Alex Mullins: designer d’images
Une interview de Bertrand Maréchal
Résumé
Dans cet entretien réalisé en marge d’une Master Class autour de l’imprimé qu’il a dirigée à la HEAD – Genève, Alex Mullins évoque son rapport obsessionnel aux idées. Le designer de mode londonien se laisse porter par des images fortes, qui circulent de l’écran au corps et alternativement. Ses vêtements se distinguent par des séries de polarités : sartorialisme et streetwear, chocs chromatiques, créativité et rationalité. Son approche du design et de l’image est fortement marquée par la culture internet, avec ses mèmes, ses réseaux sociaux, son répertoire infini d’influences, son aplatissement des hiérarchies et des temporalités. Autant que ses collections, son compte Instagram, où l’on voit des photos de ses défilés, des essayages ou de sa vie privée, témoigne de ces boucles qui se nourrissent mutuellement. Dans cet entretien, le designer parle aussi ici de ses collaborations avec les mannequins et les stylistes et de l’abnégation nécessaire pour faire exister une marque de mode indépendante. Ce diplômé de la Central Saint Martin’s School et du Royal College de Londres, a travaillé auprès des designers Alexander McQueen, Jeremy Scott et Kanye West avant de fonder sa marque en 2013 avec le soutien du British Fashion Council1. Les collections Alex Mullins sont aujourd’hui en vente dans quatorze boutiques entre l’Australie, le Japon, la Chine et les États-Unis.
Notes
Texte
Bertrand Maréchal: Quel a été le déclic pour t’inscrire dans une école de mode ?
Alex Mullins: Adolescent j’adorais la mode, j’étais littéralement obsédé par les vêtements, m’habiller, me mettre en scène. Les gens autour de moi me disaient : “Tu es super créatif, tu devrais entrer à la Saint Martins, ce serait génial !“. Ces encouragements m’ont certainement influencé. Effectivement, quand j’ai commencé la Saint Martins en 1994, c’était génial, le climat était très amical, très créatif. Les professeurs arrivaient à nous persuader que nous étions au sommet, même si par moments nous pouvions avoir quelques doutes. Mais j’ai trouvé ensuite au Royal College exactement ce qui me manquait à la Saint Martins : une prise de conscience de mon esthétique et de mes ressources de designer.
En termes de technique ou de méthode ?
La technique m’a permis de créer et de traduire mes dessins en vêtements. J’ai découvert le travail sur la matière, le patronage, l’impression digitale, et les professeurs du Royal College m’ont appris le métier en profondeur.
Que gardes-tu de cette formation ?
Principalement que je dois accorder de la valeur à mes idées. Elles sont mes atouts. Tout le monde ne possède pas cette force de proposition.
Tu parles d’ailleurs des idées comme d’animaux timides, qu’il faut apprivoiser, faire grandir…
Il est essentiel d’être à l’écoute de ses idées, tout en développant les moyens de les communiquer, pour que les gens comprennent exactement ce qu’on leur raconte.
L’image est très présente dans ta pratique, pourquoi avoir choisi la mode plutôt que les beaux-arts, ou le cinéma ?
Mon esprit s’est formé de manière très visuelle. J’imaginais déjà des mondes avant de savoir parler. Encore aujourd’hui les images précèdent les mots dans mon esprit. Mes parents étaient architectes d’intérieur et j’ai grandi dans une maison remplie de livres illustrés. La photo, le dessin et la sculpture ont fait partie de ma jeunesse. Mais ma relation au textile a été déterminante. À 4 ans j’étais déjà obsédé par le tissu [rires… ] j’adorais son odeur, je peux même parler d’un premier amour.
Progressivement je me suis intéressé au vêtement, à la mode et à son fonctionnement, aux tendances. Lorsque j’ai commencé à penser à un métier, c’était davantage l’idée de créer une image de soi pour affronter le monde extérieur qui me motivait. Rapidement j’ai réalisé que la création de mode permettait de traduire ces idées en vêtements et en images. Après mes études, les stages m’ont aussi appris à me situer dans un contexte de travail, à devenir plus productif, à communiquer.
Tu m’as parlé d’emplois où il faut fonctionner avec des personnalités très différentes : le service de presse, la vente, les conseillers. Il s’agit de tout un aspect du métier qu’ignorent les étudiants lorsqu’ils débutent dans un studio.
