Voyage Voyage, music as a vehicle

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Voyage Voyage (Desireless, 1987), énorme tube très emblématique des années 1980, cartonne à sa sortie dans toute l’Europe ; son succès ne s’est depuis jamais démenti. On ne sait trop si c’est grâce aux qualités de la chanson ou à cause de ses défauts. Un peu comme Les Démons de minuit (« Rue déserte, dernière cigarette / Plus rien ne bouge »), autre tube catastrophique de l’année 1987, qui nous entraîne dans un périple nocturne et urbain. Alors que Voyage voyage nous convie à un tour du monde.

La musique de Voyage Voyage est typique de la pop new wave du moment, avec ses synthés et son rythme insistant, mais se distingue par sa mélodie assez monotone et ses passages à l’aigu, qui lui donnent une sonorité vaguement incantatoire et planante, en adéquation avec les paroles.

La chanson invite en effet à un voyage aérien : on est « Au-dessus du vieux volcan » (fine allusion au roman culte de Malcolm Lowry), « Sous le tapis du vent », c’est un « Vol dans les hauteurs ».  À l’instar de Joe le Taxi, on ne marche pas au soda. On plane – accrochons-nous –  « Dans l’espace inouï de l’amour », « Sur l’eau sacrée d’un fleuve indien », dans un trip halluciné et vaguement bouddhiste. « Voyage voyage / Et jamais ne revient ». Il va tout de même bien falloir redescendre.

On pense au « mariole » de la chanson Marche à l’ombre (1980) de Renaud : « Patchouli Pataugas / Le Guide du Routard dans la poche / Hare Krishna à mort / Cheveux au henné, oreilles percées ». Pourtant pas le look de la chanteuse, aux cheveux peroxydés en brosse. Look mémorable pour une chanson mémorable. Il est sûr que si Michel Delpech, à qui la chanson avait été proposée, l’avait acceptée, elle aurait eu une autre tête.

Comme on plane, on voit tout d’en haut – desireless ? – et c’est très bien ainsi : « Ne t’arrête pas ». On reste « Au-dessus des barbelés / Des cœurs bombardés », « Au-dessus des capitales / Des idées fatales ». Ce qu’on a fumé nous maintient dans une sorte de nirvana, loin de la triste réalité : « Regarde l’océan ». On survole, dans l’ordre (si on peut dire) : l’Espagne, l’Equateur, l’Inde bien sûr (le Gange, les Sikhs), « chez les Blacks » et « chez les Jaunes » (termes qu’on considérera généreusement comme vieillis), le Sahara, les îles Fidji, le Fujiyama. Mélange de destinations touristiques et de lieux spirituellement chargés qui compose un cocktail géographique new age. Sa recette ? Un tiers d’exotisme, un tiers d’orientalisme, un tiers de primitivisme et un zeste de racisme, agité par une boîte à rythme. A boire frappé.

On peut décliner la recette en anglais. En 1988, l’Irlandaise Enya sort son tube Orinoco Flow. « Sail away », répète 12 fois le refrain. Pour aller où ? « From Bissau to Palau, in the shade of Avalon / From Fiji to Tyree and the Isles of Ebony / From Peru to Cebu, hear the power of Babylon / From Bali to Cali, far beneath the Coral Sea ». D’étranges pizzicati rythment une mélodie répétitive qui constitue un véritable hymne au voyage new age. Il sonne moins ringard que celui de Desireless du fait de l’anglais.

 

Il faut toutefois être de mauvaise foi pour réduire les chansons de Desireless et d’Enya à des bucket lists touristiques. L’aspiration que manifestent ces invitations au voyage procède d’une quête intérieure, dont le caractère vague et stéréotypé ne doit pas dissimuler la sincérité, l’importance ni l’ancienneté. Dans son poème Brise marine, Stéphane Mallarmé écrivait en 1865 : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres. / Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres / D’être parmi l’écume inconnue et les cieux ! ». Dans L’Invitation au voyage (1857), Charles Baudelaire rêve : « Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble ! […] Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté ». Claudie Fritsch (c’est le vrai nom de Desireless) ne dit pas autre chose. Mais sa chanson n’est pas vraiment une invitation : c’est un ordre que le titre répète, faisant du voyage un impératif.

Sans doute parce qu’à l’heure du tourisme dit de masse, il est relativement facile de voyager. La tradition du Grand tour conduit dès le XVIIe siècle les jeunes aristocrates d’Europe du Nord à parfaire leur éducation par un voyage au Sud, en Italie particulièrement, au plus près des racines de « la » civilisation ; mais le tourisme, difficile et dispendieux, reste longtemps un privilège. L’émergence de la société des loisirs et de la classe moyenne d’une part, l’industrialisation du tourisme et les progrès technologiques dans le domaine des transports de l’autre changent la donne au XXe siècle : le tourisme n’est plus réservé à une élite. Si le voyage, depuis longtemps paré de tant de vertus et chargé de tant de désirs, devient possible, ne devient-il pas obligatoire ?

