TransActing: A Market of Values at Chelsea College of Arts
TransActing: A Market of Values at Chelsea College of Arts, London (2015) featured more than 65 stalls exploring value beyond money as the universal equivalent of exchange; facilitated by Critical Practice. Photo credit: Marsha Bradfield.

Quelques idées en cours d’élaboration de lignes directrices vers une sensibilité durable pour la pratique créative

Retour au sommaire

Les réflexions présentées ici font suite à un exposé que j’ai donné en novembre 2022 dans le cadre d’une série de discussions sur l’écopédagogie organisée par le master TRANS— Pratiques artistiques socialement engagées (HEAD—Genève). L’intervalle entre cette présentation et cette publication m’a donné le temps et l’espace pour faire évoluer ma compréhension d’une sensibilité durable pour la pratique créative. Au lieu d’une conclusion, ce texte se termine par quelques idées en cours d’élaboration de lignes directrices choisies parmi une liste plus longue1. Elles représentent une affirmation mais aussi une extension de la position que j’ai proposée en 2022.

Dans ma présentation initiale, m’inspirant de la publication Transacting as Art, Design and Architecture: A Non-commercial Market2, j’ai présenté un projet que j’avais réalisé dans le cadre du cluster londonien Critical Practice. Nous avions recyclé des déchets provenant d’une exposition de diplôme Bachelor du Chelsea College of Arts (University of the Arts, Londres), en nous approvisionnant dans les bennes débordantes de l’école d’art. En utilisant des principes open-source inspirés par le design de meubles d’Enzo Mari dans les années 1970, nous avions construit plus de 60 stands pour un marché en plein air. Notre objectif était d’éloigner cette technologie de transactiondu profit, et de nous réapproprier le marché en tant que forme sociale d’échange entre pairs. Ce faisant, nous avons travaillé autour de la confusion fréquente et pernicieuse entre valeur et prix (« le prix de tout devient la valeur de tout »3). Par ailleurs, nous avons célébré des valeurs hétérogènes qui sont irréductibles au moyen d’échange universel qu’est l’argent. Ces valeurs sont l’attention, la confiance, la loyauté et l’ouverture4.

David Cross
L’artiste, universitaire et activiste David Cross portant sa toge de remise des diplômes du Royal College of Art et habillé en zombie lors de TransActing : A Market of Values au Chelsea College of Arts, Londres (2015). Crédit photo : Marsha Bradfield.

 

Jusqu’à présent, la plupart de mes discussions sur cette expérience de marché non commercial se sont concentrées sur sa réalisation collaborative, sa critique institutionnelle et son engagement réflexif relativement au marché en tant que forme sociale. Ces réflexions s’appuient sur des préoccupations qui sous-tendent la production culturelle en général. Il s’agit notamment de la manière dont l’art, le design, le commissariat d’exposition, la performance et d’autres pratiques culturelles sont enseignés et adoptés, et de ce que nous, en tant que producteurices culturelles, ressentons par rapport à notre travail et à la façon dont nous nous y relions.

Si nous produisons de la culture, c’est parce que, d’une manière ou d’une autre, la culture nous produit. Dans ces conditions, « [p]ourquoi », demande David Graeber à propos de la théorie de la valeur de Marx, « finissons-nous par créer un monde que peu d’entre nous aiment particulièrement, que la plupart trouvent injuste et sur lequel personne n’a l’impression d’avoir un contrôle ultime ? »5. Comme le fait remarquer Graeber, il s’agit au fond d’une question existentielle. C’est aussi une question qui devient de plus en plus urgente et encore plus insoluble à mesure que nous sommes confronté·e·x·s à la crise climatique, conséquence de l’industrialisation que Marx n’aurait pas pu prévoir.

Bloc de glace Afshin Dehkordi
Écaillage du bloc de glace que l’artiste Afshin Dehkordi a utilisé pour examiner la valeur décroissante. Une partie du stand d’Open School à TransActing: A Market of Values au Chelsea College of Arts, Londres (2015). Crédit photo : Doris Koch.

