ISSUE #20 – Écopédagogies
Introduction
Ce numéro d’ISSUE regroupe une série d’articles autour de la notion d’écopédagogie, terme que nous avons placé, depuis mars 2023, au cœur d’une recherche intitulée Faire éco. Co-créations artistiques en milieu scolaire pour expérimenter une écopédagogie1.
La notion d’écopédagogie est basée sur la conviction que l’éducation, si elle ne peut à elle seule changer le monde, est un outil dont on ne peut pas se passer pour le faire. L’écopédagogie remet en cause, comme l’ont toujours fait les pédagogies critiques auxquelles elle s’arrime, la compétition individuelle, les rapports d’oppression et les inégalités, tout en s’attaquant au mythe de la croissance perpétuelle, à la globalisation néolibérale, à la surproduction et à l’extractivisme, en s’inscrivant notamment dans les critiques de l’exploitation sous toutes ses formes, ouvertes par l’écoféminisme2.
Les auteurices de l’écopédagogie nous montrent qu’une telle pédagogie a vocation à être envisagée de manière intersectionnelle, c’est-à-dire en prenant en compte les différentes injustices et biais qui forgent notre rapport à l’environnement3. Ainsi, il ne saurait être question d’écopédagogie sans une approche décoloniale, qui comprend l’origine du désastre écologique actuel à l’aune de la colonialité4.
L’écopédagogie place la question de la relation humain/environnement au cœur de l’expérience d’apprentissage et cherche à sortir d’une vision strictement anthropocentrée pour favoriser des changements durables de nos modes de vie. Pour Antonia Darder, spécialiste des pédagogies critiques, « il ne suffit pas de s’appuyer uniquement sur des processus cognitifs abstraits, où seule l’analyse des mots et des textes est privilégiée dans la construction du savoir », car un « tel processus éducatif d’éloignement a pour effet d’aliéner et d’isoler les élèves du monde naturel qui les entoure, d’eux-mêmes et les uns des autres [renforçant] une lecture anthropocentrique du monde, qui nie et néglige la sagesse et la connaissance en dehors des formulations occidentales »5.
Pour sortir de cette impasse et favoriser un tournant écologique global, profond et durable, nous formulons l’hypothèse que les pratiques artistiques en co-création peuvent jouer un rôle clé dans un processus d’éducation à une écologie entendue au sens large. L’art, du fait de sa nature transdisciplinaire et de sa capacité à travailler sur les émotions et le psychique (comme le montra Félix Guattari6), peut en effet être un espace privilégié pour aborder l’écologie dans toute sa complexité et inventer des formes nouvelles de relation au monde7. Ainsi, la production collective de formes artistiques relève d’une démarche de recherche, et nourrit une production de connaissances dans laquelle s’intègrent les ressentis et les imaginaires de celleux qui s’impliquent dans de telles démarches.
L’une des manifestations de la première phase de la recherche Faire éco. Co-créations artistiques en milieu scolaire pour expérimenter une écopédagogie a été l’organisation d’Ecopedagogy, a series of talks, un rendez-vous public en ligne, rendant ainsi possible des discussions sans limitation géographique, auquel sept artistes et travailleureuses culturelles ont participé, avant de rédiger les articles présentés ici.
S’iels n’utilisent pas spécifiquement le terme d’écopédagogie pour parler de leurs pratiques, nous leur avons demandé, pour leur intervention, de penser ces dernières en lien avec ce terme. Ces invité·e·s ont en commun de penser la pratique artistique comme un processus consistant à faire avec d’autres, à dépasser la production artistique matérielle pour donner priorité à la relation, en développant des formes que l’on pourrait qualifier d’écosophique8 — soit une écologie mêlant dimension environnementale, sociale et mentale.
Pour ces auteurices, les questions de durabilité ou d’écologie, même lorsqu’elles ne sont pas abordées comme un thème, sont donc au centre de l’approche éthique qu’iels mettent en œuvre en favorisant des approches locales, collectives et à visée transformative, dépassant les enjeux de la représentation. Iels nous proposent ainsi des pistes de réflexion essentielles pour repenser les formations obligatoires et supérieures, dont celles de l’école d’art, en prenant la mesure de l’urgence climatique.
