Qu’est-ce qui cloche avec la Déclaration de Vienne ?

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En juin 2020, sept organisations européennes de tutelle de l’enseignement supérieur artistique (qui représentent des écoles d’art, des conservatoires, des écoles d’architecture et de cinéma) ont publié la Déclaration de Vienne sur la recherche artistique en collaboration avec deux organismes d’accréditation des écoles d’art, l’organisation publique du secteur artistique Culture Action Europe et à la Society for Artistic Research (SAR). Premier document de politique internationale sur le sujet, cette déclaration vise à donner des définitions et des concepts pour favoriser l’intégration de la recherche artistique (RA) dans l’enseignement supérieur européen. Ses auteur·trice·s disent s’adresser « aux décideur·e·s politiques, aux organismes de financement, aux établissements d’enseignement supérieur et de recherche ainsi qu’à d’autres organisations et personnes qui se dédient à la RA ou s’en occupent ». Bien que la Déclaration de Vienne soit probablement amenée à servir de cadre réglementaire à la recherche artistique au sein des écoles d’art européennes, son contenu semble n’avoir suscité aucun débat public dans les six mois suivant sa publication. En désaccord fondamental avec son concept et sa manière d’encadrer la recherche, Florian Cramer et Nienke Terpsma estiment qu’il est temps d’en parler.

 

Found footage

« Artistic Research (AR) is practice-based, practice-led research in the arts which has developed rapidly in the last twenty years globally and is a key knowledge base for art education in Higher Arts Education Institutions (HAEIs). »

« AR is well suited to inspire creative and innovative developments in sectors such as health and wellbeing, the environment and technology, thus contributing to fulfilling the HEIS’ “third mission”. AR must be seen as having a unique potential in the development of the “knowledge triangle.” »

« Within this frame, AR is aligned in all aspects with the five main criteria that constitute Research & Development in the Frascati Manual. »

« HAEIs operate predominately within a research context and have a responsibility to conduct AR. It is also common for HAEIs to interact with related enterprise Research & Development, and to contribute directly to the creation of intellectual property in arts, entertainment and media through research practice. »

« This environment requires funding for: educating the next generation of researchers through doctoral programmes; ensuring appropriate physical and virtual infrastructures as well as archiving and disseminating means; building links with business and enterprise in order to stimulate the impact of research. »

« AR is validated through peer review covering the range of disciplinary competences addressed by the work. Quality assurance is undertaken by recognised independent, international QA bodies and assures the standards described in the European Standards and Guidelines (ESG 2015) for Quality Assurance in the European Higher Education Area. »

« [T]he establishment of AR as an independent category within the Frascati Manual, establishing the opportunity for harvesting research data and statistics from the AR field. »

 

Sous-titres

« Base essentielle de connaissances pour la pédagogie dans les établissements d’enseignement supérieur artistique (HEI – Higher Education Institutions), la recherche artistique est un type de recherche fondée sur la pratique et ses moyens propres, qui s’est rapidement développé ces vingt dernières années à l’échelle mondiale. »

« Parfaitement adaptée aux besoins en développements créatifs et innovants de secteurs tels que la santé, le bien-être, l’environnement ou la technologie, la RA contribue à remplir la “troisième mission” des HEI. Son potentiel unique à renforcer le “triangle de la connaissance” doit être envisagé comme tel. »

« Dans ce cadre et à tous égards, la RA est alignée sur les cinq principaux critères constituants de la recherche et du développement dans le Manuel de Frascati. »

« Les HEI, dont les activités sont centrées sur la recherche, ont une responsabilité dans le déroulement de la RA. En outre, il n’est pas rare que les HEI interagissent avec le secteur Recherche et Développement d’entreprises connexes et que, par leur pratique de la recherche, elles contribuent directement à la création de propriété intellectuelle dans les arts, le divertissement et les médias. »

« Cet environnement nécessite un financement pour : établir des programmes doctoraux destinés à la formation de la prochaine génération de chercheur·euse·s ; assurer des infrastructures physiques et virtuelles appropriées ainsi que des moyens d’archivage et de diffusion ; établir des liens avec les entreprises pour stimuler l’impact de la recherche. »

« Une évaluation par les pairs couvrant l’éventail des compétences disciplinaires visées par son travail valide la RA. Des organismes d’assurance qualité internationaux, indépendants et reconnus, assurent les normes décrites dans les références et lignes directrices pour l’assurance qualité dans l’espace européen de l’enseignement supérieur (European Standards and Guidelines, ESG, 2015). »

