Jérôme de Stridon représenté dans le Manuscrit des Belles Heures du duc de Berry
Les frères de Limbourg, Jérôme de Stridon portant un habit féminin dans Les Belles Heures du Duc de Berry, 1408-1409, Metropolitan Museum of Art, The Cloisters collection, 54.1.1a, b, f. 184v., peinture sur parchemin.

La longue histoire des transidentités

Constituer des archives trans, historiciser le genre

On a déjà trop entendu celles et ceux qui déplorent que la période actuelle serait marquée par une « épidémie de transgenres ». Ces propos injurieux comparent le fait d’être trans avec une maladie contagieuse, et oblitèrent tout un pan de l’histoire. Ce que la polémique provoquée par cette expression révèle, en creux, c’est que l’on ne sait rien, ou presque, des existences trans antérieures à la période très contemporaine. Elles ont été invisibilisées. Pourtant, essayer de retrouver des traces de celles et ceux qui ont vécu en marge, au-delà ou en dehors des normes de genre propres à leur époque, est une tâche essentielle à la fois pour les personnes concernées, mais également pour historiciser certaines des conceptions actuelles du genre et de la sexualité – au premier rang desquelles la binarité femmes/hommes – et remettre en question leur prétendue naturalité. Plongée au cœur du Moyen Âge, à la recherche de celles et ceux qui faisaient déjà l’expérience du changement de genre.

« — Alors, embrassez-moi ! dit la reine.

Silence lui donne un chaste baiser sur le front, au-dessous de la guimpe, car, à vrai dire, il ne songe pas à la sorte de baiser qu’elle désire. Et la dame, qui ne souhaitait pas être si parcimonieusement embrassée, lui donne cinq doux baisers, amoureux et langoureux, en plus des deux promis. Elle l’en accable tant que Silence est tout embarrassé. »1

Ce jeu amoureux entre une reine adultère et un chevalier à la cour du roi de Cornouailles au XIIIe siècle n’est pas aussi « cishétéronormé » qu’on pourrait le croire. Le Roman de Silence met en scène la souveraine Eufème, qui, mariée au roi, a pour amant·e une nonne transgenre et s’est éprise d’un chevalier également transgenre nommé Silence2. Les parents de ce dernier l’ont genré au masculin dès sa naissance pour des questions d’héritage, et il fait carrière comme troubadour puis chevalier. La nonne, elle, dissimule sous son habit sa vie amoureuse avec la reine. À la fin de l’histoire, le prophète Merlin révèle le genre qui a été assigné à Silence à sa naissance ainsi que celui de celle qui se fait passer pour une nonne. La reine, jugée trop portée sur la sexualité, sera condamnée à mort tandis que Silence se fera femme et se mariera avec le roi.

On se rend compte que certain·es des héros et héroïnes des romans de chevalerie médiévaux qui ont alimenté un imaginaire hétérosexuel binaire au XIXe siècle n’étaient pas toujours ce que ce siècle prude en avait fait. Tristan porte parfois des robes de demoiselle pour rejoindre Yseult, Silence peut passer d’un genre à l’autre au fil de ses aventures, quand les amours du chevalier trans Yde – qui s’était initialement habillé en homme pour échapper au mariage incestueux que tentait de lui imposer son père – et de la jeune Olive sont bénis par Dieu, lequel finit par transformer physiquement Yde.

La présence de transitions de genre dans certains romans de chevalerie du Moyen Âge ne devrait pas tant nous étonner.

La présence de transitions de genre dans certains romans de chevalerie du Moyen Âge ne devrait pas tant nous étonner. À la lumière des études trans et de la sortie du placard de personnes trans dans le monde médiatique, le grand public a pris conscience que des personnes transgenres étaient parmi nous, peut-être depuis longtemps et dans toutes les couches de la société. Selon les époques, les personnes qui ne se conformaient pas aux normes de genre en vigueur ont été désignées de diverses manières (on disait « une femme s’est faite homme » ou « cet homme est une femme » aux XIIe et XIIIe siècles) et les discriminations qu’elles subissaient n’étaient pas également réparties : la société médiévale contrôlait par exemple davantage la sexualité (légitime ou illégitime) que les normes de genre. S’il n’est pas question de prétendre à une unicité des expériences à travers les siècles, il est peut-être temps de remettre en lumière l’histoire longue des transidentités.

