Rendering by Elizaveta Krikun who revamped the night train. The common area coach layout, like this bar-restaurant, is free-shape with a variety of curved forms which also improves circulation and proposes new scenarios of train usage.

Night Express : le train de nuit, version confort

Entretien avec Elizaveta Krikun

L’Europe s’est donnée pour objectif de relancer plusieurs lignes de trains de nuit afin de réduire l’empreinte écologique du transport de personnes. On parle de relier Paris à Barcelone ou à Madrid en une nuit d’ici 2024. De Suisse, le Bâle-Amsterdam a repris du service nocturne. Mais force est de constater que ces voyages rappellent davantage des nuits en boîte Tupperware que l’élégance de l’Orient-Express. Pour son Master en Architecture d’intérieur, Elizaveta Krikun s’est penchée sur cette discordance entre l’image et la réalité du train de nuit. Dans son projet, elle s’inspire des trains de la Belle Epoque pour créer un décor contemporain et confortable avec des matériaux qualitatifs, des espaces modulaires et des lieux de socialisation.

Julie Enckel Julliard : Comment a commencé ce projet de diplôme à la HEAD ?

Elizaveta Krikun : On nous avait demandé de travailler autour de la thématique de la nuit. Au début je manquais d’idées puis un soir, alors que je regardais passer un train depuis ma fenêtre, je me suis dit que c’était un objet intéressant à traiter dans le cadre d’un projet d’architecture d’intérieur. Il se trouve que j’ai toujours vécu près d’une gare et que j’ai beaucoup voyagé en train. C’est un moyen de transport dont je me sens proche.

Pourtant, à ce moment-là, je n’étais jamais montée dans un train de nuit. J’ai commencé à me demander pourquoi ces derniers semblent si peu accessibles au public ? Pourquoi, lorsque l’on réserve un voyage, le train de nuit ne figure-t-il pas parmi les options proposées ? D’où vient son manque d’attractivité ? En commençant mes recherches, je me suis rendue compte qu’en réalité les trains de nuit avaient gagné en popularités ces dernières années, à cause des problème causés par l’aviation et plus particulièrement depuis la pandémie. Cependant les offres de ce secteur en Europe restent peu satisfaisantes.

J.E.J. : Avez-vous voyagé en train de nuit pour ce travail ?

E.K. : Oui, bien sûr. J’ai pris un train CFF ÖBB pour un court voyage, juste pour regarder et pour prendre quelques photos. Je me suis inscrite sur plusieurs sites qui proposent des visites virtuelles de différents trains. J’ai également discuté avec des professionnel·les pour m’assurer que je n’oubliais aucun aspect technique. Même si un projet de Master laisse pas mal de liberté, je voulais être la plus précise possible, et proposer quelque chose de réalisable sur tous les plans.

J.E.J. : Quand vous étiez dans le train, qu’est-ce qui vous a semblé manquer ? Qu’auriez-vous voulu ajouter ?

E.K. : Tout manquait ! En tant qu’architecte d’intérieur, je suis particulièrement soucieuse des questions d’esthétique et de confort. J’ai été surprise de voir qu’on ne faisait pas mieux au XXIe siècle. Durant la Belle Époque, le train était un moyen de transport très luxueux et désirable. Suite aux ravages de la Seconde Guerre mondiale, puis avec l’essor de l’aviation et des autoroutes, les compagnies ont cessé d’investir autant dans les trains. De nouveaux matériaux comme le plastique ont été introduits et, la logique de rentabilité dominant, on en est arrivé au concept actuel, destiné au marché de masse. Plus tard, le développement des trains à couchettes a tout simplement été abandonné.

J.E.J. : Dans mon esprit, ces trains du début du siècle n’étaient destinés qu’aux personnes aisées. Les trains sont en effet devenus assez laids ces dernières années, mais c’est parce qu’ils sont conçus pour voyager en seconde classe.