 

Comment penser et produire de la culture alors que le réchauffement climatique met le monde en ébullition ? Cette question complexe découle d’un désir commun de continuer à avancer malgré la prolifération et l’interconnexion des défis auxquels sont confronté·e·x·s les individu·e·x·s, les communautés et la planète. Bien entendu, nous sommes nombreux·ses à nous interroger sur cette volonté d’auto-préservation, et ce à juste titre6. La menace croissante de la crise climatique a même paralysé les artistes, les concepteurices, les curateurices, les éducateurices artistiques et les autres praticien·ne·x·s créatif·ve·x·s les plus résilient·e·x·s. Nous sommes appelé·e·x·s à transformer le monde, souvent pour l’améliorer ; pourtant, les exigences qu’imposent ce processus, et l’incertitude quant à ses résultats peuvent devenir trop écrasantes et être trop coûteuses pour les individu·e·x·s. C’est ainsi que beaucoup d’entre nous abandonnent. Nous démissionnons !

TransActing : A Market of Values au Chelsea College of Arts
TransActing : A Market of Values au Chelsea College of Arts, Londres (2015), facilité par Critical Practice. Crédit photo : Kuba Szreder.

 

L’alternative, qui inclut la persévérance mais est aussi irréductible à celle-ci, exige une sensibilité durable pour la pratique créative. Cela reflète un autre état d’esprit de notre époque, alors que nous cherchons à tâtons de l’espoir, en reconsidérant notre manque de pouvoir d’agir et en investissant notre énergie dans de nouvelles relations. Malheureusement, il n’y a pas grand-chose que nous puissions considérer comme acquis, car les bonnes intentions ne sont pas une garantie. Si nous finissons par produire quelque chose de moins qu’idéal, n’oublions pas que les probabilités de réussite n’étaient pas en notre faveur.

C’est dans cet esprit que je souhaite partager quelques lignes directrices que j’ai l’habitude d’intégrer dans ma production culturelle, à mesure que je chevauche le trait d’union entre artiste, curatrice, éducatrice, écrivaine, etc. La compréhension de ces principes a été durement acquise par l’expérience et continue d’évoluer par la pratique. Ces principes reflètent également un engagement forcené dans la poursuite d’un travail qui puisse avoir du sens. J’envisage ces propositions comme une forme de provocation en réponse à la question suivante : Comment votre pratique artistique et vos recherches abordent-elles les urgences écologiques contemporaines ?

Ma sensibilité durable pour la pratique créative aspire à s’opposer à la logique du « plus récent et du plus audible », qui conduit à l’hyperproduction et à la surexposition.

Fuyant la nouveauté et les tendances, je veux me concentrer sur des pratiques lentes et à petite échelle — des pratiques qui modèlent des méthodes modestes pour sensibiliser aux qualités de la durabilité à l’œuvre dans chacune de mes approches de manière spécifique. Je veux célébrer les exemples de telles approches, même s’ils sont partiels, fragiles ou imparfaits. Je veux investir dans des communautés d’évaluation ; dans des constellations plus sensibles à une gamme hétérogène de valeurs et au potentiel non binaire qui réside au-delà de la création/l’extraction de la valeur. Cette volonté fait écho à l’appel à l’action de l’économiste Mariana Mazzucato : si l’objectif est de produire une croissance intelligente qui soit plus inclusive et durable, alors il nous faut approfondir et complexifier nos compréhensions du concept de valeur7.

En tant que productrice culturelle, je m’engage à remettre en question la logique du « tout gagnant » au profit d’une éthique de l’auteurice qui donne une place prépondérante à la reconnaissance et la distribution de valeurs plus nuancées. Certes, ce travail n’est pas particulièrement sexy. Il prend forme dans des réseaux peu visibles dont l’activité, localisée et spécifique, évite l’économie de l’attention. Souvent sobre dans son ampleur et mesurée dans son rythme, cette activité ne se dévoile pas en grande pompe et n’attire pas les financements engrangés par le plus récent et le plus audible. Des systèmes de valeurs essentiels naissent dès lors dans le soutien mutuel, offrant une alternative à la norme. Ceu·elle·x d’entre nous qui y participent constellent et re-constellent, avec parfois pour résultats la création de solidarités aussi maladroites que nécessaires8.

Ma sensibilité durable pour la pratique créative s’accroche à la spirale qui fait avancer la recherche-action à travers des cycles d’itération personnelle et professionnelle.

