Flourishing Biodiversity
Flourishing Biodiversity, Floating University, 2022. Berit Fischer with Die Boden Schafft. Photograph by Lorène Blanche Goesele. Courtesy of Lorène Blanche Goesele.

Les aspects micropolitiques et holistiques des écopédagogies

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« [N]ous avons un besoin urgent d’une science qui honore et respecte l’unité de toute vie, reconnaît l’interdépendance fondamentale de tous les phénomènes naturels et nous reconnecte avec la Terre vivante. »1 (Fritjof Copra)

Le capitalisme cognitif d’aujourd’hui fonctionne sur la logique du séparatisme, qui exige l’auto-marchandisation et l’auto-représentation : une logique de l’extériorité qui, comme nous le savons, est également inscrite, par exemple, par les médias sociaux. De même, la consommation omniprésente des médias, la notion de spectateur·rice·x, l’observation, le statut de témoin et le regard extérieur sont des qualités dont la société actuelle est abondamment saturée, et qui contribuent aux efforts des acteurs·rices·x du capitalisme tardif cognitif et de surveillance dans le construction d’hyper-individualisme. La sensation de séparation et l’apathie sont des états émotionnels qui manipulent et éloignent les sujets de leurs propres efforts sociaux et expressifs.

Un terrain fertile pour nourrir les récits de post-vérité, la violence symbolique, les tendances populistes, de droite, identitaires, racistes, sexistes et nationalistes, et pour fermer les yeux sur les politiques d’exploitation, et la marchandisation de la planète. L’humanité vit une existence planétaire et sociale précaire, régie par la logique du capitalisme néolibéral, de surveillance et cognitif, en quête de pouvoir et d’exploitation, et par sa marchandisation globale de la vie et de la nature. La zoonose de Covid-19 révèle les vulnérabilités délicates, les interdépendances profondes de l’humanité et de sa coexistence au sein de la communauté planétaire de la vie.

Ce climat politique délicat et très tendu appelle un changement sociopolitique et culturel fondamental, qui redéfinisse la nature même des relations avec l’autre, qu’il soit humain ou plus-qu’humain.2 En conséquence, une telle réorientation exige de profonds changements ontologiques et épistémologiques dans les pratiques culturelles : il faut s’éloigner d’une conscience et d’une critique désincarnées, d’un consumérisme passif et réactionnaire, et de l’attitude de l’observateur·rice·x.

Au lieu de cela, il est nécessaire d’évoluer vers une production culturelle de connaissances capable de mobiliser et d’activer les théories et les questions en jeu, et qui, comme je le propose, prenne à cœur une prise de conscience expérientielle holistique. Une telle production de connaissances accueille la transdisciplinarité, l’aesthesis (du grec aísthêsis : avec la sensation), l’incarnation et la situation. Une épistémologie et une éthique, qui appellent à connaître, et à être, avec le monde. Une épistémologie et une éthique, qui s’étendent au-delà des marges fermées du « moi », qui perturbent les binarités limitatives, qui favorisent le partage et l’ouverture à des points de vue pluriels et polyvocaux, ainsi qu’à une faculté critique. Il s’agit d’une recherche de (ré)imaginations épistémologiques et ontologiques alternatives hybrides, d’une quête transformatrice pour agir et percevoir le monde autrement, et de manière plus juste.

Une attitude holistique, qui ne sépare pas l’esprit du corps, ni l’émotion de la raison. Une approche de la formation de connaissances empathiques, qui célèbre l’hétérogénéité, et qui entrelace réciproquement l’apprentissage et l’action. Une approche qui, en apprenant, agit et, en agissant, apprend. Une pratique visant à créer une conscientisation, une conscience critique d’être interconnecté·e·x avec tous les êtres sensibles et au-delà.

Mise en œuvre de la composition environnementale collective de Pauline Oliveros de 1975
Mise en œuvre de la composition environnementale collective de Pauline Oliveros de 1975. Dans le cadre de #Instituting, New Alphabet School, Haus der Kulturen der Welt, Berlin, Allemagne/Athènes, Grèce. Photographie de Laura Fiorio. Avec l’aimable autorisation de Laura Fiorio.

