Jouer à être humain
Interview avec Sylvie Boisseau, Frank Westermeyer et David Zerbib
Résumé
Sylvie Boisseau, Frank Westermeyer et David Zerbib publient le ebook Jouer à être humain, fruit d’un projet recherche (HEAD – Genève, HES-SO) de deux ans (2018-2020) qui mêle expérimentation vidéo et philosophie. Ils y testent la théorie de la positionnalité de Helmuth Plessner qui postule que végétaux, animaux et humains se différencient par leur relation distincte à l’espace.
Texte
Les artistes Frank Westermeyer et Sylvie Boisseau, qui développent en duo une œuvre vidéo, ont uni leurs forces avec le philosophe David Zerbib pour un projet de recherche qui explore le principe du décentrement. Le duo de vidéastes a réinvesti son « agent expérimental » f, interprété par Westermeyer à l’écran, qui tente d’incarner les différents niveaux du vivant – humain, animal, végétal – à l’aune des théories anthropo-philosophiques d’Helmuth Plessner1. Les vidéos produites pour le projet, où l’art et la philosophie se sont nouées de façon organique, sont accompagnées d’un texte de David Zerbib dans le ebook Jouer à être humain, paru en 2021. Dans la performance d’excentrement de f vers l’animal et le végétal se révèle en réalité une condition proprement humaine : la capacité de se projeter, de « jouer à ». Dans le dispositif « l’humain questionne, la machine répond » cette propriété de se voir ailleurs est mise avec humour à l’épreuve de l’intelligence artificielle qui, à l’inverse, réduit tout potentiel d’excentrement à un calcul. Le ePub est en libre accès ici.
Sylvain Menétrey : Comment est né ce projet de recherche entre travail vidéo et réflexion philosophique ?
Frank Westermeyer : Le projet a été réalisé entre 2019 et 2020. Mais nous travaillons de manière discontinue avec l’agent expérimental f, que j’incarne dans nos vidéos, depuis la fin des années 1990. Lors d’un séminaire sur la recherche artistique, il y a quelques années, nous avons été rendu·e·s attentif·ve·s au philosophe Helmuth Plessner, dont la pensée résonne avec notre façon de travailler. Vers 2017-2018, nous avons finalement suivi cette recommandation de lecture pour découvrir qu’en effet, dans f, il y avait quelque chose qui peut ressembler à son concept de « positionnalité excentrique ».
S.M. : C’est à partir de ce constat que vous avez voulu travailler avec David Zerbib qui est philosophe ?
F.W. : Oui, nous avons eu envie de mieux comprendre ce lien, et surtout de voir comment nous pouvions l’exploiter dans notre travail. Nous avons alors décidé de prendre contact avec David Zerbib pour lui proposer une collaboration autour d’un projet de recherche.
S.M. : À quel niveau se situe ce lien entre f et la pensée de Plessner ?
Sylvie Boisseau : Nous nous intéressons à la projection. Elle est au cœur de nos films depuis le début, qu’il s’agisse de la projection de soi ou, inversement, de celle des autres sur le personnage. Notre travail artistique fait donc écho à ce terme du concept de Plessner : « excentrique ». Quant à l’intérêt d’un rapprochement avec la notion de « positionnalité », il tient notamment à l’absence totale de contenu psychologique de f, à son aspect purement incorporé.
S.M. : Cette question du corps dans l’espace est très présente. f est un corps et non le corps d’une entité psychologique définie.
S.B. : Exact. C’est un écran sur lequel on projette quelque chose.
F.W. : Cette dimension anthropologique est assez nouvelle dans notre travail. Les films précédents montraient plutôt l’insertion du personnage au cadre social ou familial.
David Zerbib : Ce statut d’agent provocateur de f m’a particulièrement frappé. Il n’exprime pas de contenu subjectif, ne participe à aucun processus narratif centré sur la psychologie. Vidé de tout ce qui constitue un personnage au cinéma, il apparaît comme un symbole mathématique opératoire, une fonction. Il ne répond à aucune sollicitation. Il est simplement présent, et produit des réactions par sa présence. Dans les premiers films, il prononce très peu de paroles. Il produit en négatif une activation de son environnement social.