Quand tu es jeune, naïf et dans une position subalterne, il faut savoir écouter. Mais très vite il faut développer un point de vue à 360 degrés, prendre beaucoup de décisions, tout en côtoyant des personnalités qui ont énormément de succès, et qui aiment imposer leurs idées. Aujourd’hui quand j’ai besoin de conseils, je commence d’abord par prendre mes décisions, ensuite j’en parle aux personnes autour de moi pour être sûr de ne rien oublier, mais en définitive, ce sont toujours les premières idées qui prennent le dessus. Il faut absolument suivre son instinct.
Comment définis-tu ton rôle : auteur ou designer de mode ? Fais-tu une distinction entre ces termes.
Pour être honnête, je ne pourrais pas faire un autre métier que la mode, alors je n’utilise pas d’étiquette. Le terme de créateur est moins restrictif et s’applique aussi bien à la mode qu’à l’art, mais le terme de fashion designer me convient.
Comment abordes-tu le processus de conception ?
Au Royal College, quand je pensais à une nouvelle saison, j’avais des idées dans tous les sens, mais au final je revenais toujours à la première. Aujourd’hui je suis plus organisé et je me concentre sur une idée forte, même si cela tourne parfois à l’obsession. Pour la collection d’été 2018, je voulais communiquer ma perception d’un parfum. J’ai d’abord réalisé une vidéo, comme un scénario de publicité de parfum, et j’ai ensuite fait des captures d’images pour les ramener dans la dimension physique du tissu, avec des personnages imprimés, flottant sur le corps comme des effluves. C’est un bon exemple du cycle complet entre une idée et la collection finale. Pour l’hiver 2019, j’avais en tête des images de films, sur un mode encore une fois assez obsessionnel, avec des personnages de prostituées et de dealers sortant de voitures très brillantes. C’est un peu la clé de mon processus de travail, la transformation d’obsessions en expériences visuelles.
Tu utilises le mot obsession, est-ce toujours le point de départ d’une collection ?
Je rassemble instinctivement des images et des tissus, et je suis très sensible à la narration qui en résulte. Par exemple, si je recherche des sensations rugueuses, ou à l’inverse plus fluides, j’essaie de m’approprier cette sensation, comme un commissaire d’exposition qui organise les œuvres, jusqu’à ce que l’histoire se mette en place. Mes rêves aussi influencent directement mon imaginaire, en me permettant d’exister dans un lieu qui n’est pas forcément soumis à la gravité, ou à la rationalité du monde existant. Les rêves me donnent un sentiment de très grande liberté, où tout peut arriver.
Les mannequins aussi ont une influence sur ton travail.
Certains mannequins ont été très importants, surtout quand ils ont le bon look et qu’ils sont faciles à vivre au quotidien. Un mannequin c’est un « squelette » sur lequel on peut imaginer des vêtements complètement différents. Inutile de dire que certains mannequins influencent le design, ils deviennent des caméléons qui endossent différents personnages.
Tes vêtements s’adressent principalement aux hommes, mais pour la collection d’été 2019, tu as aussi travaillé avec des mannequins femme, sans démarcation de genre.
Je travaille surtout avec des hommes, mais j’avais aussi envie que mes vêtements s’adressent aux femmes, je voulais leur donner une voix, et qu’elles puissent acheter mes vêtements. Je sais que cette question du genre est à la mode, mais l’écart masculin/féminin n’a pas marqué mon éducation, parce que mon père est un peu maniéré et que ma mère portait souvent des vêtements d’homme. Peut-être que dans une autre partie du monde, un petit garçon coiffé par ses copines aurait été catalogué « gay », mais la question du genre n’a pas été normative. Le bon côté de ce phénomène, c’est de donner la parole à un groupe non « conforme » qui ne l’a pas toujours eu.
Fais-tu une distinction entre le système de la mode, la notion d’auteur, les défilés, l’image, et le vêtement de masse ?
Je crois que ces deux industries sont de plus en plus différenciées. Les groupes industriels travaillent avec des équipes de vente et de marketing, et une approche du marché très contrôlée, alors que les designers indépendants prennent beaucoup plus de risques. La grande différence tient aussi au fait que le vêtement devient de la mode, lorsqu’il acquiert sa dimension humaine sur le podium.
La mode est un reflet de l’imaginaire du designer, un outil de communication, de partage avec le public, qui donne un sentiment d’appartenance. Tout au long de mon adolescence, j’ai ressenti ce besoin d’appartenir à un groupe, à quelque chose de plus important, en essayant des « styles » très différents. C’est toujours le cas aujourd’hui ; la mode est une manière de se dépasser, de donner forme à une vision, de se projeter.