« Établir la RA comme catégorie indépendante au sein du Manuel de Frascati, et ainsi la possibilité de récolter des données de recherche et des statistiques dans le domaine de la RA. »

On dirait de la poésie conceptuelle, il s’agit en fait de citations tirées de la Déclaration de Vienne sur la recherche artistique, signée le 20 juin 2020 par toutes les grandes organisations d’écoles d’art en Europe. Parmi tout ce qui ne va pas, deux choses en particulier font grincer des dents : d’un côté le grotesque de ce langage néolibéral bureaucratique, de l’autre la façon dont les écoles d’art s’accaparent une recherche artistique qu’elles prétendent à la fois définir et posséder. Cela part bien sûr toujours de la meilleure des intentions, émanciper la recherche artistique.

Les artistes sont les grand·e·s absent·e·s de ce texte ; la Déclaration de Vienne ne les mentionne à aucun moment.

 

De la recherche artistique à la RA : des descriptions aux prescriptions

Pour le futur de l’enseignement de l’art en Europe, la Déclaration de Vienne risque de devenir aussi influente que la Déclaration de Bologne de 1999 (à partir de laquelle l’Europe continentale a réorganisé son enseignement supérieur sur le modèle du système anglo-américain du Bachelor et du Master). Ni texte légal, ni document de politique gouvernementale, ses fondations sont tout aussi bancales. Dans les faits, il s’agit d’un manifeste en faveur d’une institutionnalisation de la recherche artistique dans les écoles d’art européennes par la création d’un lien intrinsèque entre deux choses qui, dans la plupart des cas, restaient jusqu’alors distinctes : la recherche artistique et les programmes doctoraux1. Rédigée dans un style qui se lit comme sa propre caricature, pleine de logos dignes du plus ridicule des spams, la Déclaration de Vienne ne prétend aucunement ressembler à un manifeste d’artistes pour la recherche artistique. C’est bien sûr (et, pour atteindre son but, cela doit être) un document de politique administrative ; mais il s’agit aussi et surtout d’un mythe fondateur instauré pour faire main basse sur le pouvoir institutionnel.

Lorsqu’elle ouvre des possibilités d’emploi, la Déclaration de Vienne réorganise la recherche artistique en une pratique verticale dans laquelle les projets, les questions et les sujets formulés par les institutions universitaires et par les artistes doivent s’accorder à d’autres projets, appels, formes, méthodes ou formats, prédéfinis2. À terme, les artistes n’auront plus la liberté de refuser d’y prendre part, car ces programmes feront partie des toutes dernières opportunités d’être rémunéré·e·s pour leur pratique. Mais où est le mal, si cela ouvre de nouvelles perspectives aux praticien·ne·s dans la précarité ?

La Déclaration de Vienne affirme que la recherche artistique est « un domaine encore relativement jeune », mettant ainsi de côté sa longue histoire de pratique autodidacte et auto-organisée par les artistes. Elle existe pourtant comme pratique artistique de façon explicite – c’est-à-dire sous l’appellation même de « recherche artistique » – depuis plus de soixante ans ; de façon implicite, elle remonte à des siècles, voire à des millénaires.

Pour ne citer que quelques exemples, sans prétention d’exhaustivité ni d’impartialité :