S.M. : Une fois le projet lancé, quelle a été votre méthode de travail ?
D.Z. : Au début de notre collaboration, nous nous sommes interrogé·e·s sur les conditions dans lesquelles f pourrait faire réagir son environnement en activant une autre dimension de son existence, qui ne serait pas seulement celle d’un individu socialisé mais celle qui le fait exister en tant qu’être humain. Le projet a été réalisé selon une méthode de recherche qui nouait très « organiquement », peut-on dire, questions filmiques et questions théoriques : les images provoquent les idées, lesquelles en retour deviennent la matrice d’hypothèses qui sont ensuite réinjectées dans la production filmique, produisant alors des effets de transformation au niveau tant plastique que conceptuel. Chacun·e a expérimenté la pluralisation des perspectives et, à son niveau, l’excentrement. La forme finale du projet, un ebook en libre accès, permet de rendre compte de l’ensemble de ces productions et de présenter textes et vidéos sur un même plan.
S.M. : Dans la vidéo « ƒ zwischen den Stufen des Organischen », qu’on peut visionner dans le ebook, le passage de f à quatre pattes dans la ville suscite peu de réactions.
D.Z. : En effet, l’attitude de f dans l’espace urbain est totalement transgressive, et pourtant personne ne le remarque. Tout au plus, une scène dans le métro évoque-t-elle l’idée d’un contact visuel avec des SDF.
S.M. : Ils sont les seuls personnages à fixer la caméra.
D.Z. : Oui, il y a là quelque chose qui interroge l’exclusion sociale ; comme si les gens qui en souffraient se rapprochaient, dans leur rapport à l’espace, de l’animal. D’une manière plus générale, la constitution animale de f semble aller de soi, elle opère sans être visible des autres, loin du registre de la provocation éthique, politique ou esthétique qui accompagne souvent les figures culturelles de l’humain-animal. Le film donne à voir l’idée d’une condition antérieure au comportement social et culturel. Une sorte de constitution animale transparente, polarité active mais que l’on ne voit pas.
S.M. : Frank et Sylvie, comment avez-vous mis ce dispositif en place ?
S.B. : Nous sommes partis du constat que la façon d’être dans l’espace public a changé avec la pandémie. D’un coup, avec les questions de distance sanitaire, la position des corps dans l’espace devenait visible. On voit également ça dans le film quand les gens s’assoient à des endroits qu’ils et elles n’auraient pas occupés autrement – dans l’herbe, sur des marches, voire à même le sol – comme si cette période avait activé une part animale déjà présente en nous. Nous avons voulu capter ce basculement.
F.W. : Le fait que f ne soit pas vu en tant qu’animal témoigne aussi du dédoublement qu’opère sa positionnalité excentrique. Il se présente en tant que quadrupède alors qu’il n’a pas effectué de métamorphose. Il porte encore ses habits par exemple. D’une certaine façon, il n’existe que pour lui. Cette sorte de transformation paradoxale provoque l’aspect humoristique du film.
S.M. : Il y a aussi un traitement de l’image et du son particulier, évolutif selon l’entité qu’incarne f dans la vidéo.
F.W. : Pour nous, tout le processus était expérimental. Les décisions concernant le son ont surtout été prises après le tournage en collaboration avec notre collègue le designer sonore Philippe Ciompi. Le traitement du son a inspiré notre travail sur l’image, non sur le mode d’une correspondance, mais plutôt de la logique. Comment donner, par petites couches, l’accent du basculement de la positionnalité vers l’animal dans les couleurs, sans pour autant suivre simplement le rythme d’une succession de plans subjectifs ? Nous avons par exemple choisi de parfois retirer la couleur rouge, accentuant ainsi le contraste et rendant le visage noir et blanc.
