Archipelago display, photo: Michel Giesbrecht / HEAD – Genève

Impressions d’Archipelago : architectures pour le multiverse

Des idées pour mieux (ou ne plus) construire

Renouveler l’architecture et ses paradigmes pour un futur plein d’inconnues, dans un monde multiple et archipélique, soumis à l’épuisement des ressources et au défi climatique, tel était l’ambition d’Archipelago, un évènement organisé de manière conjointe par la HEAD – Genève et l’HEPIA. Les rencontres avec des dizaines de praticiens et théoriciens internationaux étaient diffusées en livestream depuis l’auditorium du Cube de la HEAD, transformé en studio de télévision pour l’occasion. Cet article reprend quelques scénarios discutés dans cette arène qui pourraient changer de manière radicale la discipline architecturale.

I. After Archipelago – a Reflection

The Archipelago broadcast sought to expose and connect urgent topics embedded in the disciplines of architecture, landscape, and interior architecture and discuss their resonances within the urban context of Geneva and within global narratives. We began with a conversation that set the table for the days to come by examining the processes of institution-building, pedagogy, and public engagement. Then, we continued with a charge to challenge and rewrite hegemonic narratives and by doing so, find new disciplinary centerpoints. The program concluded with paths forward: we received insights on how architects, landscape architects, and interior architects might reimagine a collective practice. Alongside the broadcast, Archipelago was further enriched by in-person and virtual workshops, which allowed participants in Geneva and all over the world to partake in a parallel exploration of themes that were central to the event.

 

Archipelago: Architectures for the Multiverse. Photo: Alicia Dubuis / HEAD – Genève

 

Throughout these conversations, we heard repeatedly the need to embrace a multitude of viewpoints in order to begin addressing the complex issues of the present. This involves an examination of the voices with our fields that have traditionally dominated practice and to some degree, our collective imagination. This examination also encompasses our dominant modes of practice and asks us to enable a more generous understanding of what creative citizenship could be. We saw possibilities presented through work that takes the form of activism, platform-making, writing, exhibiting, sharing (from work spaces to microbes), repairing and so much more. We also began to understand the frictions that become apparent when we pursue these alternatives.

Such discussions affirm the political impact of our disciplines and our institutions. From the beginning, Archipelago was imagined as a space to allow questions asked in the moment to develop into more expansive, sustained inquiries. Part of this means curricular change at HEAD and HEPIA. We continue to push Archipelago as an intellectual basis for a new set of priorities and debates to arise within each school.

At another level, we hope that Archipelago could fulfill its mandate to connect practitioners at disciplinary margins, each working within drastically different contexts, for a generative, albeit brief, exchange that can continue beyond the event.

The archipelago is a geography with many centers. All along, we’ve used this as a metaphor, an image to guide our thinking, as inspiration for our small cluster of islands on set. As with the scenography, composed of raw materials ‘borrowed’ for the broadcast and now embedded somewhere else in Geneva, the intellectual discoveries of this event will go beyond their temporary home on the HEAD campus. We are excited to see where they end up.

Our broadcast concluded on May 8th. Since then, with enough time to revisit and reflect upon the myriad insights shared over three days of conversation, we have been busy at work to continue the Archipelago project.

Whatever form it takes – a transcript, a book, a program of studio visits, maybe other workshops – this next step would not be possible without the 83 people who participated during the event, the 40 students who shared their exciting work as part of our Open Call, our many advisors, our invisible audience watching from home, the production crew and support staff who realized the event, the scenography team, the students and staff from HEPIA and HEAD whose enthusiasm and dedication guided this project from the very beginning – an immense thank-you to you all.

Edward Wang, Vera Sacchetti and The Archipelago Team

 

II. Les problèmes de l’absence de construction1

La rupture entre les générations posait problème. La quasi-totalité de la population vivante avait grandi dans un monde qui pensait que la nouveauté était synonyme de progrès. Certains se délectaient d’ouvrir des boîtes et d’en retirer les emballages ; d’autres de les regarder. Leur plaisir était réel. Qui étions-nous pour leur dire qu’ils avaient tort ? Ils ne nous croyaient pas lorsqu’on leur disait qu’on ne pouvait plus construire. « Désolé… ». Pour eux, cela signifiait qu’on avait échoué.