 

Visibilité et invisibilité

Certaines avancées récentes dans les droits des personnes trans – depuis 2016 en France, il est par exemple possible derequérir un changement d’état civil sans devoir en passer par une intervention médicale ou chirurgicale – se sont faites au prix d’une visibilité accrue. Celle-ci a été suivie par un effet de ressac : on a assisté à des rejets décomplexés et les mouvements transphobes ont trouvé des tribunes médiatiques et politiques3. Selon eux, les questions trans ne concernent qu’une minorité de personnes, qu’ils jugent atteintes de pathologies. Ils s’opposent ainsi aux travaux historiques et sociologiques, ce qui témoigne de leur ignorance des recherches dans ces domaines, et exposent régulièrement leurs arguments dans des textes mal informés, voire mensongers qui s’alarment d’un « bouleversement anthropologique » et dénoncent le danger d’aller à l’encontre de ce qu’ils estiment être des invariants biologiques, par exemple la binarité hommes/femmes. Tout au long du XXe siècle, les médecins publiaient sur les « travestis » et « transsexuels » (des personnes qu’on appellerait aujourd’hui « femmes trans » mais que les médecins avaient tendance à décrire au masculin) en les présentant comme des personnes dangereuses ou pitoyables4. Une femme, formée à la théologie, Janice Raymond, qui s’était inquiétée en 1979 de la présence de « transsexuels » dans les mouvements féministes, a inauguré un argumentaire anti-trans pseudo-féministe qui trouve de nouveaux échos aujourd’hui, notamment en France. La musicienne féministe lesbienne et transgenre Sandy Stone a publié en 1991 « L’empire contre-attaque, un manifeste post-transsexuel » en réponse à cette production dénigrante ainsi qu’à un harcèlement qu’elle avait personnellement subi5.

Les études et les savoirs trans se sont construits par une réappropriation de l’expertise.

Les études et les savoirs trans se sont construits par une réappropriation de l’expertise. Les personnes trans et allié·es ont développé une littérature florissante qui a notamment permis la publication d’une revue scientifique quadriannuelle, Transgender Studies Quarterly, et la création, en France, de l’Observatoire des transidentités par Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas6. Sous l’impulsion de chercheuses comme Susan Stryker, l’histoire de la « libération transgenre » a émergé ainsi que l’histoire longue et non occidentale des transidentités ou de la transitude (soit le fait d’être trans)7. Leslie Feinberg avait ouvert la voie dans les années 1990 en étudiant les visions non occidentales du genre depuis l’époque de Jeanne d’Arc8. Dans cette lignée, on se penche désormais sur les sociétés dites prémodernes, au sein desquelles nature et culture ne se définissaient pas de la même façon qu’aujourd’hui et où la frontière entre sexe et genre ne se pensait pas dans les mêmes termes. Que peuvent nous apprendre les minces indices provenant de sociétés si éloignées ? Peut-on savoir quelque chose du passé de personnes quasiment invisibles dans les sources ?

 

La quête du sujet

Les discours contemporains privilégient le témoignage direct, mais dans le passé on ne trouve que peu d’histoires racontées à la première personne. On possède le journal, très remanié par ses éditeurs, de l’artiste danoise Lili Elbe, qui avait demandé une transition médicale dans les années 19309. Aux États-Unis, on a retrouvé quelques témoignages de personnes passées d’un genre à l’autre parmi les esclaves ayant réussi à fuir, notamment la célèbre Harriet Jacobs, qui a raconté dans son autobiographie publiée en 1861 s’être fait passer pour un marin en fonçant son teint au charbon afin de s’échapper10. Près d’un siècle plus tôt, quelques lettres de la chevalière d’Éon évoquent son changement de genre social : si elle devient femme afin d’être espionne, elle veut par la suite revenir en France en tant qu’homme. Mais elle est alors perçue comme une femme habillée en homme et le roi lui intime par ordonnance en 1777 de porter des habits féminins. Elle a toute sa vie maintenu le secret sur son assignation de naissance11. Provenant d’une époque encore plus lointaine, on possède la déposition auprès de la police d’Eleanor Rykener, arrêtée à Londres en 139512. Rykener explique par exemple, selon sa déposition, qu’elle est appelée Eleanor lorsqu’elle a des relations avec des prêtres, mais s’appelle John et se comporte en homme pour coucher avec des moniales. En effet, à Londres en 1355, si la « prostitution » n’est pas interdite, la « sodomie » – définie comme sexualité non conforme, notamment entre personnes de même genre – est en revanche condamnée. On ne connaît pas l’issue de l’interpellation de Rykener, mais on peut comprendre que celle-ci cherchait à rendre tolérables ses pratiques sexuelles dans le cadre législatif de ses contemporains. Ces quelques documents, issus de périodes et lieux divers, traces de contextes sociopolitiques spécifiques, ont néanmoins tous été rédigés dans des périodes intolérantes vis-à-vis de la non-conformité de genre et témoignent de la volonté de leurs autrices de rendre acceptable leur situation ainsi que des stratégies qu’elles déploient en vue d’éviter les condamnations morales comme judiciaires.