  • Dans ses Notes sur la formation d’un Bauhaus imaginiste (1957), Asger Jorn écrit que « la recherche artistique est identique à la « science humaine », c’est à dire qu’elle est pour nous « concernée » [c’est-à-dire engagée], et non purement historique. Cette recherche doit être menée par des artistes avec l’aide de scientifiques »3. Avec Piero Simondo et Giuseppe Pinot-Gallizio, Jorn fonde un laboratoire de recherche artistique à Alba, en Italie, qui finit par fusionner avec l’Internationale Situationniste. Simondo crée ensuite, en 1962, le « Centre international pour un institut de recherche artistique (IRA) ».
  • En 1976, l’artiste suisse, collaborateur et traducteur de Marcel Duchamp, Serge Stauffer, qui pratiquait un enseignement expérimental de l’art, écrit un manifeste intitulé « Kunst als Forschung » (l’art comme recherche) dans lequel il demande que « la recherche artistique […] évite de servir le pouvoir » et « exige sa propre méthodologie ; elle ne peut pas utiliser la méthodologie scientifique mais s’en inspire4».
  • La recherche artistique a existé de façon semi-explicite dans le collectif UNOVIS fondé par Kasimir Malevich à Vitebsk et dans la revue LEF éditée par Vladimir Maïakovski, dont le graphisme était réalisé par Alexander Rodchenko ; dans le surréalisme français et son Bureau de recherches surréalistes créé en 1925 ; dans le groupe Acéphale autour de Georges Bataille et d’André Masson, fondé en 1936 ; dans l’Internationale Situationniste (qui a travaillé sous le nom de guerre d’un groupe de recherche et a publié sa revue sous la forme d’un journal de recherche) ; dans l’art conceptuel, l’art féministe et la critique institutionnelle, dans les travaux d’Adrian Piper, de Martha Rosler, d’Hans Haacke, d’Art & Language, d’Hito Steyerl ou d’Andrea Fraser, parmi beaucoup d’autres.
  • Aujourd’hui, la recherche artistique et spéculative est la base parfois implicite, parfois explicite des arts afro-futuristes (comme dans le collectif Black Quantum Futurism) et des collectif d’artistes-chercheur·se·s transdisciplinaires (comme Homeshop à Pékin, ruangrupa à Jakarta et Kunci à Yogyakarta, pour ne citer qu’eux). Elle est également la base explicite de nombreuses initiatives de publication d’artistes (comme Re/search Publishing de V. Vale et DisplayDistribute à Hong Kong) et d’universités gérées par des artistes (comme la Free International University de Joseph Beuys, la Copenhagen Free International University, Gudskul ou la Floating University de Berlin).
  • Pendant des siècles, la composition musicale a fait partie du canon de la recherche scientifique occidentale (la musique appartenant, du Moyen Âge à la Renaissance, au « quadrivium » scientifique au même titre que l’astronomie, l’arithmétique et la géométrie), et les doctorats en musique existent depuis plus de cent ans. De par le monde, des compositeur·trice·s et praticien·ne·s de musique électronique ont collaboré dans des studios affiliés à des universités, ou se sont réuni·e·s pour former, par exemple, en 1958, le Groupe de Recherches Musicales (GRM) en France ou le Natlab aux Pays-Bas. Ils et elles ont aussi créé leurs propres disciplines de recherche artistique, la sonologie notamment. En dehors de la tradition classique occidentale, des praticien·ne·s considéraient leur travail comme une recherche, à l’instar du Sun Ra Arkestra5.
  • En tant que discipline occidentale, la recherche en design existe au moins depuis le Bauhaus, en architecture depuis la Renaissance.
  • Au-delà de ces exemples et de tout temps, les pratiques artistiques impliquent la recherche : autour des matériaux, sur le terrain, en anatomie, technologique ou expérimentale… La liste est longue.

En qualifiant le domaine de la recherche artistique de « jeune », la Déclaration de Vienne nous fait craindre que ses auteur·trice·s ignorent jusqu’à l’histoire esquissée ci-dessus, et qu’ils et elles connaissent peu, voire presque aucun·e, des artistes et des pratiques qui y sont mentionné·e·s. En tout cas, la Déclaration de Vienne ne parle pas leur langue. Nous ne pouvons que reprendre la formulation du chercheur suisse Michael Hiltbrunner qui, en 2019, écrivait dans une réflexion sur Serge Stauffer :

Les priorités de l’université et les exigences du programme doctoral contraignent la recherche artistique actuelle à un formalisme improductif. L’étude de l’art implique désormais de se conformer à un système dont les règles échappent à son esprit. L’emploi d’une langue de la pédagogie et de la conservation de l’art pose en outre problème. [Ce à quoi la Déclaration de Vienne ne parvient même pas, nous faudrait-il ajouter à son commentaire… ]. Ce qui fait défaut, c’est un vocabulaire fondé directement sur les pratiques de recherche des artistes.