Il a fallu qu’une génération passe pour que les cartons d’envoi, les emballages plastiques, les palettes et les sacs de ciment, dont la production intensive avait un coût humain autant que territorial, tombent enfin en disgrâce. On se retrouvait soudainement et à contrecœur dans un business horrifique, on organisait des voyages scolaires dans des terrains vagues. On s’est mis à admirer les démolisseurs, les pilleurs de poubelles et les chiffonniers, élevant au rang de maître ceux qui gagnaient leur vie en volant des tuyaux de cuivre, tandis que des délégations internationales se rendaient dans des centres mondiaux de récupération, joli terme pour désigner le ramassage des ordures des plus riches.

Lev Bratishenko : J’avais commencé à travailler sur un texte, en m’imaginant quels problèmes pourraient émerger si nous arrêtions de construire, quand j’ai entendu parler de votre programme. Nous voici donc réunis, et je vous remercie d’avoir accepté de me recevoir. Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur Stop Building2 ?

Charlotte Malterre-Barthes : L’idée d’un moratoire sur la construction est dans l’air du temps, comme en témoigne le prix Pritzker de l’agence Lacaton et Vassal. Je m’emploie depuis longtemps à combler le fossé entre les décisions de design et leurs conséquences matérielles et à confronter les dégâts raciaux, sociaux et environnementaux qui découlent intrinsèquement de l’utilisation des ressources. Construire, c’est un choix de destruction, au fond.

Pour moi, cependant, cela reste une conversation de spécialistes. Elle a atteint le monde universitaire, elle nous a atteints, mais elle n’a pas atteint les bureaux des types qui se disent « qu’on est architecte que quand on construit. » Il s’agit aussi de déconstruire les chiffres. J’ai l’impression qu’il est temps pour nous tous de faire face à nos responsabilités. L’idée du moratoire nous est aussi venue du texte de Bruno Latour3 publié en mars de l’année dernière : Latour affirmait que c’était le bon moment pour nous de nous arrêter et d’observer. Mais les chantiers de construction, eux, ne se sont jamais arrêtés.

L.B. : Si le moratoire finit par tuer quelque chose dans la pratique architecturale, on peut se poser la question : ce quelque chose ne devait-il pas de toute façon mourir ? Quoi qu’il en soit, je trouverais très intéressant, si un moratoire était adopté, de réfléchir au fait qu’il faudrait l’appliquer différemment selon les régions. Imaginons que les architectes des pays développés (en soi un terme imprécis) ne puissent plus rien construire de nouveau et doivent tourner leur pratique vers la rénovation et l’entretien et que, dans les pays moins développés, en raison de leur dette carbone bien moins élevée, la construction traditionnelle puisse se poursuivre pendant un certain temps : en quoi le discours mondial changerait-il ?

C.M.B. : C’est une question très importante, à mon avis. Qu’est-ce que la construction devrait arrêter et où devrait-elle s’arrêter ? En Égypte, par exemple, il y a déjà un moratoire sur la construction, sur tout, sauf dans la nouvelle capitale, probablement le dernier endroit qu’il faille construire. L’urbanisme « informel », sur lequel portent les recherches d’Omar Nagati et Beth Stryker (CLUSTER) au Caire, repose sur un besoin de logements. Dans le désert, les villas qui appartiennent aux classes aisées restent vacantes, puisqu’elles sont perçues comme des garanties, au vu du manque de confiance dans les institutions financières. Cela remet en question le mythe de la pénurie de logements. Il existe un « stock » qui n’est pas totalement occupé. L’un des aspects est donc celui de la vacance, l’autre de la justice : tant de nouvelles unités de logement ne vont pas aux personnes qui en ont réellement besoin. Je pense donc qu’il existe différents niveaux, même dans l’hypothèse où tous les pays devaient construire davantage.

Le monde avait désormais besoin que trois cents millions d’ouvriers du bâtiment se transforment en enseignants. L’entretien des bâtiments devenait une priorité. Dans de nombreux cas, c’était même « la » priorité. Les travaux de démolition minutieux et chirurgicaux gagnaient en prestige (« Magnifique trou, Jimmy ! »), pendant que des ingénieurs surqualifiés postulaient en masse pour de nouveaux postes. Soudain, les architectes du désassemblage étaient partout, dont beaucoup étaient malhonnêtes, mais, vu le prix exorbitant des matières premières, même un bâtiment mal démoli devenait extrêmement précieux pour ses composantes. L’agence Rotor remportait le prix Pritzker. Beaucoup s’en plaignirent. Le prix donnait droit à l’agence de démolir 25 % du Hilton de Bruxelles, ce qui rendit Rotor très riche.

