étendue des possibilités qu’elle maintient ouverte.

David Zerbib