In touch with history
Interview with Pierre Leguillon about the digital version of his book "Oracles"
Abstract
The collector′s book, Oracles – Artists’ Calling Cards, reinvents itself in digital format and reaches out to a wider audience. In this interview, Pierre Leguillon, the instigator of this multi-faceted project under the aegis of his Museum of Mistakes, discusses his use of the book as an exhibition space, the role of the archive, and the importance of initiating a counter-narrative through the recovery of visual culture′s left-overs.
Text
Il aura fallu cinq ans à Pierre Leguillon pour compléter Oracles – Artists’ Calling Cards à l’aide de son équipe d’étudiant·es du Work.Master1, de l’atelier de micro-éditions de la HEAD – Genève, de plus de 80 auteur·trices, de nombreuses aides extérieures et de toutes les personnes qui ont accepté d’insérer des cartes de visite dans les quelques centaines d’exemplaires de ce livre-objet – dont l’ancien directeur Jean-Pierre Greff. Ce projet hors de proportion reproduisait 123 cartes de visite d’artistes du XVIIIe siècle à aujourd’hui selon une multitude de techniques d’impression.
Publié en 2017 et depuis longtemps épuisé, Oracles connaît désormais une seconde incarnation digitale, grâce à sa version ePub en accès libre sur le site de son éditeur Patrick Frey. Ce développement numérique a lui aussi pris plusieurs années. Les cartes en fac-similé sont remplacées par des animations qui permettent de faire tourner l’objet sur un axe. Par sa navigation, la version digitale réagence les liens entre les artistes, les textes et ces objets relationnels que sont les cartes de visite de manière à transmettre de manière non linéaire une histoire rhizomatique de l’art.
Livre accessible ici : https://oracles.editionpatrickfrey.com/
Sylvain Menétrey : Tu viens de publier une version ePub d’un livre qui avait un statut d’objet fort, avec cette série de 123 cartes de visite d’artistes imprimées en fac-similé, pourquoi ce choix du passage au numérique ?
Pierre Leguillon : Par le passé, j’avais déjà voulu transformer un livre d’artiste en ouvrage numérique, mais cela ne s’était pas fait. L’éditeur Patrick Frey à Zurich, qui lit beaucoup d’e-books, a tout de suite été d’accord. Quant à Clovis Duran, le graphiste, sa seule condition était que l’on puisse retourner les cartes, que l’objet carte reste manipulable, comme dans la version papier. À ce que l’on m’a dit, le résultat rappelle l’interaction minimale des débuts d’Internet. Il y a un côté un peu absurde, on fait tourner un objet en trois dimensions, alors qu’en réalité, il n’en a quasiment que deux.
S.M. : Y avait-il aussi une volonté de démocratiser l’accès à ce projet ?
P.L. : Bien sûr. Au départ, pour rentabiliser les coûts qu’a représenté le développement informatique complexe, réalisé par Tristan Bagot, nous avions pensé mettre le livre en vente, avec une clé d’accès. Mais les formes de diffusion classiques de l’ePub ne permettaient pas de maintenir une qualité et une précision graphiques satisfaisantes. L’éditeur a pris en charge une grande partie des frais, avec le soutien de la HEAD, puis a finalement décidé de mettre l’ouvrage en accès libre, ce qui témoigne d’une très grande générosité de sa part.
S.M. : Peux-tu nous rappeler la genèse de ce livre ?
P.L. : Je crois que ce projet autour des cartes de visite d’artistes remonte initialement à 1998, quand j’ai découvert celle d’Ed Ruscha. Le projet s’est développé peu après mon arrivée dans l’école, dans l’atelier de livres d’artistes de la HEAD, qui s’appelait Micro-édition. Je trouvais ce terme un peu réducteur, notamment parce qu’il semble sous-entendre un certain format. J’ai pensé à celui du timbre-poste par exemple – j’ai toujours rêvé d’en faire un d’ailleurs – ou de la carte de visite justement.
S.M. : Le terme « micro » fait plutôt référence au tirage réduit, non ?
P.L. : Oui, mais aussi aux moyens à notre disposition car, même dans le cas d’éditions de grand format, l’échelle de production et de diffusion demeure réduite. Cependant, ma réaction initiale à cette notion de « micro-édition » était en effet très littérale.
S.M. : Qu’est-ce que la carte d’Ed Ruscha avait de particulier ?