Une fois le choc et la panique dissipés, on réalisa que le changement ne se produisait plus au même rythme. Chaque bâtiment ou presque était empêtré dans des histoires de concessions, sournoisement perforé par des mineurs de matériaux, et abritait encore des habitants qui cherchaient à maintenir la paix par des négociations constantes. La question de la propriété se serait avérée un gros problème si on n’avait pas joué avec les registres.

C.M.B. : Dans le livre de Jane Mah Hutton4, il y a un chapitre sur la High Line de New York, où elle parle de l’utilisation de bois d’ipé pour les bancs, que le studio Diller Scofidio + Renfro avait proposé pour la première phase. Une ONG a fait remarquer que ce bois n’était pas durable (à vrai dire, aucun bois ne l’est). Pour la deuxième phase, ils ont donc utilisé des planches provenant de promenades endommagées par l’ouragan Sandy. J’ai envie de demander : « pourquoi, nous, les designers, n’avons-nous pas pensé à cela dès le départ ? ».

 

Archipelago: Architectures for the Mutliverse. Workshop: Ecologies of Non-Design, Emma Kaufmann-Laduc and Lauro Nacht. Photo: Michel Giesbrecht / HEAD – Genève

 

L.B. : C’est du clientélisme, non ? Une question de fuite des responsabilités. Il y a des situations où les conditions sont clairement externes et puis, d’une certaine manière, à cause de la pression, une autre façon de penser se dessine. Cependant, ce que je trouve puissant dans la « provocation » que représente le moratoire, c’est l’idée d’imposer des conditions qui peuvent sembler arbitraires, aussi arbitraires qu’un ouragan par exemple, mais qu’on choisit au fond parce qu’on croit en elles.

La construction ne s’est pas arrêtée partout de la même manière ni au même moment. Tout comme pour la décarbonisation, les restrictions étaient déterminées par le niveau d’excès sur le plan local. Les inégalités à l’intérieur des pays devaient être prises en compte. Les calculs étaient très complexes et de nombreuses erreurs furent commises, puis tout est remonté des plus petites unités gouvernementales jusqu’au niveau international. Des débats sans fin. Un désordre total, bien évidemment. Mais ce nouveau désordre, qui ne faisait qu’en remplacer un autre, bénéficiait au moins d’une meilleure morale, alors on s’y est tenu.

L.B. : J’admire le travail de Lacaton et Vassal et je suis d’accord avec vous pour dire que leur prix Pritzker est un symbole de notre temps. Cependant, ils ont une esthétique très propre et on pourrait y voir une étape intermédiaire vers de nouvelles valeurs d’intervention limitée ou de non-intervention. Mais si on ne sait rien de leur pratique et qu’on regarde simplement le quartier du Grand Parc, on pourrait penser que ce nouveau bâtiment est assez ordinaire.

C.M.B. : Ce n’est pas de la merde, vous voulez dire ? Je cherche un peu à vous provoquer, parce que j’ai l’impression qu’il y a une hypothèse selon laquelle une architecture qui se veut humaniste ou, disons, politisée, est nécessairement laide… Il y a un a priori selon lequel les designers qui font ce genre de travail ne sont pas les meilleurs. D’un autre côté, on a Peter Märkli et Zumthor, des architectes boutique qui font de belles choses en coulant joyeusement du béton. Pour Lacaton et Vassal, je ne sais pas à quoi ressembleront leurs constructions dans vingt ans, soyons francs, mais la Tour Bois-le-Prêtre est très belle. Les matériaux qu’ils utilisent, même s’ils sont abordables et familiers et tout ça, sont toujours beaux. Il existe donc peut-être un entre-deux esthétique.

L.B. : Exactement, on pourrait dire qu’ils sont exemplaires parce qu’ils ne bouleversent pas la sensibilité conventionnelle selon laquelle le travail humaniste peut sembler laid. Ils montrent doucement la voie. Cela me fait me demander si nous n’avons pas besoin d’une esthétique plus évidente de la réparation et de la réutilisation.