En plus de l’encombrer d’un « formalisme improductif », les doctorats placés sous le signe de la recherche artistique, ou en son sein, pourraient dans le pire des cas entraîner une régression car les normes universitaires et les critères d’accréditation exigent que la recherche doctorale soit identifiable et évaluable individuellement, ce qui est structurellement incompatible avec une initiative collective (et encore moins dans le cas d’un collectif anonyme) comme celle d’Acéphale, du GRM, du Black Audio Film Collective, de l’Internationale cyberféministe, de Laboria Cuboniks, de ruangrupa et tant d’autres. L’exigence académique de base pour la recherche doctorale – développement individuel et indépendant d’une recherche authentique, contributions originales à la connaissance – pourrait même, dans le domaine des arts, créer un retour au modèle hyper-individualisé du génie héroïque. Sans aller jusque-là, nous avons déjà des exemples de collectifs qui se sont dissous après que leurs membres se sont individuellement lancé·e·s dans des doctorats.

Inversement, l’obéissance préventive de la Déclaration de Vienne aux normes académiques établies (telles que l’examen et la validation par les pairs) tue dans l’œuf la possibilité d’un changement plus important ; l’entrée de la recherche artistique dans le monde universitaire tel un cheval de Troie critique pour repenser et remanier les normes et les habitudes dans toutes les disciplines académiques.

Pour cette raison et d’autres encore, nous ne sommes pas opposé·e·s à l’institutionnalisation de la recherche artistique. Comme l’affirme Hiltbrunner : « Il est important que les artistes puissent mener des recherches sous la protection des institutions tout en étant rémunéré·e·s par des fonds publics. Dans cette optique, les études doctorales sont importantes pour l’autonomie des arts et devraient donc être conçues de manière à servir les intérêts des artistes6».

 

L’empereur est nu

Dans sa description de la « pratique de la recherche » artistique, la Déclaration de Vienne ne fait toutefois pas allusion aux intérêts des artistes, mais bien à la mission des « HEI d’interagir avec le service Recherche et Développement d’entreprises connexes et de contribuer directement à la création de propriété intellectuelle dans les arts, le divertissement et les médias ». En premier lieu, cette affirmation est clairement en contradiction avec les pratiques de recherche qui – comme celle des situationnistes – sont allées jusqu’à subvertir le concept même de propriété intellectuelle.

En second lieu, elle attribue aux institutions de recherche artistique, dans une terminologie technocratique néolibérale, la tâche « d’établir des liens avec les entreprises pour stimuler l’impact de la recherche ».

Quels projets de recherche artistique auraient alors encore leur place dans le cadre créé par la Déclaration de Vienne ? Des exemples canoniques, plutôt savants, et largement reconnus y seraient-ils encore admis ? Comment la Semiotics of the Kitchen de Martha Rosler (1975) a-t-elle été « validée » ? Les Funk Lessons d’Adrian Piper (1983) ou Liquidity Inc. de Hito Steyerl (2014) auraient-elles passé l’évaluation par les pairs, ou établi des liens avec les entreprises ? Et que dire des expériences des surréalistes, jugées irresponsables par les psychologues cliniques de leur époque – ou du voyage dans le temps, utilisé comme méthode de recherche artistique critique par le Black Quantum Futurism ?

Lorsque Siegfried Zielinski – ancien directeur de l’école d’art HfG Karlsruhe et donc expert en encadrement de l’enseignement artistique – a esquissé les départements d’une future académie, il a démontré la possibilité de visions alternatives :

Facultés pour une académie du XXIe siècle

Dignité

Hospitalité

Dialogue inconditionnel

Activités inhabituelles

Paléo Futurisme

Pataphysique

Cultura experimentalis

Pilotes du chaos – poètes du Caire

Ingénierie critique

Systèmes non censurables

Connaissance des vents / Navigations

Balance / Skalierung

Durabilité

Projections

Variantologie

– Siegfried Zielinski, Shanghai, 26 novembre 2019

Autrement dit, les documents de politique interne, le vocabulaire exécutif et le formatage institutionnel ne doivent pas nécessairement prendre une forme aussi pauvre et contraignante que dans la Déclaration de Vienne. Comme tout autre matériau, ils peuvent devenir des outils d’autocritique, des éléments de réflexion inspirants, propices à l’imagination, les points de départ de pratiques et d’imaginaires artistiques pour élargir les perspectives plutôt que les restreindre.