P.L. : Son épithète, « Young artist », et le fait qu’elle résulte d’un échange avec un autre artiste, Billy Al Bengston, pour produire un livre d’artiste. J’ai trouvé intéressant que la carte de visite soit le geste par lequel il se définit comme artiste qui relève ainsi d’une forme de performativité. La carte de visite positionne l’artiste dans un rôle social. Pour les étudiant·exs de l’atelier, elle posait aussi celle des formats standardisés – celui du papier A4, celui de nos écrans de téléphone ou d’ordinateurs – qui ne cessent de changer et d’influencer – ou de formater – nos regards. D’une façon plus générale, le choix d’un format détermine tout projet artistique.
S.M. : Comment les choses se sont-elles déroulées pratiquement ensuite ?
P.L. : Le projet n’a eu de cesse de s’amplifier, devenant toujours plus ambitieux, voire tentaculaire ! Le nombre de cartes identifiées a toujours augmenté, pour se fixer à 123, quand celle de Martin Kippenberger réalisée au Japon, a été retrouvée juste avant le bouclage. Au départ, il s’agissait d’un projet en Bachelor Arts Visuels, pour l’option Appropriation, qui aujourd’hui est devenue Re/Production.
L’exercice consistait à trouver un·e artiste auquel ou à laquelle l’étudiant·e pouvait s’identifier et dont iel devait reproduire la carte de visite en fac-similé, aussi fidèle que possible à l’original : format, composition, papier, technique d’impression… J’ai ensuite présenté quelques-unes de ces cartes à l’éditeur Patrick Frey pour savoir s’il était intéressé à s’associer à ce projet, et il s’est montré très enthousiaste parce qu’il a souvent poussé le livre vers ses limites. Une nouvelle aventure a alors commencé avec des étudiant·exs de Master pour réaliser la conception du livre. On a continué à produire des cartes à l’école, dans l’atelier de Micro-édition avec Barbara Fedier, mais également à l’extérieur, quand la technique dépassait les ressources internes.
S.M. : Quelles particularités pouvaient avoir les cartes ?
P.L. : Celle d’Ed Ruscha, pour revenir à celle-ci, était imprimée avec une encre qui gonfle à la chaleur, créant un effet de relief. Ce type d’impression date du XIXe siècle et se fait de moins en moins de nos jours. Mais beaucoup de gens connaissent la séquence du film American Psycho… !
Le projet permettait donc aussi d’explorer les techniques d’impression, des plus anciennes comme la gravure sur cuivre (pour Antonio Canova) jusqu’à la photocopie (pour Jack Smith). Le degré de fidélité, l’écart avec l’original que, dans certains cas, nous avions en main, était intéressant à observer.
S.M. : Est-ce que les cartes ont été faciles à retrouver ?
P.L. : Non, c’était vraiment comme chercher une aiguille dans une botte de foin ! Environ cinq ans ont passé entre le début du projet au sein de la HEAD et la publication. Seules les cartes annotées – certaines étaient utilisées pour la correspondance, notamment celles d’Auguste Rodin ou Sonia Delaunay) – ont une valeur pour l’histoire de l’art officielle, les autres ne sont même pas répertoriées dans les archives, leur petite taille ne justifiant pas un numéro d’inventaire, ni de rédiger une notice. Il y a donc eu un important travail d’exploration et de prise de contacts dans différentes bibliothèques et musées. Le Getty Research Institute à Los Angeles a mis à notre disposition un jeune historien d’art, un jour par semaine, qui a retrouvé un nombre important de cartes de visite d’artistes en inventoriant les archives de Harald Szeemann, notamment celle de Ray Johnson. Les archives du Bauhaus à Berlin nous ont aussi beaucoup aidés.
S.M. : Et pour les textes ?
P.L. : Certain·es étudiant·exs, assez minoritaires, ont souhaité en rédiger, sans toutefois être des historien·nes de l’art. Il a donc fallu trouver des auteur·rices en plus, notamment parmi les enseignant·es de la Head. Si l’on compte les designers et les typographes, jamais un projet n’avait réuni autant de personnes de l’école. Et beaucoup d’auteur·rices de par le monde, qui ont chacun·e écrit gracieusement en échange d’un exemplaire.