 

Ma propre pratique s’efforce d’approfondir le relationnel, et traite des urgences écologiques contemporaines d’une manière post-représentationnelle, micropolitique et holistique. Par holistique, je n’entends pas seulement la relation et l’action entre le corps et l’esprit, mais aussi, dans un sens plus général, l’accentuation de l’interrelation et de l’interconnexion des systèmes dans leur ensemble, et non pas en tant que parties constitutives divisées. Il ne s’agit pas d’une idée universaliste unificatrice, mais plutôt de mettre l’accent sur l’hétérogénéité jusqu’à l’embrasser. Une pratique visant à la décolonisation du sujet, et la création d’une éco-alphabétisation3. J’aborde la décolonisation d’un point de vue phénoménologique, dans le sens d’une dissociation des appropriations capitalistes dans le processus de subjectivation, et pour surmonter, et défier, les réalités hiérarchiques et binaires de l’Autre et de l’altérité.

Mon travail s’appuie sur une interprétation élargie de l’idée de conscientisation, un concept élaboré par l’éducateur, activiste et théoricien de l’éducation brésilien Paulo Freire, dans les années 1960-1970, qu’il a exposé, par exemple, dans son livre Education for Critical Consciousness (Éducation à la conscience critique), publié en 1974. Son œuvre est basée sur une pédagogie radicale, et promeut des civil·e·x·s actifs·ve·x·s, non apathiques et doté·e·x·s d’une conscience critique. La conscientisation (portugais : conscientização), qui crée une conscience critique, est un outil éducatif permettant d’aborder et d’expérimenter une « lecture du monde» , qui s’efforce non seulement d’être dans le monde, mais aussi d’être avec le monde, ou ce que la théoricienne féministe du multispécisme Donna J. Haraway appellerait « worlding with ».4 La conscientisation motive de nouveaux niveaux de conscience critique à travers la communication et la réflexion comme méthodes d’autonomisation pour passer du statut d’objet subalterne à celui de sujet ayant le droit d’être en résistance et de définir sa propre réalité. La conscientisation encourage la capacité à dialoguer avec les autres et avec le monde, ainsi qu’à remplacer le désengagement par un engagement total.

Radical Empathy Lab at Making Futures School
Radical Empathy Lab at Making Futures School, 2019, Berlin. Je reconstitue les expériences multisensorielles de Lygia Clark. Photographie de Gary Hurst. Avec l’aimable autorisation de Gary Hurst.

 

Mon approche de la conscientisation valorise particulièrement le sensuel et l’expérientiel. Elle « in-corpo-re » ce que j’appelle une formation à la connaissance relationnelle — plutôt qu’informationnelle — et qui englobe le corps, ou plutôt, comme Freire le souligne, le « corpo consiente », le corps connaissant.5

L’universitaire Lisa Blackman qualifie, à juste titre, le corps de « métaphore centrale de l’ordre politique et social ».6 Je considère le corps comme politique, imprégné de tensions sociales et politiques ; c’est un point de départ essentiel pour ouvrir des voies de réflexion sur la relation entre la micro et la macropolitique, et les écopédagogies. Ma pratique cherche à activer, et à refléter de manière critique, la micropolitique, avec une orientation méthodologique et un accent mis le rôle des affects pré-individuels sur nos niveaux de désirs. La compréhension des micropolitiques par la psychanalyste, curatrice, écrivaine et théoricienne brésilienne Suely Rolnik, par exemple dans son travail sur « l’inconscient capitaliste colonial » et sa politique du désir, est une grande source d’inspiration. Elle soutient qu’une « micropolitique active » implique une prise de conscience et un accord avec le corps connaissant, et qu’elle constitue la seule voie de changement, car elle implique une approche interrogative7, ou, pour le dire autrement, de rester avec le problème (ce qui nous rappelle Habiter le trouble de Donna Haraway8). Les micropolitiques actives offrent la possibilité de nouvelles configurations de l’inconscient et de sa relation au monde. Une ressource pour rompre avec les références dominantes, une chance d’acquérir une nouvelle subjectivité, pour la résistance et la libération de ce que Rolnik appelle « l’inconscient capitaliste colonial […] pour désigner la dynamique de l’inconscient typique du régime existant. La caractéristique principale de l’inconscient colonial-capitaliste est la réduction de la subjectivité à l’expérience de son sujet ».9

Le concept de « micropolitique active » est un outil productif pour la réflexion critique sur les modes possibles et futurs de relation et d’être ensemble, pour favoriser l’autonomisation, la confiance, l’échange empathique et la sensualité d’un être habitant avec le monde et cette planète.