E.K. : Le train était considéré comme un luxe, sans toutefois être réservé aux personnes fortunées : les voyageur·euses avaient la possibilité, pour un moindre coût, de partager un wagon sans confort avec un grand nombre d’autres personnes. En revanche, les plus riches pouvaient réserver une cabine commune ou privée, voire même un wagon entier ! Le prix dépendait en fait de l’espace dont vous souhaitiez bénéficier.

Pour mon projet, je voulais créer à la fois de petites cabines individuelles offrant de l’intimité et de plus grands espaces permettant de se dégourdir les jambes et de sociabiliser – j’ai souvent entendu dire que les gens appréciaient le train de nuit pour les rencontres qu’il peut occasionner. L’idée était donc de consacrer certains wagons à la sociabilité, notamment par la création d’un bar ou d’un salon, mais aussi à des activités comme la gym et le shopping, tout en développant des espaces privés confortables pour dormir ainsi que d’autres, semi-privés, où se changer. Je me suis dit qu’il n’était pas nécessaire d’avoir une cabine entière pour dormir, que l’espace peut être réduit, surtout s’il doit être partagé.

J.E.J. : En vous écoutant, je pense à l’expérience de prendre l’avion avec une compagnie low cost. On ne se sent vraiment pas à l’aise, le corps souffre. On se fatigue, on mange mal, la lumière est affreuse. Certes le prix reste attractif, mais on arrive à destination épuisé·e, ce qui est paradoxal car on ne part pas en vacances pour se sentir encore plus fatigué·e. Votre projet s’inscrit-il dans une réflexion plus large sur notre façon de voyager ?

E.K. : Oui bien sûr. Il a aussi pour but de faire comprendre aux gens qu’il existe d’autres façons de voyager, en dehors de ces compagnies. En ce qui concerne l’empreinte carbone, c’est une solution certainement plus intéressante que l’avion.

Le train que j’imagine ne sera probablement pas en mesure de rivaliser en matière de prix ni de rapidité, mais il vise à offrir une alternative avec beaucoup d’autres avantages. Dans l’ensemble, ce projet appelle à ralentir, à revenir sur ses pas. Les grands changements prennent du temps.

J.E.J. : Que vouliez-vous introduire dans cette expérience du voyage en train de nuit ?

E.K. : J’ai voulu la rendre aussi parfaite que possible, tout en m’assurant de sa pertinence vis-à-vis de l’époque contemporaine. Les points décisifs de ma réflexion ont été les notions d’intérieur, de confort et de style. J’aimerais que les passager·ères deviennent les acteur·rices d’un film dont l’action se situerait à la Belle Epoque, qu’ils et elles se sentent vraiment choyé·es.

Je dois préciser que mon projet demeure pour l’instant au stade de concept, il ne s’agit pas d’un produit finalisé qui aurait été commandé par une compagnie existante. J’ai passé beaucoup de temps à réfléchir à son fonctionnement, à ses particularités, à son apparence. L’aspect final ne résulte que de ma vision personnelle, celle que j’ai imaginée pour en faire un travail complet, mais le concept peut facilement être réalisé avec d’autres matériaux, en changeant les finitions, notamment pour en faire une version encore plus abordable, sans renoncer au confort ni à tous les services.

J’espère que ce projet inspirera d’autres personnes et qu’il aura peut-être même une influence sur les trains de nuit du futur.

J.E.J. : Quelles sont les perspectives à cet égard ?

E.K. : Je serais heureuse de participer à des concours d’architecture pour présenter le projet puis collaborer avec une entreprise. Plus généralement, je souhaite explorer la vaste pratique de l’architecture d’intérieur dans tous ses aspects, en créant également des espaces alternatifs. Mais j’ai étudié très attentivement le sujet des trains et je pense pouvoir dire que je suis devenue une vraie experte. Il n’y a pas de questions sur le sujet auxquelles je ne saurais répondre.

 

 

Le Night Express d’Elizaveta Krikun en images