S.M. : Le contenu est organisé selon une forme presque conversationnelle entre les textes, des éléments d’archives, des citations – toute une polyphonie que la fonction de mise en réseau de la carte de visite semble déterminer.
P.L. : Rétrospectivement, je me dis que ce système vient de La Vérité en peinture de Derrida, ou des Parleuses de Marguerite Duras. Il y a clairement quelque chose du dialogue, de la conversation, de l’échange infini. Et aussi de la volonté d’en découdre autour de ce projet – totalement chronophage au demeurant – qui a je crois aussi été très formateur. D’ailleurs, presque tout le noyau dur des étudiant·exs qui ont participé au projet ont ensuite été engagé·exs à la HEAD, comme assistant·exs ou à d’autres postes.
S.M. : Tu as créé une sorte de réseau social.
P.L. : Exactement. C’était l’idée : comment les réseaux sociaux se sont-ils constitués avant l’arrivée de Facebook ? Et le livre a ensuite bien tourné sur Instagram, notamment grâce au photographe Alec Soth, qui a des milliers d’abonné·exs, et dont une étudiante, Aurélie Jacquet, avait proposé la carte. La communication du livre en a beaucoup profité, et les cartes de visite ont elles-mêmes beaucoup circulé.
S.M. : Une large partie de ton travail, en particulier celui lié au Musée des Erreurs, une œuvre-exposition évolutive composée de centaines d’objets, éphémérides issus de la culture populaire tourne autour de la question de la collection.
P.L. : Il s’agit surtout pour moi de m’occuper des déchets, comme dans l’image du chiffonnier chez Walter Benjamin. Pendant leurs études, les artistes de ma génération ont été baignés dans la French Theory, Michel Foucault et Jacques Derrida en l’occurrence. Et j’ai introduit les étudiant·exs de Master à la Microstoria en Italie dans les années 1980, autour des écrits de Carlo Ginzburg. J’ai ensuite été très marqué par les livres d’Arlette Farge et notamment Le Bracelet de parchemin. Cela me fait penser à cette citation de Baudelaire qu’on peut lire dans Oracles : « L’âme est une chose si impalpable, si souvent inutile et quelquefois si gênante, que je n’éprouvai, quant à cette perte, qu’un peu moins d’émotion que si j’avais égaré, dans une promenade, ma carte de visite ». Arlette Farge fait remarquer qu’une trace écrite, un petit morceau de papier, permettait, au XVIIIe siècle, d’identifier les personnes trouvées mortes au bord de la route. Aujourd’hui ce serait notre carte de crédit ou notre téléphone portable, qui sont devenus les instruments de traçabilité par excellence. Et notre nouvelle carte de visite, c’est un compte sur les réseaux sociaux, comme Instagram.
S.M. : Un ePub pourrait peut-être rendre compte de ce nouvel ordre médiatique.
P.L. : Je ne sais pas si l’on pourrait aujourd’hui publier les comptes Instagram des artistes, les inventorier, les imprimer, les sauvegarder… Peut-être que des gens le font déjà, mais avec quelle distance ? De nombreux exemples de notre projet n’ont qu’un intérêt historique : les cartes de Paul Klee ou de Walter Gropius sont de simples productions d’imprimeurs, sans qualités graphiques, d’une banalité confondante. Il en va de même à mon avis pour de nombreux comptes d’artistes sur Instagram, et dans ce domaine, la distance manque encore pour qu’on puisse en faire une lecture pertinente. C’est dans cette optique que je veux faire les poubelles des archives, travailler avec les déchets, voir ce dont personne ne s’occupe – ce qui reste à la marge.
S.M. : Ces matériaux secondaires qui t’intéressent, ces déchets comme tu dis, le sont surtout pour l’histoire de l’art, alors que dans des disciplines plus pop comme la musique ou le cinéma, ces éléments de promotion peuvent être facilement conservés, voire idolâtrés.
P.L. : Oui, c’est tout à fait juste, mais cette contre-histoire est justement créée par des communautés de fans. Jeremy Deller a beaucoup travaillé sur ce savoir constitué par les amateur·rices, lorsque des groupes prennent en compte des dimensions de l’histoire que les « spécialistes » ont choisi d’ignorer. Pour revenir au projet autour des cartes de visite, j’estimais que c’était à la HEAD de le produire, ou à n’importe quelle école qui en aurait les moyens techniques, intellectuels et financiers. Aujourd’hui, aucun musée ne pourrait assumer de mettre à contribution 70 auteur·rices internationaux pour un catalogue, ou de prendre à sa charge un objet aussi extrême dans sa complexité de conception et de fabrication. Et je crois que notre rôle en tant qu’artistes n’est pas de réduire la complexité du monde qui nous entoure, mais d’y ajouter des formes de complexité, agencées différemment.