Si l’écopédagogie s’ancre en Amérique Latine (la notion est née dans les années 1990, dans les écrits du costaricain Francisco Gutierrez et du brésilien Moacir Gadotti9), le terme est de plus en plus présent dans le domaine académique d’autres régions, en particulier aux États-Unis. Son usage en Europe reste néanmoins limité. Les propositions pour mener des actions réelles à partir de ces réflexions sont rares, et il semble ainsi difficile de traduire ces contenus théoriques et les imaginaires qu’ils portent dans une pratique concrète et située de l’écopédagogie. Bien que de nombreux·euses auteurices soulignent le rôle capital que l’art peut jouer pour encourager à l’action pour le climat, la manière dont cela devrait se faire est par ailleurs peu discutée. Si l’on assiste à une multiplication de formats (de médiation, d’ateliers créatifs…), si les démarches se multiplient, les outils pour les évaluer de façon qualitative doivent encore être conceptualisés.
L’une des ambitions de la présente recherche est de combler ce manque en cherchant et étudiant des exemples concrets d’actions écopédagogiques engageant des artistes (comme les exemples présentés ici) et en menant trois projets de co-créations artistiques entre des artistes intervenant·e·s (trois alumni du master TRANS— : Grace Denis, Aurélien Fontanet et Lavinia Johnson), des élèves de classes de l’école obligatoire, ainsi que leurs enseignant·e·x·s10. À la fin du processus, une exposition-forum présentera les co-créations réalisées à LiveInYourHead11. Cette exposition sera notamment pensée comme un lieu de formation pour tout·e·x enseignant·e·x ou éducateur·ice·x désirant développer des pratiques similaires.
microsillons (Marianne Guarino-Huet et Olivier Desvoignes), responsables de la coordination, master TRANS—
Image de couverture : Voyage d’étude basé sur les principes de l’écopédagogie, master TRANS–, Saint-Cergue, mai 2022.
Notes
- Recherche soutenue par le Réseau de Compétences Design et Arts Visuels de la HES-SO.
- Voir Isabelle Fremeaux, « Après la séparation : utopie et écopédagogie », dans Des utopies réalisables, dir. I. Fremeaux, J.P. Berlan, T. Paquot et J. Jordan, Genève, A.Type éditions, 2013, p. 109-116 ; Émilie Hache, « Pour les écoféministes, destruction de la nature et oppression des femmes sont liées. », Reporterre. Le quotidien de l’écologie, octobre 2016, https://reporterre.net/Emilie-Hache-Pour-les- ecofeministes-destruction-de-la-nature-et-oppression-des-femmes, dernière consultation le 3.10.2023.
- Angela Antunes et Moacir Gadotti, « Ecopedagogy as the appropriate pedagogy to the Earth charter process », dans The Earth Charter in action: Toward a sustainable world, dir. P.B. Corcoran, KIT Publishers, Amsterdam, 2005, p. 135-137 ; Richard Kahn, « From Education for Sustainable Development to Ecopedagogy: Sustaining Capitalism or Sustaining Life? », Green Theory & Praxis: The Journal of Ecopedagogy, vol. 4, n° 1, juin 2008, p. 1-14 ; Richard Kahn, Critical pedagogy, ecoliteracy, & planetary crisis: The ecopedagogy movement, New York, Peter Lang, 2010a ; Richard Kahn, « Ecopedagogy: An Introduction », Counterpoints, vol. 359, 2010b, p. 1-33 ; Ria Ann Dunkley, « Learning at eco-attractions: Exploring the bifurcation of nature and culture through experiential environmental education », The Journal of Environmental Education, vol. 47, n° 3, 2016, p. 213-22 ; Irène Pereira, « L’éco-pédagogie: une conscience planétaire », Le Courrier, 3 août 2018, https://lecourrier.ch/2018/08/03/leco-pedagogie-une-conscience-planetaire/, dernière consultation le 3.10.2023.
- Malcolm Ferdinand, « Pour une écologie décoloniale », Revue Projet, n° 375, 2020, p. 52- 56, https ://doi.org/10.3917/pro.375.0052, dernière consultation le 3.10.2023.
- Dans Kahn 2010a, p. xv. Notre traduction.
- Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989.
- Bruno Latour parle quant à lui aussi de l’importance de l’art pour faire face aux sentiments d’angoisse que les bouleversements écologiques provoquent. Voir Bruno Latour, « Avec le réchauffement, le sol se dérobe sous nos pieds à tous », Libération, 16 mars 2018, https://www.liberation.fr/debats/2018/03/16/bruno-latour-avec-le-rechauffement-le-sol-se-derobe- sous-nos-pieds-a-tous_1636709/, dernière consultation le 3.10.2023.
- Ibid.
- Irène Pereira, op. cit.
- En dialogue avec le Département de l’instruction publique de Genève, ces actions, menées par Grace Denis, Lavinia Johnson et Aurélien Fontanet, prendront place tout au long de l’année scolaire 2023-24.
- Exposition prévue en automne 2024.