Aarti Sunder, We Owe Each Other Everything, 2020, video still. © Aarti Sunder / DECOSO at HEAD, Kunstverein Leipzig.

Principes pour une recherche artistique ouverte

Commentaires d'Anthony Masure et Doreen Mende

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La HEAD – Genève est indirectement liée à la Déclaration de Vienne sur la recherche artistique car elle adhère à l’un des organismes de tutelle signataire du texte – la Society for Artistic Research (SAR). Cela dit, l’école développe et milite en faveur de formats de recherche qui s’extraient d’un cadre trop académique ou orienté vers les applications concrètes. Dans un entretien, Anthony Masure, responsable l’Institut de recherche à la HEAD, retrace les initiatives de l’école pour développer une recherche dont la création est le moteur du processus heuristique et la restitution peut contourner le texte académique. En complément, Doreen Mende, chercheuse et responsable du Programme Master de recherche CCC, revient sur le rôle politique des pratiques avancées en art dans leur diffusion de la connaissance et leur déconstruction des hiérarchies historiques, que la Déclaration de Vienne tend à l’inverse à rigidifier.

 

Combattre le formatage

Entretien avec Anthony Masure

Sylvain Menétrey : D’où viennent ces efforts à l’échelle européenne pour encadrer la recherche en art ?

Anthony Masure : La Déclaration de Vienne sur la recherche artistique fait suite à la Déclaration de Bologne de 1999, qui a pour objectif de structurer l’enseignement supérieur en Europe et même au-delà par la mise en place du système Bachelor-Master-Doctorat. La Déclaration de Vienne vient parachever la Déclaration de Bologne en examinant ses conséquences dans le champ de l’art et du design, pour non pas seulement définir mais surtout institutionnaliser ce champ comme l’indiquent bien Cramer et Terpsma qui parlent à ce propos de « politique administrative ». La Déclaration de Vienne vise donc à cadrer, normer, administrer la recherche en art, ce qui pose un certain nombre de problèmes et de controverses, car l’art a pour faculté de se remettre toujours en question et d’échapper aux définitions.

S.M. : Quelle est la légitimité et l’impact au niveau de la communauté HEAD – Genève en particulier (et des artistes en général) de ce document qui est le fruit de la réflexion de quelques organismes d’enseignement supérieur ?

A.M. : Les signataires regroupent en réalité un large nombre d’écoles. Le SAR (Society of Artistic Research), par exemple, est un important consortium, dont la HEAD – Genève est d’ailleurs adhérente : nous sommes donc indirectement partie prenante de cette initiative. De façon plus générale, il ne faut pas sous-estimer les conséquences concrètes de ce texte à vocation programmatique, et qui n’est pas débattu de manière démocratique. Des écoles qui ne se reconnaîtraient pas dans ces textes, et il y en a certainement beaucoup, en viennent à subir des conséquences en matière de recrutement, de budget, etc., dès lors que ces initiatives se transforment en politique gouvernementale. C’est pour cela que j’ai souhaité qu’ISSUE-Journal traduise et publie le commentaire critique de Florian Cramer et Nienke Terpsma afin d’ouvrir un débat.

S.M. : Au-delà de la Déclaration de Vienne, l’institutionnalisation de la recherche en art et en design semble déjà une réalité, à travers les contraintes académiques qui pèsent sur le doctorat en art par exemple, ou les exigences en matière de formats imposées par les bailleurs de fonds publics. Est-ce que les pratiques de recherche non institutionnelles défendues par Terpsma et Cramer (situationnisme ou pataphysique par exemple) sont véritablement possibles au sein des écoles d’art ?

A.M. : La recherche hors recherche de financement bénéficie d’un espace réduit. La plupart voire l’essentiel du budget, en Suisse, mais aussi en France de plus en plus, doit être trouvé via des appels qui ressemblent aux concours d’architecture. On rédige des dossiers, qui sont acceptés ou non, mais souvent sans prendre le temps de s’interroger sur le sens des formulaires et de leur vocabulaire majoritairement néolibéral. Souvent on évacue ces questions en se disant que la recherche – la vraie ! – s’éloignera du dossier… Or le lien entre les deux est évident : un formatage s’opère, duquel il faut essayer de prémunir.

S.M. : Peux-tu donner des exemples ?