S.M. : N’y a-t-il pas une part de fétichisme, une attitude de fan, qui se développe, par l’intérêt que tu portes à de tels objets, et que le titre Oracles semble avouer, non sans une certaine ironie ?
P.L. : Il se trouve que mon dernier livre, The Barefoot Promise, s’intéresse justement au fétichisme… ! Le fétichisme de l’archive accompagne les XXe et XXIe siècles. Jamais elles n’ont été si nombreuses ni si vastes, et jamais leur valeur n’a autant augmenté. Je ne crois pas me tromper en affirmant que cela est lié aux deux guerres mondiales, à la volonté de garder trace des atrocités perpétrées pour qu’elles ne se reproduisent pas. Le XXe siècle restera assurément celui de l’archive. Aujourd’hui on continue d’en produire beaucoup, sur des serveurs, tout en sachant qu’elles vont disparaître, ou ont déjà disparu.
En ce qui concerne l’ironie, je voulais inscrire dans un livre d’art le rapport au fac-similé, à l’idée ancienne que l’enseignement passe par la copie, une tradition qui de manière générale a été abandonnée dans les écoles. La réalisation du projet a impliqué un travail de reproduction à l’échelle 1:1, avec une même technique mais pour un résultat « neuf ». La notion des oracles dans le titre sous-entend une communication avec l’histoire, la possibilité de rencontrer ces artistes – ne possédons-nous pas leurs adresse et numéro de téléphone ? De même, les étudiant·exs ont voulu que les cartes ne soient pas attachées, qu’elles restent libres, que l’on puisse les remettre en circulation : elles tombent du livre si on le secoue.
S.M. : Comme les autres objets que tu collectes, ces cartes restent dans le champ ou le voisinage de l’art, même si ce ne sont en général pas des œuvres. Est-ce une façon d’amener un contrepoint au récit officiel ?
P.L. : La majeure partie de mon travail a consisté à déconstruire ce que l’on m’avait appris durant mes études d’art. Avec le temps, j’ai pu changer d’avis sur certain·es artistes, que ce soit par rapport à la qualité de leur travail, la pertinence ou même la nature de leur démarche, notamment en ce qui concerne leur médium. Les cartes de visite ont aussi été un moyen de parler d’artistes que les étudiant·exs ne connaissent pas ou peu, qui restent en bordure des cursus : Adrian Piper, Hélène Smith, Irma Boom… Nous avons voulu mettre en valeur des personnalités à la position hybride et aux pratiques transversales : Le Corbusier qui aurait voulu être reconnu comme peintre, Willem Sandberg, typographe et conservateur de musée ; Robert Mallet-Stevens, architecte et créateur de décors de cinéma ; Max Bill, à la fois designer, graphiste et artiste.
S.M. : D’une façon plus globale, le livre est un médium pour toi, notamment pour organiser des collections.
P.L. : Je conçois le livre tel qu’il a été pensé dans les années 1970 par des artistes comme Ed Ruscha ou Hans-Peter Feldmann, qui m’ont beaucoup influencé. C’est-à-dire comme un lieu d’exposition à part entière, ou comme une alternative à l’exposition. Une exposition portative, comme la Boîte-en-valise de Marcel Duchamp, que l’on déploie et qui devient un véritable musée. On a hésité à faire une boîte pour Oracles d’ailleurs, avant d’opter pour ce que l’on appelle en bibliophilie un livre « truffé ». On retombe ici sur l’idée de fétichisme du, ou de la, fan, qui va ajouter des articles de journaux, des annotations, une photo etc., qui enluminent son exemplaire. Les livres que j’ai faits ces dernières années ne sont pas seulement la reproduction d’archives, mais des formes d’exposition à part entière – du moins je l’espère. Avec les fac-similés de cartes de visite, on peut directement déployer une exposition sur sa table, sans passer par la reproduction de quelque chose qui nous manquerait, comme dans un catalogue où l’on regarde des peintures ou des sculptures par exemple.