En 1395, Rykener explique qu’elle est appelée Eleonor lorsqu’elle a des relations avec des prêtres, mais s’appelle John et se comporte en homme pour coucher avec des moniales.

La quête de témoignages à la première personne se poursuit et révélera peut-être de nouvelles sources dans les années à venir. Mais elles seront toujours sujettes à caution. Le fait même qu’il n’existe pas un seul terme pour désigner ces personnes montre que la question réapparaît périodiquement sans être stabilisée par une définition. Ainsi, si au XVIIIe siècle on parle de « crime de travestissement » pour les personnes qui ne s’habillent pas selon leur sexe, cette expression n’existe pas au Moyen Âge. Officiellement, durant cette longue période, une femme ne peut porter un habit d’homme ni un homme un habit de femme, mais de multiples exceptions permettent de contourner l’interdit – par exemple pour se protéger durant un voyage, afin de préserver sa vertu ou encore par ascétisme – ce dont témoignent notamment les écrits de Thomas d’Aquin. Il n’existe donc pas de registre médiéval qui regrouperait ce type de délit et on les découvre le plus souvent parmi les archives judiciaires, en général dans la catégorie des crimes sexuels.

Prenons un autre exemple. À Venise, au XIVe siècle, les Seigneurs de la nuit (Signori di notte) enquêtaient sur les crimes. En 1355, ils arrêtent une personne que tout le monde connait sous le nom de Rolandina Ronchaia, mais qu’ils nomment Rolandinus, au masculin13. Nous n’avons aucune trace de ce que pensait Rolandina, mais l’enquête détaillée des magistrats montre qu’elle semble avoir été harcelée sur le pont du Rialto en cherchant à prouver qu’elle était bien un homme, même si elle passait pour femme et que de fait sa sexualité avec des hommes tombait sous l’accusation de sexualité illicite ou « sodomie ». Le fait que ses agissements aient été répétés entraîne finalement sa condamnation à mort. La juridiction était alors particulièrement violente, dans un contexte où les crimes sexuels étaient devenus une priorité pour la République de Venise qui voyait dans la dépravation des mœurs la cause de la grande peste de 1348.

Dans le plus célèbre des procès médiévaux, celui de Jeanne d’Arc en 1431 à Rouen, on trouve des informations sur son habit masculin. On comprend qu’elle portait ces vêtements aussi bien sur le champ de bataille qu’à la ville, depuis qu’elle se les était procurés en Lorraine. Mais Jeanne ne passait pas pour autre chose qu’une jeune fille (« pucelle », qui signifie « non mariée », est le surnom qu’elle se donnait). Les paroles rapportées dans un procès de ce type ne nous disent que peu de choses sur ses intentions : l’enjeu de sa condamnation était en effet pire que la mort car le bûcher pour hérésie privait de la vie éternelle chrétienne.

« Interrogée sur pourquoi elle commença à porter de cette façon l’habit d’homme, [Jeanne d’Arc] répondit que ce fut par sa propre volonté, sans aucune contrainte, et que cet habit lui plaisait plus que celui de femme. »14

Lorsque l’on trouve des documents sur des personnes réelles, qui parlent à la première personne, leur témoignage est très circonstancié car celles-ci étaient à ce moment-là souvent prises dans un tourbillon judiciaire. La difficulté de faire l’histoire des trans réside ici, dans l’impossibilité de tracer une continuité entre ces expériences disparates, qui apparaissent souvent aléatoirement au gré du dépouillement de sources variées. Elles indiquent cependant de multiples façons de dépasser les normes de genre et la répression que cela entraîne. Mais il existe un autre monde, celui des sources littéraires et hagiographiques, dans lequel un idéal de dépassement du genre peut apparaître.