C.M.B. : Je crois qu’on touche au cœur de cette discussion sur le moratoire. En effet, le moratoire fonctionne comme un cheval de Troie discursif qui soulève des questions sur la problématique de la nouveauté par opposition à l’entretien, des thèmes qui déplacent le débat sur le terrain de la politique. Il est préférable pour un politicien dans une démocratie fonctionnelle ou semi-fonctionnelle d’annoncer quelque chose de nouveau : une nouvelle pyramide, un nouvel aéroport, un mur… Ce sont des projets uniques, spectaculaires. On ne peut pas annoncer qu’à partir de maintenant, on va entretenir toutes les toilettes de la ville et qu’on ne les remplacera plus pour les cinquante années à venir et s’attendre ensuite à voir la population applaudir.

Il s’agit donc de remettre en question les fonctions au sein de nos démocraties qui nous permettent de célébrer à tort la nouveauté. Comment faire évoluer ce système de valeurs ?

L.B. : Dans son livre5 sur la dette, David Graeber écrit que, lorsqu’ils arrivaient au pouvoir, les rois babyloniens annonçaient une « remise jubilaire » des dettes. En d’autres mots, ils effaçaient l’ardoise. De façon ambiguë, c’était à la fois une responsabilité du roi et un moyen d’obtenir le soutien du public et de constituer un legs.

Cependant, pour revenir sur le concept de nouveauté, je pense qu’il y a un aspect émotionnel lié à l’évolution des valeurs. Mon enfance en Union soviétique et le fait d’avoir mes grands-parents à proximité toute ma vie m’ont permis de garder contact avec une génération qui a une attitude très différente vis-à-vis de l’achat de nouvelles choses. J’ai dû utiliser des objets tels qu’un appareil photo que mon grand-père garde depuis ses quinze ans ou des petits objets domestiques qu’on répare ensemble depuis des décennies. On a une relation très différente avec ce type d’objets. Ils acquièrent une charge émotionnelle grâce aux réparations qu’on leur apporte. Paradoxalement, ce qui s’en rapproche le plus aujourd’hui, je dirais, c’est une note glissée dans une boîte par quelqu’un dans une usine, qui dirait : « On me garde prisonnier ici, aidez-moi ».

Je pense qu’il y a un parallèle à faire avec les implications matérielles des décisions de design dont vous avez parlé au début. Nos relations matérielles sont complètement obscurcies par les processus capitalistes. Il nous faut recouvrer les liens qui nous unissent aux personnes et aux territoires sacrifiés sur l’autel de la nouveauté et être capables de ressentir la tristesse et l’horreur.

C.M.B. : Oui, c’est un type de violence terrible que ce sujet met en lumière. Elle est également présente sous une autre forme, dans le mépris du travail d’entretien qui soutient tout notre système. Si on ne peut pas construire du neuf à tout va, on prend meilleur soin de ce qu’on a déjà. Je pense que, récemment, il y a eu une prise de conscience ou peut-être juste eu un coup de projecteur temporaire qui a attiré notre attention sur les travailleurs sociaux qui sortaient encore quand tout le monde restait chez soi, les personnes les moins payées et les plus dévalorisées.

L.B. : Ici, la négativité de votre provocation m’interpelle. Parce que le terme de « care » (ndt : l’aide, le soin, l’entretien) apparaît dans beaucoup de projets, comme mot-titre dans de nombreuses expositions, etc. Et c’est très bien, cela reflète une remise en question de nos valeurs. Mais il est le plus souvent présenté comme un ajout, comme quelque chose que nous devons simplement faire davantage. En réalité, pour s’occuper de choses, il faut souvent renoncer à d’autres.

C.M.B. : C’est le problème du « soin », de « l’entretien » : c’est trop gentil. C’est pourquoi il faut qu’on arrête de faire ce qu’on fait maintenant pour pouvoir recentrer la question de l’entretien. Les écoles pourraient être beaucoup plus radicales en arrêtant de n’enseigner que la construction à leurs étudiants, ce qui, je pense, est déjà le cas dans bien des institutions. Mais le bureau d’architecture reste le laquais de l’industrie immobilière qui continue de tout détruire. Je pense qu’il faut qu’il y ait une sorte de transfert de pouvoir pour permettre de créer des protocoles d’entretien, ce qui, bien entendu, peut sembler assez ennuyeux, mais ce n’est pas une fatalité : si l’on pense à un projet qui consiste à réinventer la façon de vivre dans une maison, s’il s’agit de mettre deux fois plus de personnes dans une seule maison, c’est déjà un test de design assez sérieux.