Il s’agit d’une recherche au sens le plus littéral du terme, bien qu’irréductible à la notion de « regarder à nouveau » et à l’oculocentrisme qu’elle implique. Cette approche renonce à l’acte de faire un nouveau travail pour le plaisir de le faire, pour approfondir plutôt notre relation avec la pratique passée. Pourquoi ne revoyons-nous pas plus souvent nos anciens travaux et ne leur consacrons-nous pas plus d’énergie ? Il ne s’agit pas seulement d’une question pratique ou d’un appel éthique à réfléchir sur notre expérience individuelle. Cette question découle d’une préoccupation épistémologique profonde, fondamentale pour la pratique en tant qu’interface permettant de rencontrer et de donner un sens au monde et à nous-mêmes. Je ne peux plus penser que mon travail est une aventure qui serait entièrement devant moi. La plupart d’entre nous ont déjà rassemblé des ressources hétérogènes : notes, études, carnets de croquis, brouillons, images, publications, conférences, mémos vocaux et autres enregistrements. En démystifiant les boîtes noires que nous appelons affectueusement nos « archives personnelles », nous nous retrouvons face à notre passé, avec ses espoirs et ses rêves.

Ma sensibilité durable pour la pratique créative embrasse le non-conventionnel et le contre-intuitif.

Par exemple, Wikipédia nous apprend que le concept « d’extractivisme » vient du portugais « extractivismo» et que, lorsqu’il a été inventé en 1996, ce terme décrivait l’exploitation à but lucratif des forêts brésiliennes9. Son rôle dans la crise climatique explique pourquoi l’expression « extraire de la valeur » a aujourd’hui de facto une connotation négative. Nous savons toutefois également que toutes ces extractions ne sont pas égales et que ces différences dépendent bien entendu de la valeur en question. Prenons l’exemple de la sagesse. Des couches d’expérience sont pressées les unes contre les autres lorsque nous activons notre mémoire et la calibrons en fonction du contexte pour créer du sens. Lorsque nous creusons dans nos connaissances pour en extraire une pierre précieuse, nous pratiquons une sorte d’extractivisme métaphorique. Bien qu’il y ait de bonnes raisons de déplorer l’extractivisme en tant que modèle économique d’exploitation, l’acte lui-même n’est pas intrinsèquement mauvais. Dans cet esprit, nous ne devons pas craindre l’exception. Les formes critiques et créatives peuvent nous aider à remettre en question le statu quo – à perturber l’état actuel des choses, dans le monde de l’art et au-delà.

Publication en libre accès célébrant TransActing : A Market of Values
Publication en libre accès célébrant TransActing : A Market of Values et le dixième anniversaire de Critical Practice (Intellect, 2023). Téléchargez le PDF en libre accès ici. Crédit photo : Neil Farnan.

 

 

Notes

  1. Marsha Bradfield, « Future (Re)view: (Re)reading, Future (Re)Vision: A Few Reflections on Recollection, Reception and Response in Practice-Based Art Research Or: Hindsight Isn’t Always 20/20 » [conférence], VIII Art of ResearchConference, Aalto University, Helsinki, 30 novembre – 1er décembre 2023.
  2. Marsha Bradfield, Cinzia Cremona, Amy McDonnell et Eva Sajovic (dir.), Transacting as Art, Design Architecture: A Non-Commercial Market, Bristol, Intellect, 2023.
  3. Mark Carney, Reith Lectures: How We Got What We Value, épisode 1 [conférence enregistrée], BBC, 4 décembre 2020,https://www.bbc.co.uk/programmes/m000py8t (dernière consultation le 3.10.2023).
  4. J. K. Gibson-Graham, « Rethinking the economy with thick description and weak theory», Current Anthropology, vol. 55, n° 9, pp. 147–153, www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1086/676646 (dernière consultation le 27.5.2017).
  5. David Graeber, « It is value that brings universes into being », HAU: Journal of Ethnographic Theory, vol. 3, n° 2, 2013, p. 222.
  6. Brad Evans et Julian Reid, Resilient Life: The Art of Living Dangerously, Cambridge, Polity Press, 2014.
  7. Mariana Mazzucato, The Value of Everything: Making and Taking the Global Economy, Londres, Penguin, 2018.
  8. Incidental Unit, disponible sur https://incidentalunit.org/ (dernière consultation le 3.10.2023).
  9. « Extractivism », in Wikipedia, disponible sur https://en.wikipedia.org/wiki/Extractivism (dernière consultation le 3.11.2023).