 

La RA comme nouveau système artistique (institutionnel)

Quand une innovation a donné naissance à un réseau de coopération d’envergure nationale, voire internationale, il suffit désormais, pour créer un véritable monde de l’art, de persuader tous les autres que ce réseau produit bien des œuvres d’art, et qu’il a droit à tous les privilèges dévolus à l’art. À un moment donné et dans une société donnée, certaines façons de présenter les œuvres désignent l’ « art » et d’autres non. Un travail qui aspire à se faire reconnaître comme art doit se doter d’un système esthétique et de support à l’analyse et au débat critiques. De même, ceux qui aspirent à se faire reconnaître comme artistes doivent dissocier leur activité des pratiques artisanales et commerciales connexes. Il leur faut en outre forger une continuité historique qui rattache la production de leur monde à des formes d’art déjà consacrées, et souligner les aspects de ce passé qui relèvent manifestement de l’art, tout en gommant les antécédents indésirables.

– Howard S. Becker, Les Mondes de l’art, 19887

Quelles sont les caractéristiques du nouveau système de RA institutionnelle, par opposition aux  précédentes pratiques de recherche conduites par des artistes ?

En se focalisant sur les écoles d’art, les universités et les programmes de doctorat, la Déclaration de Vienne porte une vision de la RA qui ressemble beaucoup à l’art des laboratoires de recherche institutionnelle, ou à ce qu’on connaît depuis la fin des années 1960 sous le nom de « art-science », et qui trouve son origine dans la revue Leonardo ; dans la composition de musique électronique au sein de studios de recherche tels que l’IRCAM ou la State University of New York à Buffalo ; et dans les nouveaux médias et les laboratoires de bio art / bio design d’ars electronica, du MIT ou d’autres institutions. Ce n’est que dans de tels environnements que la RA peut tenir les promesses de la Déclaration de Vienne : « Une évaluation par les pairs couvrant l’éventail des compétences disciplinaires visées par son travail valide la RA », entre autres après avoir été publiée dans l’une des « revues scientifiques internationales rattachées à la discipline en question ».

Bien qu’un tel système de RA soit déjà en place – et pertinent, notamment pour les enseignant·e·s en écoles d’art qui prennent des congés temporaires pour explorer leurs domaines de prédilection et parfaire leurs compétences, ou pour les artistes qui souhaitent poursuivre un projet de recherche particulier dans un environnement universitaire avec un soutien institutionnel – il n’a jusqu’à présent prétendu ni détenir le monopole de la recherche artistique ni en être le propriétaire. Au contraire, dans le cadre de projets institutionnels, cette dernière correspondait aux contributions individuelles des artistes participant·e·s ; en d’autres termes, à leur façon de travailler, et non à quelque chose d’initié ou de défini par l’institution.

Par sa vision du doctorat comme diplôme individuel soumis à une validation, la RA est condamnée à exclure les pratiques collectives, auto-organisées et bricolées – ses formes les plus contemporaines –,  à moins d’aborder ces questions dès le départ (ce que la Déclaration de Vienne ne fait pas).

Dans les faits, lorsqu’elles revendiquent l’apanage de la recherche artistique et introduisent leurs propres normes de qualité et de validation, les institutions éducatives créent leur propre système artistique, conformément à la description qu’en fait Howard Becker. La recherche artistique sera donc divisée en deux formes et systèmes, celle des écoles d’art s’opposant alors à celle développée par les pratiques artistiques et le monde de l’art en général.

Est-ce souhaitable ? Nous pensons que non. Au lieu de créer des espaces accueillants, des infrastructures et une reconnaissance institutionnelle pour les initiatives de recherche menées par des artistes (du Bureau de recherches surréalistes au Community Futures Lab de l’Afrofuturist Affair à Philadelphie ou à Lifepatch en Indonésie), la RA risque de devenir son propre système autoréférentiel, regroupant des chercheur·se·s et des projets artistiques qui ne sont reconnu·e·s qu’en son sein et dont le but ultime est son auto-préservation8 ; autrement dit, s’accaparer une terre pour y construire une tour d’ivoire.

Dans sa tentative bien intentionnée d’obtenir la reconnaissance académique et gouvernementale de la recherche artistique, ainsi que des budgets pour celle-ci, la Déclaration de Vienne reprend le pire du jargon technocratique de l’enseignement supérieur et de la rhétorique entrepreneuriale.

En cela, elle privilégie non seulement les gains politiques de courte durée à une vision sur le long terme, mais va également à l’encontre de ce que les universitaires attendent de la recherche artistique, à savoir un concept et une vision qui sortent des « normes décrites dans les références et lignes directrices européennes ».