En plus, comment prendre en compte la durabilité des relations humaines autant que la durabilité des espaces, ou même la cohabitation avec d’autres organismes ? Je pense que ces questions sont dans l’air du temps et je ne prétendrais pas à une quelconque originalité. Mais pour moi, c’est urgent et j’imagine que votre texte arrivera à la même conclusion.

Disons qu’il s’agit en quelque sorte de « réfuter » un sentiment d’impuissance.

À cette nouvelle rareté s’ajoutait notre hypersensibilité à la consommation d’énergie, pour des raisons évidentes, mais le réaménagement et le désassemblage étaient gourmands en énergie. Les spécialistes du désassemblage, qu’on appelait les « fourmis », avaient besoin d’outils électriques pour faire leur travail, même si les plus expérimentés savaient encore faire beaucoup de choses à la main. Il fallait des machines lourdes, de la chaleur, des solvants, des applications physiques originales pour transformer en matières premières un bâtiment, même avec des systèmes de désassemblage industriel parmi les plus efficaces. Ces techniques avancées étaient sujettes à controverse. Beaucoup les considéraient comme contre-productives : elles sont devenues illégales dans la plupart des pays, sauf en Russie et aux États-Unis, où elles allaient persister pendant des générations, entretenant les vestiges cadavériques d’un ancien monde.

L’électricité décentralisée et limitée s’était révélée une bénédiction : elle rendait la domination des uns sur les autres plus difficile. Cela signifiait que la plupart des travaux devaient être effectués à la main, lentement, par des équipes, des personnes qui finissaient par créer des liens rapprochés. On était comme des insectes qui rongeaient joyeusement les murs et démantelaient le mythe des personnes « self-made ». On finirait enfin par pouvoir construire à nouveau, une fois qu’on aurait trouvé comment le faire sans dégâts.

 

III. Une scénographie de l’emprunt

Archipelago: Architectures for the multiverse (first day). Conversation: What Should We Build? with Sepake Angiama, Marina Otero, Catherine Ince, Natacha Guillaumont, Nicolas Pham, Matevz Celik, Lev Bratishenko, Anton Belov, Javier Fernandez Contreras, moderated by Vera Sacchetti. Le Cube, Bâtiment H. Photo: Michel Giesbrecht / HEAD – Genève

 

La scénographie – l’écrin physique d’Archipelago – s’est construite par le biais d’une série d’ateliers interdisciplinaires destinés aux étudiant·e·x·s de la HEAD et de la HEPIA, à cheval entre le design d’intérieur et l’installation paysagère et architecturale. À l’époque, fin 2019, Archipelago se profilait encore comme un événement en présentiel, avec des débats et des constructions jalonnées le long des berges à Genève. Toutes les idées de designs scénographiques liés à l’événement ont germé dans le travail en atelier des étudiant·e·x·s lors desquels ils et elles ont cherché à identifier les sites à Genève qui pourraient le mieux attirer le public et amplifier la thématique de chaque conversation. Les étudiant·e·x·s ont également exploré des matières premières et posé la question de savoir quels éléments scénographiques pourraient être réutilisés ou recyclés après l’événement. Cet aspect était fondamental pour la méthodologie pédagogique d’Emma-Julia Fuller, de Romain Legros et d’Alice Proux au sein de chaque atelier : il fallait que les étudiant·e·x·s puissent plonger tête baissée dans la fabrication à grande échelle dès que possible et que les approches pratiques aient le même poids que les explorations théoriques et conceptuelles.

L’arrivée de la pandémie a modifié la portée du projet et l’a recentré sur le développement d’un décor intérieur qui pourrait accueillir des conversations mixtes entre des participants en présentiel et en ligne. Bien que la réalisation complète d’un archipel physique soit devenue impossible, une grande partie du travail conceptuel effectué par les étudiant·e·x·s et les professeur·e·x·s est néanmoins visible dans le produit final, comme la notion de réutilisation, qui est restée centrale. Lors d’un des derniers ateliers, les étudiant·e·x·s ont réfléchi aux déchets excessifs que de tels événements pouvaient générer et ont décidé que le caractère éphémère d’Archipelago devait transparaître dans leur approche de la présentation et de la mise en scène. Seuls des matériaux locaux ont donc été pris en compte : les rondins, les rochers et les palettes qui composent la scénographie provenaient d’une zone géographique limitée, soit directement de sources dans la ville de Genève, soit de lieux plus éloignés sur les rives du lac Léman.