 

La sainteté trans en question

Comment a pu se développer l’idée d’une sainteté trans ? Cette expression a émergé récemment par la mise en série d’une trentaine de cas, dans l’hagiographie chrétienne, de personnes saintes passées du genre féminin au genre masculin pendant tout ou partie de leur vie. Certains de ces parcours étaient déjà connus des historien·nes depuis les années 1950, mais la manière de les lire a beaucoup changé et ces cas sont désormais étudiés attentivement. On a tôt parlé, parmi les historiennes féministes comme Marie Delcourt dès les années 1950 et Évelyne Patlagean une vingtaine d’années plus tard, d’un pouvoir féminin lié à des figures mythologiques (le « complexe de Diane15 ») ou de formes d’émancipation des normes de genre16 à propos de ces personnages. Les historiennes des générations suivantes les ont désignés par l’expression exogène « saintes travesties » et un débat a alors occupé le champ historique sur le fait de savoir si ces « saintes » étaient bien des femmes (ou des eunuques ou des hommes transgenres), mais aussi si ces récits qui ont passionné les chrétiens médiévaux étaient uniquement littéraires ou s’ils comportaient une dimension historique17.

De nombreux cas datent des IIe et IIIe siècles et sont survenus dans des communautés ascétiques. Avant que le christianisme ne devienne officiellement la religion de l’Empire romain en 391-392 (il était toléré depuis 313), quelques ferventes converties avaient ainsi rejeté les rôles associés à leur genre : elles se coupaient les cheveux, s’habillaient de vêtements masculins et refusaient les mariages arrangés par leurs parents. On a notamment gardé le souvenir de sainte Thècle, disciple de Paul de Tarse, dont l’histoire est racontée dans les Actes de Paul et Thècle. Selon ce récit, Thècle refuse le mariage, se baptise et Paul l’autorise à prêcher en habits masculins. Thècle meurt en martyre, devenant la première « femme » morte pour le christianisme (en habits masculins). Mais le texte a été écarté du corpus des Actes des apôtres et déclaré apocryphe par les Pères de l’Église, ce qui a provoqué la perte de certains fragments. Son culte est cependant bien attesté pendant tout le Moyen Âge et jusqu’aujourd’hui dans certaines localités, notamment auprès de femmes qui se retrouvaient dans la grotte Hagía Tékla à Silifke, en Turquie18.

On trouve au IVe siècle, quelques converties qui rejettent les rôles associés à leur genre : elles se coupent les cheveux, s’habillent de vêtements masculins et refusent de se marier.

Ainsi, lorsque les hommes de la société romaine patrilinéaire reprennent le pouvoir sur l’épiscopat et la religion, ces « femmes » qui quittent leur mari et passent pour des hommes sont condamnées dans un concile, à Gangres (aujourd’hui Çankırı, Turquie) vers 340. On interdit que les « femmes » se coupent les cheveux qui leur ont été donnés pour leur « rappeler leur dépendance » (canon 17 du concile), portent un habit d’homme (canon 13), abandonnent leur mari (canon 14) et leurs enfants (canon 15). La nécessité de prendre de telles mesures témoigne du fait que ces événements survenaient trop régulièrement aux yeux des évêques du concile. Le traducteur de la Bible en latin (la Vulgate), Jérôme de Stridon, qui était entouré de nombreuses femmes dévotes, se plaignait pour sa part de celles qui « coupent leur chevelure et, sans pudeur, dressent un visage d’eunuque »19. Les ascètes qu’on aurait tendance à dire transgenres aujourd’hui passaient en effet souvent pour des eunuques, parce que dans l’Empire byzantin, la masculinité se caractérisait par la barbe et que des hommes sans barbe étaient nécessairement perçus comme des eunuques, comme un « troisième genre » qui s’est longtemps maintenu dans l’Empire20. Leur culte et leurs histoires inspirèrent des récits hagiographiques, les vies de saintes, à partir du Ve siècle.