Radical Empathy Lab au site d’apprentissage de NatureCulture Floating University, Berlin
Radical Empathy Lab au site d’apprentissage de NatureCulture Floating University, Berlin. Un site satellite de l’école Making Futures, Berlin, Allemagne, 2019. Exercice d’écoute profonde inspiré par Pauline Oliveros. Photographie de Berit Fischer. Avec l’aimable autorisation de Berit Fischer.

 

Ce sont quelques-uns des sujets que j’aborde, par exemple, dans le Radical Empathy Lab, que j’ai fondé en 2016, en tant que laboratoire social et de recherche nomade. Il me permet de passer de l’analyse à l’atelier et à l’expérience, et d’activer des formes holistiques, expérientielles et relationnelles de formation des connaissances. Le laboratoire cherche à donner de l’espace pour la formation de connaissances micropolitiques, affectives et holistiques, et à stimuler un co-apprentissage relationnel. Radical est ici compris dans son sens étymologique latin de radix, la racine : commencer par la racine, le soi. L’empathie est moins comprise comme un simple altruisme, ou comme une équivalence émotionnelle, mais plutôt comme la comprend l’universitaire et théoricienne Carolyn Pedwell, qui plaide pour une décolonisation de la notion vers une « traduction affective ».10 C’est dans cette veine de pensée que je comprends et cherche à activer l’empathie, comme une négociation avec l’Autre (humain et au-delà), en acceptant la différence et l’éventuelle « étrangeté », et en embrassant cette différence comme un potentiel de dialogue et de croissance affective.

Dans mon travail et mes recherches artistiques et curatoriales, je m’intéresse aux approches et pratiques non représentatives, ontologiques et épistémologiques pour contrer les systèmes capitalistes et dominants, la colonisation de nos désirs et de notre imagination, ainsi que les tendances à l’anesthésie réactionnaire. Je cherche à créer des espaces et des conditions holistiques pour les processus ontologiques en tant que « véhicules épistémologiques » alternatifs possibles dans la formation de la connaissance, et dans l’engagement avec le monde ; pour établir une pratique alternative à la représentation purement orientée vers le produit.

Radical Empathy Lab, The Vibratile Body
L’itération de Radical Empathy Lab, The Vibratile Body, pour le camp d’été Decompression Gathering de Radical Intention en 2016, en Toscane, Italie. S’engager dans les connaissances de guérison des plantes locales avec la botaniste résidente Morena Selva. Photographie de Maria Pecchioli. Avec l’aimable autorisation de Maria Pecchioli.

 

Une écopédagogie qui part de la micropolitique, et qui cherche à se développer vers une vision post-anthropocentrique, une conscience macropolitique pour l’écologie planétaire et les enchevêtrements désordonnés de ses êtres co-existants et interdépendants. Je conçois l’écologie comme la relation entrelacée de tous les organismes vivants entre eux, et avec leur environnement physique — y compris l’organisme social et humain — et, au sens guattarien, comme une dimension environnementale, sociale et mentale entrelacée.

En tant qu’optimiste désespérée, je crois — même si ce n’est qu’à l’échelle moléculaire d’un projet artistique — qu’en créant les conditions, et en activant de manière holistique une conscience critique de notre propre interconnectivité et de notre interdépendance, en tant que partie prenante de l’écologie de la vie, on peut non seulement soutenir la création d’imaginaires, mais aussi, avec la pratique, et au fil du temps, encourager la prise de décisions, ainsi que les actions micropolitiques visant à embrasser, vénérer et protéger ces délicats enchevêtrements, jusqu’à co-construire des formes de soin à leur égard sur le plan macropolitique.