A.M. : L’enjeu est de parvenir à déplacer, dans la commande ou dans la production, ce qui était attendu et réussir créer de l’inattendu (ou passer de la « prise » à la « surprise », comme le dit le chercheur Yves Citton). S’il est admis que plus grand monde ne souhaite se passer du jour au lendemain des agences de financement car cela mettrait les écoles en péril, il y a un travail de fond à mener pour faire évoluer ces bailleurs de fonds. La Déclaration de Vienne parle de recherche-création institutionnalisée, mais il faut avoir en tête qu’au sein du FNS ce type de pratique n’est pas encore reconnu… Il y a certes des risques dans l’institutionnalisation de la recherche-création, mais quand elle n’est pas institutionnalisée cela ne laisse que la possibilité de faire de la recherche « sur » l’art et sur le design et non pas « avec » leurs spécificités. Il faut noter que la HEAD – Genève s’est clairement positionnée sur ces enjeux, par exemple au travers d’un projet de Lysianne Léchot Hirt qui a donné lieu à l’ouvrage Recherche-création en design publié en 2010 chez Métis Presses.

S.M. : Parmi les aspects controversés de la Déclaration de Vienne contre lesquels protestent Terpsma et Cramer figure cette idée que la recherche en art peut produire des brevets et du droit d’auteur. Le duo s’insurge également contre la validation par les pairs. Comment la HEAD se positionne-t-elle sur ces points ?

A.M. : L’idée que l’aboutissement d’une recherche est de produire des brevets est l’un des enjeux du texte contre lequel je suis assurément en porte-à-faux. La HEAD – Genève et la HES-SO ont pris un engagement clair en faveur de l’open science et de l’open access. En quelques années, nous (à la HEAD) avons mis en libre accès près de 400 notices d’articles et conférences à travers un rétroarchivage quasi-exhaustif. Ces efforts participent d’un partage de connaissance international : je pense en particulier à l’Afrique, où les chercheurs et chercheuses ont souvent des difficultés à faire livrer des ouvrages imprimés. Une autre initiative est la nouvelle collection « Manifestes » de HEAD – Publishing (2021) qui propose des versions numériques sans embargo, en bilingue et en licence libre (CC BY-SA), ce qui assure une visibilité et une diffusion la plus large possible. Enfin, le libre accès ne porte pas que sur le texte, en témoigne le projet de recherche KnitGeekResearch mené par Valentine Ebner (2018-2021, financement HES-SO), qui développer des machines à tricoter open source.

Vue de l’exposition Making FASHION Sense 2020, HeK Bâle, avec les machines à tricoter open source de Valentine Ebner. © Franz Wamhof

 

Concernant la validation des recherches par les pairs, c’est un sujet qui est l’objet de nombreuses controverses en art et design. Habituellement, les personnes qui contrôlent la qualité d’un projet ou d’un article possèdent un doctorat et une position de titulaire d’une université, ce qui exclut de fait la plupart des artistes et designers. Ce système tend donc à générer ce que dénoncent Cramer et Terpsma, c’est-à-dire une recherche endogène, enfermée dans une tour d’ivoire dans une autosatisfaction et autolégitimation. Il faut donc adopter une approche plus ouverte, comme par exemple celle que j’applique au sein d’une revue de recherche que je codirige, Back Office, dans laquelle le comité scientifique comprend aussi des artistes et des designers. On peut aussi totalement contester le système du peer review, dont des études prouvent qu’il n’augmenterait que très peu la qualité comparé à un simple un système de tirage au sort. Cela serait dû aux jeux de pouvoir et à des biais propres aux évaluateur·trices…

S.M. : Risque-t-on comme Terpsma et Cramer le pronostiquent que la recherche en art se transforme en recherche de type « laboratoire » complètement coupée de la pratique de l’art ?

A.M. : J’ai rédigé avec le chercheur Alexandre Saint-Jevin un article à paraître sous le titre « Forme, format, formatage, où l’on essaye de retracer l’histoire des laboratoires art-sciences afin de montrer que d’une idée des « sciences du design », on devrait passer à celle d’un « design des sciences ». Ce renversement de perspective montre en quoi le design peut jouer un rôle de déplacement des sciences dites dures ou humaines, et c’est pourquoi je suis plus nuancé que Cramer et Terpsma quant à leur critique de l’idée de laboratoire. Par exemple le Bauhaus, qu’ils citent, était une forme de laboratoire auquel Walter Gropius donnait un sens positif. Dans une conférence intitulée « Une certaine idée de laboratoire » (2019), le philosophe Pierre Damien Huyghe en a fourni une relecture inspirante, en rappelant que Gropius avait l’idée de créer des « laboratoires-atelier », à savoir des espaces où peuvent se déplacer des idées et se réinventer.