Et alors ? Et maintenant ? Quelques vagues et douteuses idées :

  • L’art peut-il être développé par l’entremise de ce nouveau jargon : RA, HAEI, HEI, EUA, Principes de Salzbourg, Principes de Florence, Manuel de Frascati, Déclaration de Vienne, troisième mission, triangle de la connaissance – auquel s’ajoute les mots omis dans le texte : triple, quadruple et quintuple hélice, antécédents, indicateurs de performance, facteurs d’impact, valorisation des connaissances, brain parks… ?
  • Les deux mondes de l’art – contemporain et de la RA – peuvent-ils fusionner dans une forme nouvelle, conceptuelle et néolibérale qui culminerait dans le réalisme capitaliste ? Peut-on accélérer le mouvement jusqu’à l’effondrement ? Se l’approprier et le renverser dans une prise de judo ? Le rendre si abstrait et absurde qu’il cesse de fonctionner ?
  • Pouvons-nous publier nos versions illégitimes des « revues scientifiques internationales dans la discipline » (pour citer la Déclaration de Vienne) ? Quelle reconnaissance pour la recherche artistique non validée, voire même, au regard des normes académiques actuelles, non valable (mais inventée de toutes pièces, douteuse, pataphysique, peut-être même frauduleuse) ?
  • Pouvons-nous faire de la « possibilité de récolter des données de recherche et des statistiques dans le domaine de la RA » (pour citer la Déclaration de Vienne) une pratique artistique conceptuelle humoristique ?
  • L’évaluation par les pairs du milieu académique peut-elle être détrônée, quitter son statut de cerbère et revenir à l’échange d’information coopératif qu’elle a probablement autrefois été/est destinée à être, non seulement pour la RA, mais pour l’ensemble du monde universitaire – et ainsi permettre à la recherche artistique de réparer une culture brisée ?

Remerciements à Kristoffer Gansing, Clara Balaguer, Rob Hamelijnck, Michael Hiltbrunner, Renée Turner et Danny Giles pour leurs commentaires, leurs accords et leurs désaccords.

Traduction : Yves-Alexandre Jaquier
Texte original en anglais : https://onlineopen.org/what-is-wrong-with-the-vienna-declaration-on-artistic-research

 

Notes

  1. À l’exception notable de la Suède, la Norvège et la Finlande, où les programmes doctoraux de recherche artistique sont désormais solidement  établis.
  2. Cela s’inscrit dans un mouvement initié par les groupes de recherche en sciences dures et dont les retombées sur les sciences humaines d’Europe continentale se font sentir depuis les années 1990. Avec ce nouveau système, beaucoup, si ce n’est la majorité, des thèses de doctorat sont élaborées non pas individuellement, mais dans le cadre de projets de recherche plus vastes, qui touchent des financements et réunissent différents chercheurs autour d’une même thématique. Dans les écoles universitaires, cela a déjà mené à plus de conformité et d’hégémonisme de la part des départements de sciences humaines et d’études culturelles qui, afin de répondre aux normes, suivent les modes terminologiques ainsi qu’une méthodologie empruntée aux sciences exactes.
  3. Asger, Jorn, « Notes on the Formation of an Imaginist Bauhaus » (1957), Bureau of Public Secrets, bopsecrets.org.
  4. Serge Stauffer, « Kunst als Forschung », in Kunst als Forschung: Essays, Gespräche, Übersetzungen, Studien (Zürich : Scheidegger & Spiess, 2013 [1976]), pp. 179–80.
  5. Notamment dans le double album Sun Ra Research (2006)
  6. « Künstler_innen sollen forschen können, mit institutionellem Schutz und öffentlicher Bezahlung. Der PhD ist aus dieser Sicht wichtig für die Autonomie der Künste und sollte so konzipiert sein, dass es im Interesse der Künstler_innen ist. » Michael Hiltbrunner, « Drop Out of Art School, Research meant trying new things : The F+F School in Zürich around 1970 and artistic research today », Fucking Good Art #38 : What Life could be or the ambivalence of success (Zürich : edition fink, 2019), pp. 124–27.
  7. Les mondes de l’art (Paris : Flammarion, 1988 [1982]), traduction  Jeanne Bouniort, p. 335.
  8. Et constitue ainsi un exemple typique de l’autopoïèse institutionnelle comme la définit Niklas Luhmann dans Systèmes Sociaux : Esquisse d’une théorie générale (Québec : Presses de l’Université Laval, 2011 [1984])