L’effet combiné formait un paysage qui semblait encore en train de naître. En entrant dans Le Cube, on découvrait un assemblage libre de gros rochers, de tas de pierres et de piles de bois disposés de manière brutalement directe. Il n’y avait pas de repères faciles ou évidents et les participant·e·x·s se trouvaient donc momentanément déstabilisé·e·s, cherchant leur place en se déplaçant dans l’ensemble plutôt qu’en étant guidé·e·s vers une configuration particulière.

Il était essentiel que le caractère brut des matériaux reste intact. Comme l’ont expliqué les designers, l’idée était de s’abstenir volontairement de modifier ou de dénaturer les matériaux de la scénographie afin de préserver leur utilité après l’événement. De cette façon, le concept scénographique pourrait être considéré comme une sorte d’emprunt – retirer temporairement des matériaux de leurs cycles « normaux », les utiliser pour un événement puis les « restituer » une fois celui-ci terminé. Finalement, la majeure partie du budget de construction a été consacré au déplacement de ces matériaux dans Le Cube plutôt qu’à leur acquisition. Il semble approprié que les pièces du plateau d’Archipelago aient finalement été rendues au patrimoine bâti de Genève – les trois jours de diffusion d’Archipelago ne représentaient, après tout, qu’un instant dans leur existence.

Le design de la scénographie a également été un projet profondément collaboratif impliquant de nombreux acteurs et de nombreuses méthodes de travail. Les étudiant·e·x·s ont eu la possibilité de visiter la carrière d’où sont extraits les graviers et de voir le terrain sur lequel le bois est séché et stocké, entre autres excursions. Ramenés à la HEAD, ces matériaux ont soulevé des questions de physique : à l’aide de modèles réduits et de maquettes à l’échelle 1:1, les étudiant·e·x·s ont réfléchi aux effets pratiques de l’aménagement. Comment répartir le poids du gravier de manière homogène sur le sol ? Le design scénographique a impliqué de nombreux détails pragmatiques de ce type ou, comme l’a mentionné Romain Legros, de nombreuses confrontations entre médium et matière qui ont permis aux étudiants d’avoir un aperçu des frictions découlant de la transcription de la matière d’un plan virtuel à un site réel.

En fin de compte, Emma-Julia Fuller, Romain Legros et Alice Proux s’accordent à dire que les meilleurs moments d’apprentissage pour les étudiant·e·x·s ont été les discussions avec les propriétaires et les employé·e·x·s sur le site d’origine de chaque matériau. Les enseignant·e·x·s ont voulu souligner que ces personnes ne pouvaient être dissociées de leur travail. Il était essentiel que les étudiant·e·x·s comprennent la dimension humaine derrière la production et l’approvisionnement de tous les éléments du décor. À partir de ces intentions, on peut imaginer le résultat du projet scénographique comme une forme améliorée de stockage qui va au-delà de la collecte de matériaux et réunit également des relations entre étudiant·e·x·s, fournisseur·euse·x·s, artisan·e·x·es, transporteurs·euse·x·s, architectes et les nombreuses autres personnes impliquées dans la mise en place de la scénographie d’Archipelago.

Edward Wang

Enseignant·e·s des ateliers scénographiques : Emma-Julia Fuller, Romain Legros
Assistant·e·s : Alice Proux, Viviane Mentha, Sophie Coia, Sophie Herzog

 

IV. Extraits vidéos des émissions d’Archipelago

 

What Should We Build? Conversation introductive avec Sepake Angiama, Marina Otero, Catherine Ince, Natacha Guillaumont, Nicolas Pham, Matevz Celik, Lev Bratishenko, Anton Below, Javier Fernandez Contreras

 

Extractive Systems, dans cette intervention Léopold Lambert, rédacteur en chef de The Funambulist, évoque « l’impossible innocence » de l’architecture dans ses rapports aux structures de pouvoir.

 

 

Notes

  1. Conversation éditée entre Charlotte Malterre-Barthes et Lev Bratishenko, complétée par des notes en vue de la rédaction d’une nouvelle.
  2. 23.04.2021, Stop Building? A Global Moratorium on New Construction, Harvard GSD
  3. 29.03.2020, What protective measures can you think of so we don’t go back to the pre-crisis production model?, AOC
  4. Reciprocal Landscapes: Stories of Material Movements, Routledge, 2019.
  5. Debt: The First 5,000 Years, Melville House, 2012.