 

Créer de la valeur par le processus d’expérimentation

Texte de Doreen Mende

En seulement cinq ans, les pratiques de recherche au sein du continuum local-global de l’art contemporain ont connu des revirements considérables sous l’influence des défis planétaires du XXIe siècle. On a parlé de ces changements comme d’un « tournant forensique » en vertu duquel le champ de l’art contemporain fonctionnerait comme une réserve d’expérimentations méthodologiques croisées permettant un dépassement des facultés avérées de connaissance et menant jusqu’à la mobilisation d’un forum public ou « forensis » (Eyal Weizman) ; de plus, par exemple, le Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle (2018) de Felwin Sarr et Bénédicte Savoy sur la restitution par les musées européens d’objets spoliés sous les divers régimes du colonialisme français a suscité un important débat quant aux différentes pratiques de collection (notamment à Neuchâtel, Genève, Paris, Dresde et Berlin), lequel inclut la demande de nouvelles méthodologies de recherche dans ces institutions : l’art lui-même est compris dans ce besoin de méthodologies de recherche de « désapprentissage » qu’Ariella Aïsha Azoulay proposait en 2019 d’appliquer aux cultures matérielles de la fabrication de l’art et des expositions ; Saidiya Hartman parle par ailleurs de la « fabulation critique » comme d’une méthodologie de recherche nécessaire pour la reconnaissances des séquelles de l’esclavage par la médiation de la fiction, de la poésie ou de la spéculation ; enfin et surtout, le Forum européen des pratiques avancées (EFAP), dont je suis l’une des membres fondateur·ice·x·s avec 40 autres artistes, théoricien·ne·s et professionnel·le·s de musées, a été créé précisément pour répondre à la nécessité de trouver de nouveaux lexiques, méthodes et critères d’évaluation des pratiques de recherche basée sur les arts qui traversent les domaines de la science, de l’art, du non-art, de la vie loin de la quantification académique, parce que, au-delà du monde universitaire et des organismes de financement, les « pratiques avancées » constituent une forme de connaissance publique importante pour la société.

En début d’année, le « groupe valeur » – à savoir le groupe de travail 5 de l’EFAP, formé autour de théoricien·ne·s, d’artistes, d’historien·ne·x·s, de conservateur·ice·x·s, d’universitaires et d’administrateur·ice·x·s de divers pays intra-européens – a continué sa discussion sur le concept de valeur, distinct de celui d’évaluation, dans le contexte de la recherche basée sur la pratique dans le domaine élargi des arts. Alors que valeur indique une fonction matérielle dans l’équation entre l’art, le travail, la connaissance et l’économie, évaluation est devenu non seulement un mot à la mode, mais un outil administratif de validation, quantification et gestion d’une connaissance prise à la fois comme donnée et en tant que capital. À cet égard, la lecture de la Déclaration de Vienne de juillet 2020 me montre une proposition aux exigences paralysantes et dangereuses.

Phoebe-Lin Elnan, « 250221: Transcription of gestures during #01 Decoso Meeting between CK Raju, Dr. Ramon Amaro, Aarti Sunder and Ghalas Charara » © Phoebe-Lin Elnan / Projet de recherche DECOSO à la HEAD.

 

Je suis d’accord avec Nienke Terpsma et Florian Cramer quand iels soutiennent à juste titre que la Déclaration de Vienne est une proposition inquiétante pour nous, chercheur·euse·x·s, artistes et conservateur·ice·x·s. Ce document exerce en effet une pression extrême sur nous, qui travaillons dans le domaine élargi de l’art/éducation et de l’art/recherche des établissements d’enseignement supérieur artistique, pour que nous adoptions un procédé qui ne nous correspond pas puisqu’il fait abstraction de ce pouvoir unique de l’art de créer de la valeur par le processus d’expérimentation en dehors de toute garantie d’un résultat mesurable (donnée, statistique, objet). Par ailleurs, il instille une dangereuse prophétie auto-réalisatrice qui réduit la recherche basée sur la pratique à des systèmes d’évaluation et qui (A) non seulement, en tuant dans l’œuf les expérimentations de recherche para-disciplinaires ou non-disciplinaires, réduit la capacité de cette recherche à développer un nouveau système de valeur et (B) propose, au lieu d’ouvrir un champ de pratiques, de cantonner à une discipline unique un processus profondément transdisciplinaire et même parfois un désir anti-disciplinaire ; cependant qu’il (C) renforce un protocole de recherche euro-centrique. Ce dernier point surtout a de quoi étonner à l’heure où le monde entier – et plus particulièrement les sociétés interculturelles d’une Europe contemporaine composite confrontée à ses propres récits, à ses insuffisances ainsi qu’à sa position actuelle dans l’économie mondiale – tente de surmonter l’impasse épistémique d’un tel passé.