DZ: Le retrait du rouge vient d’un paramètre biologique lié à la vision animale – certains mammifères ne voient pas le rouge – et renvoie donc directement à ce point de vue animal. Il ne s’agit cependant pas d’une caméra subjective, nous ne sommes pas à la place de f en train de se transformer en animal. f active plutôt l’idée d’une perspective animale objectivée et décentrée de sa subjectivité. Alliée à la pensée de Plessner, l’expérimentation cinématographique de Sylvie et Frank fait ressortir un champ positionnel dans une image déployant un espace façonné par un certain type de positionnement organique. La modification chromatique donne à voir cette logique de pluralisation de perspectives.
S.B. : Cet effet est sans doute aussi lié au dispositif de départ, à savoir que f est envisagé comme un agent expérimental, comme dans le cadre d’une expérience scientifique. L’agent est lancé pour tester des hypothèses tandis que la caméra filme.
D.Z. : Comme un agent chimique. f fait réagir l’environnement.
F.W. : La narration du film débute avec cet article que lit f sur les animaux du zoo qui s’ennuient. Il se pose la question de ce que ressentent les animaux. Il ne fait pas l’animal par provocation. Il veut connaître leur point de vue.
D.Z. : Et on comprend que ce n’est pas simplement un point de vue, au sens purement visuel, mais véritablement un point de vie, un point du corps par rapport à l’espace, qui pose la question de ce que signifie être ici et maintenant pour un humain, dès lors que la question ne se pose pas d’abord en terme de conscience subjective, de raison, de langage. C’est la dimension utopique, chez Plessner, de toute positionnalité humaine.
S.M. : Prise sous cet angle, l’intelligence artificielle est l’antithèse de f puisqu’elle réduit les potentialités et l’espace utopique à des calculs et des compilations de données. Est-ce pour cela que vous avez choisi d’amener cet élément ?
F.W. : Il était présent dès le début du projet. Au moment de notre étude de la théorie plessnerienne, nous avons beaucoup réfléchi sur ce que l’intelligence artificielle implique en matière de liberté et de choix. Au fil de nos recherches, nous nous sommes rendu·e·s compte que Plessner est très actuel. Il permet de bâtir un cheminement intellectuel dans la réflexion sur l’humain et le numérique qui ne passe pas par le transhumanisme.
D.Z. : En effet, dès le départ, on s’est placé à une croisée des chemins, entre les promesses post-humanistes et une théorie plessnerienne qui renvoie sans cesse au vivant comme étant le centre à partir duquel un excentrement proprement humain est possible. Notre idée a été de poser l’hypothèse d’un mouvement elliptique – qui en termes géométriques est le propre de l’excentricité –, qui suppose une déformation du cercle de l’anthropocentrisme, une ouverture, une tension vers l’infini. La question devient alors de savoir comment s’ouvre l’espace dans ce jeu de l’excentricité. Quelle scène cela rend-il possible pour l’humain et pour f ? Le jeu peut renvoyer à quelque chose de théâtral, de ludique, voire de grotesque, mais il met toujours ces polarités en tension. Nous avons fait le choix d’activer le mouvement par lequel on revient vers ce centre organique, celui de l’humain comme être vivant, jusqu’à introduire une percée vers le végétal.
S.M. : David tu fais référence dans le ebook à un texte de Plessner où il introduit la notion d’acteur à sa théorie positionnelle. Est-ce qu’à l’inverse sa théorie peut servir au jeu d’acteur ?
D.Z. : Dans son texte de 1948 sur l’anthropologie de l’acteur, Plessner explique que, sur scène, on a affaire au modèle même de ce qu’être humain signifie, c’est-à-dire être un double, à la fois situé dans un corps et projeté dans un ailleurs. Chez lui, ce jeu de double apparaît comme une condition bio-centrée. Il ne s’agit pas seulement d’un invariant culturel, mais d’une nécessité physique. L’acteur est avant tout une projection physique dans l’espace.
