Performance organisée à l’occasion du vernissage du livre Mon thé Salé par tes larmes d’Inès Berdugo à la Galerie Alexandre Mottier, La chatte astrale performe la lecture des écrits d’Inès durant le vernissage. (Photo : @Zoé Molnar)

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Interview du collectif Medium Sans Serif et extraits audio du livre d'Inès Berdugo

L’histoire des artistes est émaillée de deux mouvements contradictoires, celui de s’affranchir du jugement des personnalités agréées par les institutions et vaincre sa solitude. Ce double fantasme agit comme un moteur, une résistance, un déplacement qui débouche souvent sur la création de nouvelles formes ou de communautés artistiques aux formats variables d’autogestion. Le collectif Medium Sans Serif (Justine Salamin, Eliot Ruffel et Samuel Cardoso) s’est constitué en 2020 à l’initiative de trois diplômant·e·x·s de la filière Arts visuels, dans le but d’offrir un accompagnement aux jeunes artistes. Discussion, « sessions critiques », production éditoriale ou projet curatorial, le dispositif vise à entourer et à nourrir la réflexion des jeunes diplômé·e·x·s au sortir de leur formation à la HEAD. La démarche a pris ancrage à la Galerie Alexandre Mottier, au moment où celle-ci cherche à se réinventer.

Julie Enckell Julliard : Pouvez-vous vous présenter ?

Medium Sans Serif : Nous sommes Justine Salamin, Eliot Ruffel, et Samuel Cardoso, trois étudiant·e·s de la HEAD – Genève, issu·e·s de la filière Arts Visuels option Information/Fiction. Deux d’entre nous terminent leur Bachelor, un autre sa première année de Master en Work.Master.

J.E.J : En quoi consiste le projet Medium Sans Serif ?

M.S.S : Medium Sans Serif est né d’une volonté de créer un espace pour de jeune·x·s artiste·x·s émergent·e·x·s qui ne se limitent pas à un médium ni aux modalités d’expositions conventionnelles. Nous mettons à disposition une structure facilitant la réalisation d’une œuvre, aussi bien dans sa réflexion initiale que dans sa conception technique. En proposant un espace de discussion et de rencontre nous privilégions le partage et l’échange. Des moments précieux auxquels nous avons eu droit à l’école lors de session collectives et de réflexions sur nos travaux.

Le nom Medium Sans Serif vient des polices Sans Serif qui sont sans fioritures, brutes – quelque chose qui se veut simple et humble à travers différents médiums.

J.E.J : Sur combien de temps se déroule l’accompagnement d’un·e artiste·x ?

M.S.S : Cela dépend de ses besoins. Parfois, un accompagnement de l’idée à la réalisation est nécessaire, parfois un simple retour suffit. Le suivi est rythmé par des réunions régulières nous permettant d’enrichir nos échanges et de multiplier les points de vues, les avis divergents, etc…

Inès Berdugo, la première artiste avec qui nous avons collaboré, est arrivée avec son livre Mon thé salé par tes larmes en main, mis en page par Mathilde Quentin et accompagné des illustrations de Lou Cohen. Notre rôle a été de le lire et de lui faire des retours lui permettant de préciser son récit. La couverture ainsi que la pochette ont été réalisées dans leur version finale en collaboration avec l’artiste et sa graphiste.

Pages du livre Mon thé salé par tes larmes d’Inès Berdugo, première édition produite par Medium Sans Serif

 

J.E.J : Vous êtes-vous inspiré·e·s de modèles ? Il y a dans l’histoire plusieurs cas d’initiatives similaires, où les artiste·x·s se sont entraidé·e·s et ont créé leurs propres espaces de parole et d’évaluation en voulant s’affranchir du marché ou des institutions.

Samuel Cardoso : Au départ, notre idée était de faire une maison d’édition. Eliot est un fervent lecteur et écrivain et a une connaissance solide de l’art contemporain. Quant à moi, j’ai déjà lancé pléthore de projets et je voulais l’aider avec mon sens aigu de l’entrepreunariat. Justine est intervenue quand nous avons voulu élargir notre initiative. Des opportunités sont alors apparues, avec la galerie Alexandre Mottier notamment, et il nous a fallu réfléchir à nos envies et motivations. Tout s’est fait sur le tas. Nous avons peu de recul théorique et quasiment aucun exemple! Notre but était avant tout de parvenir à une économie autosuffisante pour mener à bien nos différents projets, sans trop devoir se limiter.

J.E.J : La part entrepreneuriale permet ainsi de dégager un budget de production qui vous garantit une certaine liberté de création.

M.S.S : Exactement. Il y aussi le désir de ne pas devenir tributaire de l’aide de fondations ou de l’État, ce qui crée généralement des tendance à vouloir capitaliser. Les projets que nous suivons font office de carte de visite. Nous acceptons des mandats. Par exemple, le livre d’Inès nous a permis d’éditer un ouvrage pour un collectionneur privé.

J.E.J : L’idée d’autonomie concerne aussi la part curatoriale du projet.

M.S.S : Oui, et cette dernière s’est mise en place assez naturellement, inspirée par ce qui se fait dans les maisons d’édition spécialisées dans les ouvrages sur l’art, qu’elles soient grosses ou petites. Un livre ne se crée pas seulement dans son écriture, mais dans la discussion autour de ce qu’il peut être et dans la relation avec l’éditeur·trice·x. Nous avons voulu transférer cette dynamique d’aller-retour sur d’autres médiums.

J.E.J : Comme un compagnonnage. Vous étiez déjà familier·ère·s avec l’idée que l’éditeur·trice·x pouvait avoir un rôle d’accompagnement ?