La présence de signataires comme la SAR (Society of Artistic Research) laisse penser que ce document d’orientation souhaite prêter main forte à la légitimation institutionnelle de la « recherche artistique » en tant que discipline universitaire.  Pourtant, je lis dans la Déclaration un lâchage, un abandon de l’attention portée à l’élaboration des nécessaires conditions de créations de méthodologies portées par l’art qui s’écartent dans un premier temps des formes de pratiques elles-mêmes, y compris de leur système de valeur. L’art qui suit une logique de conformité, sous le nom d’ « Art Miami » ou de « Manuel de Frascati » pour ne citer qu’eux, donne rarement un résultat intéressant, encore moins impérissable. C’est uniquement en restant capables de développer nos méthodologies de recherche au-delà des systèmes quantitatifs d’évaluation que nous pourrons remplir la mission de la recherche basée sur l’art : une mise au jour transversale et paradisciplinaire de connaissances non documentées ou jusqu’alors impensables dans les cadres normatifs d’administration. Cela nécessite la création de conditions élastiques s’étirant par-delà l’évaluation pour inclure des connaissances inattendues ou non quantifiables dans la valeur critique de l’art contemporain. La Déclaration passe totalement à côté de la possibilité que de telles conditions soient créées dans le cadre d’un processus de recherche mené par des artistes, des conservateur·ice·x·s ou des théoricien·ne·x·s, pour mettre en place des conditions de pratiques de recherche dangereuses, conformes aux conditions du financement et axées sur les critères d’évaluation en vigueur dans l’art et le design.

L’initiative du Forum européen des pratiques avancées a été lancée vers 2018 pendant la crise européenne, dont le Brexit ne donne qu’un exemple concret parmi d’autres. Elle réunit environ 70 membres domicilié·e·s en Europe ; des artistes, éducateur·ice·x·s ou chercheur·euse·x·s indépendant·e·s et/ou actif·ve·s au sein d’institutions de par le monde. Nous nous répartissons en cinq groupes de travail. À partir de la notion de « pratiques avancées », ce forum élabore un ensemble de concepts concrets, de propositions et de caractérisations de la recherche basée sur la pratique : en ce moment de crise, comme l’articule la charte, « nous proposons de faire un pas en avant pour inclure les pratiques qui opèrent en convergence inattendue avec de nombreuses formes de connaissances ». En d’autres termes, les réalités qui nous entourent – la condition climatique-mondiale, les mouvements sociaux, la question de la justice raciale et de l’éthique numérique, les défis politiques, le capitalisme pandémique depuis 2020 – contribuent fondamentalement à la configuration non seulement de ce qu’est la connaissance au-delà des formes attendues, mais aussi de la façon dont on y arrive. Pour y faire face, nous n’avons pas d’autre moyen que de mobiliser l’art et de trouver nos outils par des méthodes d’assemblage, de spéculation, de théorie-fiction, de multi-dimensionnalité et de fragmentation. Notre expérience actuelle, comme celle diffusée de manière transgénérationnelle, montre que les pratiques avancées sont non seulement absolument possibles, mais aussi urgentes et nécessaires.

Vanessa Cimorelli, #rose#rose#rose, 2021. Conférence performance, son, néon LED, gelatine, poésie, cadeau virtuel, jurys du CCC, janvier 2021. © Vanessa Cimorelli.

 

Assurément, depuis la fin des années 1990, le Master de recherche CCC et le Forum doctoral CCC du département des Arts visuels ont une riche histoire de contribution au positionnement de la HEAD dans ces débats, sur le plan institutionnel aussi bien qu’international. La transdisciplinarité du programme CCC, qui attire des étudiant·e·x·s internationaux·ales et suisses issus de milieux artistiques et non artistiques, est une ressource inestimable. Ces dernières années, notre équipe, avec les étudiant·e·x·s, a pu actualiser le programme vers la décolonialité qui, en tant que condition complexe et donc propositionnelle de la recherche en art, se situe dans des constellations planétaires et transhistoriques ; il n’est pas facile de la favoriser dans le cadre d’un programme de Master et je ne suis pas certaine qu’elle doive ou puisse réussir à se déployer pleinement dans aucun programme d’études. Pourtant, l’appel décolonial s’éloigne d’une urgence à repenser notre connectivité à l’échelle planétaire. La quête de méthodologies de recherche qui demandent cet appel et/ou y répondent traverse les sphères des étudiant·e·s, des enseignant·e·s et des pairs. Dans ce contexte, nos conversations tournent précisément autour de la prise de conscience que la décolonialité n’entre dans aucun système d’évaluation quantitative qui permettrait de la mesurer, parce qu’elle réside par delà ou en en deçà du calculable, ce qui ne l’empêche pas d’être une ressource des plus nécessaires à la mobilisation de nouvelles méthodologies de recherche destinées au monde du XXIe siècle. Il est certain qu’à cet égard, la Déclaration de Vienne semble déplacée, en décalage avec son temps, et curieusement creuse.