Le système de la mode est étroitement lié à l’image et à la communication. Le commentaire permanent des réseaux sociaux sur ton travail a-t-il une incidence sur ta pratique ?
Instagram est un outil extraordinaire, qui est en train de transformer complètement l’industrie de la mode. Mais je ressens aussi un bizarre effet de désensibilisation, qui se rapproche parfois d’un concours de popularité, calculé en like et en followers. Pour moi, ce système marche sur la tête et ne peut pas continuer ainsi…
Pourquoi?
Parce que le rythme est devenu tellement rapide, que certaines marques ne voient plus l’intérêt de continuer à produire des défilés à 250’000 livres, qui sont vus instantanément sur Instagram. Les réseaux sociaux ont changé la manière de percevoir la mode. Je pense à cette statistique sur le taux d’attention d’environ 3,2 secondes [rire…] sur Instagram, et je crois que nous allons dans la direction d’un temps d’attention toujours plus court, ce qui est aussi intéressant…
Le styliste exerce aussi une certaine influence sur les collections.
J’ai travaillé avec plusieurs stylistes avant de rencontrer Victoria Sekrier, avec qui je collabore maintenant. Plusieurs facteurs entrent en jeu, parce qu’il faut trouver un équilibre entre leur ego et le mien, et une même longueur d’onde qui nous permette de créer quelque chose de nouveau. J’ai besoin d’un bon dosage d’autorité et de gentillesse, de rudesse ou de douceur, et parfois d’un transfert d’énergie quand je me sens épuisé. Mais il faut aussi se sentir à égalité dans l’apport d’idées. Certaines stylistes dominaient ma vision et m’obligeaient à reconsidérer mon esthétique. Mon rôle de directeur artistique c’est de penser au design, à la fonctionnalité, aux gens qui vont porter les vêtements, mais c’est aussi de créer une vision, et la styliste va renforcer cette histoire en apportant un regard extérieur, sur des plans que j’ai négligé. La styliste amène un regard frais et un dialogue, après un processus de création de plusieurs mois en solo. Victoria voyage à travers le monde, en collaborant à des projets très différents. Elle participe à des shooting photo où elle expérimente d’autres manières de porter les vêtements. Elle m’apporte ce regard.
À quel moment as-tu décidé de créer ta propre marque ?
En sortant du Royal College, j’ai travaillé pour plusieurs marques, en Italie et à Londres. C’était un apprentissage très instructif, mais c’était tellement épuisant de suivre la tornade des autres, que j’ai préféré créer ma propre tornade. J’avais besoin de réaliser mon propre monde, parce que j’avais quelque chose à dire, et que j’ai appris à suivre mes intuitions.
Tu as commencé avec très peu de moyens, ce qui demande un certain courage.
Ou plutôt de l’inconscience, mais j’avais une idée tellement claire de mon projet, que j’ai réussi à convaincre le British Fashion Concil de soutenir ma première collection. Bien sûr j’ai fait plusieurs business plan, mais au-delà des chiffres et des calculs, l’essentiel pour passer cette première année, c’était la détermination de tout faire pour que cela fonctionne, et au final vendre les collections [rire… ]. J’ai accepté tous les jobs possibles, serveur, vendeur, j’ai fait des affaires sur eBay, n’importe quoi pour gagner de l’argent, et mes amis m’ont prêté des tissus, des machines et des espaces.
La marque Alex Mullins est-elle en équilibre financier ?
Le cash flow reste un point sensible, parce que les boutiques n’aiment pas trop payer les factures, mais il faut trouver une forme de détachement par rapport aux questions financières, pour continuer quelle que soit la situation.
Tu es professeur dans plusieurs universités de Londres, quel est ton regard sur la transmission de la mode ?
Au Royal College, Ike Rust était directeur du menswear, et Wendy Dagworthy directrice du département matière. Ces professeurs étaient exceptionnels et je réagissais extrêmement bien à leur enseignement. Ils savaient poser les questions qui permettaient aux étudiants de prendre confiance en leurs propres décisions, alors que beaucoup de professeurs cherchent à les influencer ou à modifier leur travail. Pour moi l’essentiel, c’est d’aider les étudiants à renforcer leur univers personnel, lui donner vie.
Crédit couverture: Compte Instagram: Alex Mullins111, Autoportrait, 14 octobre 2017, « The wilds of Donegal »