Eliot Ruffel : Oui, notamment car je suis depuis ses débuts Loose Joints Publishing, une maison qui propose des collaborations à certain·e·x·s artiste·x·s. J’ai aussi eu comme enseignant Ismaël Abdallah, qui a publié des projets indépendants avec Miami Books, une petite maison dont il était co-fondateur. Dans les deux cas, il y a cette idée d’un accompagnement jusqu’à l’objet final.

Dessin de Lou Cohen pour le livre Mon thé salé par tes larmes d’Inès Berdugo

 

J.E.J : Votre format de prédilection, c’est le livre d’artiste ?

M.S.S : Il y a la volonté de s’en rapprocher, oui. Nous travaillons toujours autour d’une pratique artistique et dans une réflexion sur le format livre. Après, la limite entre livre et livre d’artiste est fine. Tout se met en place assez naturellement. Le texte fait figure de matière première et prend la forme que les artiste·x·s veulent lui donner, jusqu’à celle d’un tableau dans le cas du jeune artiste français Julien Fournival qui, en relation avec son travail, veut imprimer le sien sur une serviette de bain. 

J.E.J : En ce qui concerne l’exemple plus spécifique d’Inès Berdugo, il y a une dimension scénique, performée, du texte qui est très importante.

Samuel Cardoso : Nous avons suggéré à Inès de faire des performances plutôt que des lectures pour son vernissage car les corps, autant d’hommes que de femmes, étaient déjà très présents dans son livre. La performance était donc l’aboutissement de cette dynamique.

J.E.J : En quoi l’espace de la Galerie Alexandre Mottier est-il opérant dans ce projet ?

M.S.S : Nous sommes arrivé·e·s à un moment charnière dans la vie de cette galerie, fondée en 1995 par Alexandre Mottier avec l’architecte Roberto Vignola. Ensemble, pendant plus de 25 ans, ils ont défendu une vision prospective et non spéculative de leur travail. Nous les avons approchés pour le vernissage du livre d’Inès en pleine pandémie de COVID-19. Depuis, et dans une envie de renouveau, la galerie nous met à disposition ses locaux afin d’organiser les réunions avec les artiste·x·s.

J.E.J : Le projet avec eux est-il aussi commercial ?

M.S.S : Le point de vue économique est toujours pris en compte. Nous faisons des simulations de ventes pour atteindre un palier de 0:0. De plus, par un transfert de fonds, chaque projet nourrit financièrement l’autre. Il y a également un studio créatif qui s’occupe de faire de l’édition pour des collectionneur·euse·x·s privé·e·x·s. Une partie de ces fonds sert à alimenter notre espace et continuer notre travail collaboratif.

J.E.J : Est-ce que vous envisagez de suivre les artiste·x·s sur le long terme ?

M.S.S : Nous avons peu de recul pour l’instant, mais nous savons qu’Inès compte écrire un deuxième livre et notre porte lui est toujours ouverte. Nous gardons contact avec nos ancien·ne·x·s collaborateur·rice·x·s. Nous cherchons aussi à créer du lien entre eux·elles·x afin que des choses se passent indépendamment de nous.

J.E.J : Est-ce que vous considérez MSS comme une pratique artistique ou plutôt comme une action collective parallèle à votre travail personnel ?

Justine Salamin : Je ne vois pas de lien direct entre MSS et ma pratique, c’est plutôt un complément. Ce qui enrichit ma pratique, c’est de voir comment les gens en parlent, quelles sont les discussions autour de chaque projet.

Eliot Ruffel : Pour moi, le travail d’édition reste en lien avec ma pratique. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est une pratique artistique, mais c’est un travail très enrichissant, pour toutes les personnes impliquées.

J.E.J : Pouvez-vous envisager ce que serait Medium Sans Serif dans 5 ans ?

M.S.S : Nos souhaits et volontés concernant Medium Sans Serif sont nombreux. Nous aimerions nous concentrer sur des dynamiques de travail collectives, notamment par le biais de projets annuels réunissant chaque artiste·x avec qui nous aurions collaboré. Le médium sera alors à définir en fonction de leurs désirs. Nous aimerions aussi proposer à plus d’artiste·x·s différentes ressources et outils ; captation vidéo de performances, site internet, reproduction d’œuvre, etc…

J.E.J : Avez-vous envisagé de collaborer avec des auteur·ice·x·s littéraires ?

M.S.S : Nous n’en avons pas encore discuté. Ça se passera sûrement à l’avenir, mais sans doute toujours avec des gens du milieu de l’art. Pour l’instant nous sommes assez limités par notre âge. C’est difficile d’approcher des personnes plus expérimentées, on se sent tout de suite redevables. De par leur stature, ces personnalités risquent aussi de peser sur la démarche de l’artiste·x avec qui nous collaborons.

J.E.J : Ce côté très frais donne de l’originalité à votre projet, il y a quelque chose d’à la fois singulier et décalé qui est intéressant.

M.S.S : Oui il y a cet impératif de sortir du cadre, de trouver d’autres manières de montrer les choses et surtout de ne pas occuper des espaces préexistants.

 

Extraits du livre d’Inès Berdugo en version audio

Mon thé salé par tes larmes, la première édition réalisée sous les auspices de Medium Sans Serif est signée par Inès Berdugo, récente diplômée du Work.Master qui poursuit en parallèle des études d’écriture créative à La Cambre de Bruxelles. Dans ce récit sous la forme d’une collection de tranches de vie, l’artiste brosse le portrait de sa mère Anita par le prisme de ses rencontres douces-amères avec des hommes. Pour ISSUE, Inès Berdugo propose une lecture performée de quelques scènes du livre.

Mon thé salé par tes larmes, Inès Berdugo, avec des illustration de Lou Cohen. Graphisme: Mathilde Quenin
Le livre est en vente sur le site de Medium Sans Serif