À Rome, le cas de sainte Eugénie, aussi connue sous le nom de frère Eugène, est particulièrement révélateur. L’histoire raconte que la jeune fille passe pour un eunuque en même temps que deux de ses compagnons, Prothe et Hyacinthe, eunuques eux aussi. Tous les trois entrent dans une communauté chrétienne où le frère désormais appelé Eugène devient abbé et guérisseur. Accusé à tort d’agression sexuelle par une femme perfide, il est conduit au procès devant son propre père, le préfet Philippe, qui reconnaît son enfant. Le père, Eugène et même la mère deviennent des chrétiens prosélytes et meurent à Rome lors d’une persécution. Prothe et Hyacinthe connaissent le même sort. Le récit, embelli d’aventures extraordinaires, est peut-être lointainement inspiré de personnages historiques. Les tombes des martyrs Prothe et Hyacinthe ont en effet été retrouvées dans une catacombe au XIXe siècle ; l’une d’elle était intacte, contenait des restes et portait une inscription. Philippe pourrait avoir été inspiré par un préfet des vigiles (chargé de la lutte contre les incendies dans l’Empire romain) qui fit un aller-retour entre Alexandrie et Rome21. On ne sait pas si un personnage nommé Eugène et Eugénie a jamais existé, en revanche, la figure de sainte Eugénie a été populaire tout au long du Moyen Âge dans des églises de Ravenne en Italie, de Poreč en Croatie et plus tard en Bourgogne et en Catalogne, où elle a inspiré sculptures et peinture d’autels.

Du côté byzantin, Matrôna de Pergé est connue parce qu’elle a fondé un monastère qui garda son nom, Matronès. Après avoir quitté son mari par ascétisme, Matrôna passa pour un eunuque du nom de Babylas. Plus tard, Matrôna reprit son nom et une vie féminine pour fonder un monastère de femmes, dans lequel les moniales portaient une tenue masculine. Sa vie assortie d’épisodes aventureux a été mise par écrit au Ve siècle et était lue et relue dans le monastère22.

Après avoir quitté son mari par ascétisme, Matrôna passa pour un eunuque du nom de Babylas. Plus tard, elle reprit son nom et une vie féminine et fonda un monastère de femmes.

Toujours au Ve siècle, Theodora·os, connu·e comme sainte Théodora, est un personnage populaire dont la vie a étésouvent racontée et recopiée. Femme mariée, elle commet un péché d’adultère sous l’influence du démon. Son remords entraîne une transition de genre et un nouveau nom : Théodoros. Accusé faussement d’avoir séduit une femme qui tombe enceinte, Théodoros ne dit rien qui pourrait l’innocenter et s’occupe de l’enfant dans une forme de parentalité trans adoptive. Une lettre découverte après sa mort raconte toute l’histoire et fait la lumière sur cette fausse accusation de paternité.

Bien plus tard, au XIIe siècle, dans l’Empire (Allemagne actuelle), on tenta de faire canoniser une personne nommée Joseph, rebaptisée Hildegonde après sa mort, et dont le sexe assigné à la naissance n’avait été découvert qu’à sa mort. La similitude avec les cas de sainteté encore bien connus faisait penser aux responsables de l’ordre monastique que l’on pourrait canoniser Hildegonde pour en faire la première sainte de l’ordre cistercien. Ces cas, parfois réécrits, parfois inspirés de personnages réels, témoignent d’un imaginaire dans lequel c’est la transition de genre elle-même qui est un motif de sainteté. Inspirées par un idéal chrétien des premiers siècles qui visait au dépassement des normes sociales et àl’égalité réelle, par-delà la binarité de genre, ces vies ont véhiculé pendant des siècles un modèle de sainteté trans, qui, s’il correspondait de moins en moins à une société de plus en plus binaire, en défendait le dépassement ascétique. On continuera à raconter ces histoires dans les légendiers comme la Légende dorée de Jacques de Voragine (qui compte cinq saintes trans à fêter au cours de l’année) et à les représenter dans des peintures et des sculptures ornant les murs des églises, comme ceux de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay qui montrent le procès d’Eugén·i·e.

Ces cas, parfois réécrits, parfois inspirés de personnages réels, témoignent d’un imaginaire dans lequel c’est la transition de genre elle-même qui est un motif de sainteté.

Cette sainteté trans médiévale dont l’impact n’est pas négligeable pour l’époque n’est que transmasculine car elle s’inscrit dans un système de pensée inégalitaire où le masculin l’emportait déjà sur le féminin. Mais elle est aussi le signe d’un monde où la porosité et la plasticité des catégories n’enfermaient pas toujours autant les personnes que les époques ultérieures ont voulu le faire croire. Au sein de l’histoire trans, qui rapporte surtout intolérances et répressions, la sainteté trans apparaît comme un moment de lumière qui ouvre malgré tout des perspectives émancipatrices. Gabrielle Bychowski, pionnière des études trans médiévales, les décrit comme un vitrail : « Chaque facette de verre est à la fois une fenêtre et un miroir. Aux yeux de nombreuses personnes, le miroir est aussi difficile à affronter que la fenêtre. Le développement des études trans médiévales ouvre une fenêtre sur la sagesse et la beauté de la vie trans que certain·es ne veulent pas voir. […] Mais chaque partie du vitrail est aussi un miroir, qui peut nous montrer le reflet de préjugés et d’une ignorance existant depuis longtemps23. »