S.B. : Plessner souligne aussi l’importance du regard sur soi quand il écrit « er erlebt sich als etwas» : donc « il se vit lui-même comme quelque chose ». Dans le film, l’hypothèse de l’excentrement vers l’animal ou le végétal est testée par le biais du corps de l’acteur. C’est une expérimentation intellectuelle réalisée avec les moyens de la vidéo à partir de l’idée plessnerienne que l’acteur représente la condition humaine.
S.M. : Le jeu n’est toutefois pas propre à l’humain. C’est même une activité fondamentale chez beaucoup d’animaux.
D.Z. : Oui, d’ailleurs il faut souligner que les théories de Plessner sur les différentes positionnalités de la vie organique se sont développées à partir des connaissances zoologiques et biologiques de son époque. Évidemment, les découvertes récentes sur les animaux, l’idée d’une communication des arbres ou le rapport des végétaux à l’espace viennent brouiller certaines frontières, sans néanmoins remettre fondamentalement en cause cette question d’excentricité. L’humain reste sans doute celui chez qui les capacités d’excentrement sont les plus déployées et c’est peut-être son rôle dans le vivant que de les activer avec la plus grande extension, car son excentricité tend vers l’infini.
S.B. : C’est tout l’intérêt de s’être fondé sur une théorie qui a un concept unique de positionnalité pour la plante, l’animal et l’humain.
F.W. : À son époque, Plessner a clairement dit que l’humain n’était pas la seule forme capable d’avoir une positionnalité excentrique. Bien sûr, il a construit sa théorie à partir de l’humain tel qu’il le connaissait, mais sans chercher à ériger des frontières. Il évoque des exceptions.
D.Z. : Ces réflexions sur l’acteur et les expérimentations menées par Frank et Sylvie ouvrent sur ce que j’ai proposé d’appeler la « performance anthropique », une sorte de performance fondamentale, qui serait l’hypothèse d’une dynamique première, antérieure à toute détermination de contenu identitaire, social ou genré. Une sorte de performativité anthropique qui pourrait nous éclairer sur des questions fondamentales – politiques, écologiques, théoriques, philosophiques et, bien sûr, anthropologiques – qui traversent le monde de l’art et de la pensée contemporaine dans le contexte d’une crise de l’anthropocentrisme.
S.M. : Qu’est-ce que votre projet et la théorie de Plessner permettent de penser des relations inter-espèces ?
D.Z. : La crise écologique, les théories de l’anthropocène, incitent bien sûr à remettre en question le rapport de l’humain au non-humain, et mettent en crise les conceptions anthropocentriques de la modernité occidentale. Le diagnostic a été largement établi. Dans ce débat, les théories de Plessner telles qu’elles ont été travaillées, réfléchies et actualisées dans ce projet proposent de développer une alternative à, d’une part, le parti-pris transhumaniste de l’obsolescence technologique de l’humain et à, d’autre part, la nostalgie fusionnelle et romantique, du « retour à » l’état de nature d’une humanité spontanément réconciliée avec le vivant. En parlant « d’anthropo-excentrisme », j’ai essayé dans notre livre d’identifier une troisième voie qui repose sur la puissance de jeu et d’invention présente dans le mouvement de l’excentricité, et qui implique à la fois le centre de la vie organique et une dynamique artificielle de création à partir de ce point. Il s’agit de réactiver ce qui, dans cet écart, ouvre le champ des possibles.
Le projet de recherche « Plessner transposé. Entre anthropologie philosophique et vidéo : l’acteur « excentré » » (2018 à 2020) a été soutenu par le fonds stratégique de la HES-SO.
Notes
- Helmuth Plessner (1892-1985), philosophe et sociologue allemand, est notamment l’auteur de l’ouvrage Les degrés de l’organique et l’Homme (1928), dans lequel il expose sa théorie selon laquelle l’être humain se distingue des autres vivants par une « positionnalité » excentrique. Dans Jouer à être humain, David Zerbib résume ainsi la pensée de Plessner : « L’humain ne cesse en effet de se projeter hors de son corps, sans pour autant jamais cesser d’être ce corps qui est comme son « centre » animal. »