Dans ma pratique, je souhaite mettre en œuvre de manière micro-politique et bio-sensible une activation relationnelle de la connaissance, à la fois interne et externe, qui vise à embrasser les multiples dimensions du système vivant interdépendant de la planète. Grâce au processus collectif de pratique d’une connaissance, et d’une construction de soi micro-politique consciente, un processus de transformation de la pensée et de l’apprentissage et de connexion de l’expérience avec le lieu pourrait encourager une rationalité intuitive. Une rationalité biophile, qui englobe et se connecte à la communauté de vie sur de multiples dimensions : cognitive, logique, esthétique, corporelle, émotionnelle, interpersonnelle, sociale, spatiale et écologique (de Los Ángeles Vilches Norat et al., 2016, p. 185).11

Grâce à la construction d’expériences affectives partagées et à un processus d’apprentissage par la pratique (qui apprend en faisant), sont créées des significations partagées qui peuvent apporter une sensibilisation éthique aux dynamiques macropolitiques, écologiques, sociales et affectives interdépendantes.

La formation de connaissances significatives repose sur le développement d’une signification et d’une aspiration personnelles. Dans la recherche d’écopédagogies micropolitiques, les pratiques culturelles holistiques pourraient contribuer à susciter ces aspirations, à créer une réalité dans laquelle nous voulons vivre. Elles peuvent aider à mieux comprendre les expériences de la vie, à développer la capacité de sentir et d’intuitionner, de percevoir, de créer et d’établir des relations. Les écopédagogies micropolitiques et holistiques peuvent encourager des modes alternatifs d’imaginer, de penser et d’être avec le monde. La formation d’une conscience critique peut avoir le potentiel de s’étendre de l’individu au collectif, vers une transformation sociale et un encouragement à l’éco-alphabétisation : la compréhension des systèmes naturels qui soutiennent la vie sur terre ; les interactions et les transactions à l’intérieur, et entre les systèmes biologiques et écologiques. À mes yeux, les éléments micropolitiques et holistiques des écopédagogies offrent des points de départ essentiels à la formation culturelle des connaissances en vue d’une conscience et d’une citoyenneté planétaires incarnées, ainsi que d’une bonne gestion des ressources.

 

 

Notes

  1. Fritjof Copra, The Web of Life, New York, Anchor Books, 2010, p. 26. Toutes les citations sont traduites par nos soins.
  2. L’introduction de l’« Autre » avec un « a » majuscule offre un sous-texte et une couche de réflexion supplémentaires, qui englobent la notion d’altérité et d’altérisation. L’histoire intellectuelle et le concept de l’altérité constituent un vaste champ d’investigation, qui ne peut être développé davantage dans le cadre de cet article.
  3. Le terme « éco-alphabétisation » a été inventé dans les années 1990, par l’éducateur et environnementaliste David W. Orr, et par Fritjof Copra, écologiste profond et directeur du Centre for Ecoliteracy à Berkeley, en Californie. Voir par exemple David W. Orr, Ecological Literacy: Education and the Transition to a Postmodern World, New York, S.U.N.Y. Press, 1992, ou Fritjof Copra, op. cit.
  4. Donna Haraway, Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene, Durham, NC, Duke University Press, 2016.
  5. Paulo Freire, Education for Critical Consciousness, London / New York, Bloomsbury, 2013 [1974], p. 67.
  6. Lisa Blackman, The Body: The Key Concepts, Oxford / New York, Berg, 2008, p. 17.
  7. Suely Rolnik, « Thinking from the Knowing-Body. A Micropolitics to Resist the Colonial-Capitalist Unconscious » [conférence], Turning (to) Archive. Institutional Histories, Educational Regimes, Artistic Practices and Politics of Remembrance, Academy of Fine Arts Vienna, avril 2015.
  8. Donna Haraway, op. cit.
  9. Suely Rolnik, « The Spheres of Insurrection: Suggestions for Combating the Pimping of Life », E-flux journal, n° 86, novembre 2017.
  10. Carolyn Pedwell, « Decolonising Empathy: Thinking Affect Transnationally », Samyukta: A Journal of Women’s Studies, vol. 16, n° 1, janvier 2016, p. 20.
  11. María de Los Ángeles Vilches Norat, Alfonso Fernández Herrería, et Francisco Miguel Martínez Rodríguez, « Ecopedagogy: A Movement between Critical Dialogue and Complexity: Proposal for a Categories System »,Journal of Education for Sustainable Development, vol. 10, n° 1, 2016, p. 185.