 

Perspectives pour une histoire de la longue durée

Quels apports à l’histoire du genre et des sexualités peuvent bien constituer ces récits de saintes trans médiévales ? Penser depuis les catégories prémodernes nous aide à nous défaire d’idées fortement ancrées en nous, comme celle de la binarité biologique des sexes, qui a été naturalisée en Occident, mais ne correspond ni à l’expérience de tous les individus ni à l’ensemble des structures et imaginaires sociaux de la planète. Et nous sommes peut-être à un moment où elle ne correspond plus non plus aux aspirations à l’égalité portées par les jeunes générations. Est-ce qu’une société qui ne privilégie pas la même distinction entre sexe et genre peut nous permettre de penser le dépassement des normes pour le futur ? Le rôle des recherches est de complexifier notre relation au monde, que certains discours rendent terriblement binaire et simpliste. Il me semble que faire l’histoire du genre sur la longue durée avec un regard trans permettra d’élargir la focale des développements futurs car, à l’heure actuelle, l’histoire longue est plutôt celle d’une perte de compréhension progressive des significations de la fluidité de genre élaborées à certaines époques et notamment dans le premier christianisme. En étudiant les moments où le binarisme peine à déterminer les personnes, on pourra faire émerger des « régimes de genre24 » historiques, qui ont évolué au fil des siècles et sont appelés à se transformer à nouveau.

Penser depuis les catégories prémodernes nous aide à nous défaire d’idées fortement ancrées en nous, comme celle de la binarité biologique des sexes.

 

Cet article a d’abord été publié dans La Revue du Crieur, n° 22, 2023. Nous remercions La Revue du Crieur de nous avoir autorisé·exs à le publier et le traduire.

 

Notes

  1. Le Roman de Silence, in Récits d’amour et de chevalerie, Paris, Robert Laffont, 2000, p. 518. Pour une analyse récente, voir Masha Raskolnikov, « Without magic or miracle, the Romance of Silence and the prehistory of genderqueerness », dans Greta LaFleur, Masha Raskolnikov et Anna Kłosowska (dir.), Trans Historical. Gender Plurality Before the Modern, Ithaca, Cornell University Press, 2021, p. 178-206.
  2. Ce récit n’existe que dans un manuscrit de la seconde moitié du siècle : Nottingham, ms MILN6, f. 188-233r.
  3. Voir notamment le débat entre Karine Espineira, Ali Aguado, Laurence Rossignol et Maelle Noir qui fait écho à l’intrusion d’un collectif transphobe, la Petite Sirène, à la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), aux oppositions à la transparentalité (par des militantes antitrans reçues par la députée Aurore Bergé) et le piège tendu à des militantes transféministes par Amélie Menu, une fausse documentariste antiféministe. Voir notamment « Comment les luttes trans bousculent les mouvements féministes », Mediapart, À l’air libre, 17 novembre 2022. Éric Fassin parle pour sa part d’une « épidémie de transphobie » (Seminário internacional « Epidemia de transfobia », université de Rio de Janeiro, 22 septembre 2022) afin de retourner l’accusation portée par la psychanalyste Élisabeth Roudinesco dans l’émission Quotidien, le 10 mars 2021, qui évoquait une « épidémie de transgenres ».
  4. Depuis le Die Transvestiten (1925) de Magnus Hirschfeld, de multiples travaux ont paru, dont ceux de Harry Benjamin et de Robert Stoller. La culture populaire a souvent fait des personnes non conformes en termes de genre des déviant·es potentiellement criminel·les, comme dans le film Psychose, d’Alfred Hitchcock. Voir les travaux de Karine Espineira, Transidentités : ordre et panique de genre. Le réel et ses interprétations, Paris, L’Harmattan, 2015.
  5. Sandy Stone, « L’empire contre-attaque, un manifeste post-transsexuel », Comment s’en sortir ?, n° 2, 2015 (1991), p. 8-22.
  6. Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas, « L’observatoire des transidentités », <www.observatoire-des-transidentites.com/> ; lire aussi Transidentités et Transitudes. Se défaire des idées reçues, Paris, Le Cavalier bleu, 2022.
  7. Susan Stryker, Transgender History. The Roots of Today’s Revolution, Berkeley, Steal Press, 2008.
  8. Leslie Feinberg, Transgender Warriors. Making History from Joan of Arc to Dennis Rodman, Boston, Beacon Press, 1996. Voir aussi Karine Espineira (dir.), Sociologie de la transphobie, Pessac, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 2015.
  9. Lili Elbe, Man Into Woman, en ligne : Caughie, Pamela L., Emily Datskou, Sabine Meyer, Rebecca J. Parker et Nikolaus Wasmoen (dir.), Lili Elbe Digital Archive, <www.lilielbe.org>.
  10. Dans Linda ; or, Incidents in the life of a Slave Girl, chap. « New perils », 1861, analysé par Riley C. Snorton, Black on Both Sides. A Racial History of Trans Identity, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2020, p. 69.
  11. Gary Kates, Monsieur d’Eon Is a Woman. A Tale of Political Intrigue and Sexual Masquerade, New York, Basic Books, 1995.
  12. Document mis au jour par David Lorenzo Boyd et Ruth Mazo Karras, « The interrogation of a male transvestite prostitute in Fourteenth Century London », GLQ, A Journal of Gay and Lesbian Studies, vol. 1, 1995, p. 459-465, et récemment par Gabrielle Bychowski, « The transgender turn. Eleanor Rykener speaks back », dans Greta LaFleur, Masha Raskolnikov et Anna Kłosowska (dir.), Trans Historical, op. cit., p. 95-113.
  13. Guido Ruggiero, The Boundaries of Eros. Sex, Crime and Sexuality in Renaissance Venice, New York, Oxford University Press, 1985, p. 136.
  14. Jules-Étienne Quicherat (dir.), Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d’Arc, dite la Pucelle, Paris, Jules Renouard et Cie, 1841, vol. 1, 1841, p. 455.
  15. Marie Delcourt, « Le complexe de Diane dans l’hagiographie chrétienne », Revue de l’histoire des religions, tome 153, n° 1, 1958.
  16. Evelyne Patlagean, « L’histoire de la femme déguisée en moine et l’évolution de la sainteté féminine à Byzance », Studi Medievievali, vol. 17, 1976, p. 598-623.
  17. Voir Alicia Spencer-Hall et Blake Gutt (dir.), Trans and Genderqueer Subjects in Medieval Hagiography, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2021.
  18. Stephen Davis, The Cult of Saint Thecla. A Tradition of Women’s Piety in Late Antiquity, Oxford/New York, Oxford University Press, 2001.
  19. Jérôme, Lettre XXII, 27, in Saint Jérôme. Lettres. Tome I, Paris, Les Belles Lettres, 1949.
  20. Georges Sidéris, « La trisexuation à Byzance », dans Michèle Riot-Sarcey (dir.), De la Différence des sexes. Le genre en histoire, Paris, Bibliothèque historique Larousse, 2010, p. 77-100.
  21. Lire Gordon Whatley, « More than a female Joseph ? The sources of the late Fifth-Century passio sanctae Eugeniae », dans Stuart McWilliams (dir.), Saints and Scholars. New Perspectives on Anglo-Saxon Literature and Culture in Honour of Hugh Magennis, Cambridge/Rochester, D. S. Brewer, 2012, p. 87-111.
  22. Georges Sidéris, « Bassianos, les monastères de Bassianou et de Matrônès (Ve-VIe siècles) », dans Olivier Delouis, Sophie Métivier et Paule Pagès (dir.), Le Saint, le Moine et le Paysan. Mélanges d’histoire byzantine offerts à Michel Kaplan, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2016, p. 631‑656.
  23. Gabrielle Bychowski, « Resonance, radiance, and glory : an invocation for trans saints », 1er juin 2021, <www.thingstransform.com/2021/06/resonance-radiance-and-glory-invocation.html> (ma traduction).
  24. « Un régime de genre peut être défini comme un agencement particulier et unique des rapports de sexe dans un contexte historique, documentaire et relationnel spécifique », Didier Lett, « Les régimes de genre dans les sociétés occidentales de l’Antiquité au XVIIe siècle », Annales. Histoire, sciences sociales, vol. 67, n° 3, 2012, p. 563-572.