Le voyage ne procède pas seulement de l’attrait de l’exotique et du pittoresque, qui s’exprime en des destinations préférentielles mais sensibles à la mode (la chanson de Desireless reflète bien celle des années 1980). Il résulte aussi du besoin de s’évader, d’échapper aux « barbelés », aux « cœurs bombardés » et aux « idées fatales ». Le voyage repose ainsi sur un imaginaire géographique marqué par une lassitude de l’ici et un attrait de l’ailleurs. Cet imaginaire, qui est le véritable moteur du tourisme, imprègne peintures (comme celles de Paul Gauguin), romans (comme ceux de Pierre Loti), opéras (ainsi ceux de Giacomo Puccini), films (Out of Africa [Sydney Pollack, 1985] ou Avatar [James Cameron, 2009]) … et chansons, qui nous poussent au voyage. C’est bien le rôle qu’assume dans son tube Desireless. Sa chanson suscite le désir. Non seulement parce que c’est un panégyrique du voyage, mais aussi parce que la musique et les noms de lieux (« Des Îles Fidji au Fujiyama ») ont un fort pouvoir évocateur. La chanson participe à enchanter le monde. A-t-elle alimenté le tourisme « chez les Sikhs » ou « sur des dunes du Sahara » ?

 

Peu probable. Qui d’ailleurs peut ou veut accomplir le périple décrit par la chanson ? Aujourd’hui, on peut s’inquiéter de son bilan carbone, le tapis volant au kérozène. Dans les années 1980, on peut se soucier du temps et de l’argent nécessaires pour l’accomplir. La démocratisation du tourisme n’a pas mis le tour du monde à la portée de toutes les bourses. Aussi l’injonction de Desireless peut sembler déplacée : qui au juste a les moyens d’aller « dans tout le royaume », de naviguer sur le Gange ou l’Amazone ? La majeure partie du public de Desireless aujourd’hui, pas plus qu’hier les lecteurs de Loti ou les amateurs de Gauguin, n’ont pas les moyens de se rendre dans les lieux auxquels ces artistes nous font rêver. Et, pour sûr, nous n’irons pas sur Pandora.

Encore que : le caractère immersif des films Avatar, favorisé par la 3D, et encore plus la simulation proposée par l’attraction Avatar de Disneyworld (Floride) ne nous permettent-ils pas de mettre les pieds sur la planète des Navis ? En fait, le voyage virtuel est bien antérieur à ces dispositifs spectaculaires. Plongé dans le roman de Jules Verne, ne fait-on pas Le Tour du monde en 80 jours sur les traces de Phileas Fogg et Passepartout dès 1872 ? Les sections coloniales des expositions universelles de la fin du XIXe siècle ne donnent-elles pas l’occasion de visiter tout l’Empire en quelques heures ? Les panoramas mobiles, comme ceux du Transsibérien ou du Maréorama de l’exposition parisienne de 1900, n’autorisent-ils pas à prendre le train ou le bateau pour aller en Orient ?

 

La musique joue en matière de substitut au voyage un rôle particulier.

Premièrement, elle peut reprendre des éléments sonores propres au lieu où elle invite (ainsi la sirène d’une voiture de police dans un morceau de rap) ou à la culture musicale qui y prévaut (ainsi les instruments et mélodies propres à la Chine et au Japon dans Turandot et Madame Butterfly). Sans parler de la musique de la langue : le portugais de Cesaria Evora renvoie au Cap Vert. Ainsi la musique pose une ambiance liée à un lieu.

Deuxièmement, la musique ne joue pas seulement voire pas principalement sur les représentations : elle active des affects. Une musique sans paroles et qui n’a rien de figuratif peut évoquer et susciter la joie, la tristesse, la nostalgie, etc. La musique nous transporte en faisant puissamment éprouver des émotions (le mot émotion renvoie étymologiquement au mouvement). C’est pour cela que la chanson évoque si bien d’une part Paris, d’autre par l’amour : c’est d’ailleurs bien souvent la même chose. Paris est l’objet d’un transport amoureux si puissant que la Chanson de Paris est devenue un genre en soi à la fin du XIXe siècle, et qui compte aujourd’hui plus de trois mille titres. Ainsi la musique associe des lieux à des sentiments.

Voyage Voyage serait alors moins une injonction au voyage qu’un moyen de transport. La chanson nous fait à proprement planer. Dès les premières notes, on décolle avec son interprète sur un tapis volant. « Vol dans les hauteurs », et on « regarde l’Océan ». On partage avec elle une expérience de voyage. On la suit dans ses escales et ses émotions. Le titre Voyage Voyage fonctionne de façon performative : il s’agit moins de nous convaincre d’explorer un jour le monde que de nous permettre d’effectuer avec la chanteuse un voyage virtuel qui dure le temps de la chanson. Et comme son voyage est aussi un transport méditatif, c’est aussi un voyage spirituel.

 

Et quant à moi, cette chanson m’offre aussi un voyage dans le temps. Quand je la ré-entend aujourd’hui, je me retrouve à la fin des années 1980, dans le Quartier latin que je fréquentais alors. L’ambiance est pour moi presque palpable. J’étais alors étudiant en géographie. Pas une discipline très populaire parmi ma génération : tous mes amis faisaient histoire. A qui me demandait pourquoi j’avais fait ce drôle de choix, je répondais que c’était à cause de la chanson de Desireless, et de son irrépressible appel. Évidemment c’était une blague. Mais à voir comme aujourd’hui je vois s’y jouer les ressorts essentiels de la géographie culturelle, de l’exotisme, des simulacres et de l’histoire du tourisme, qui sont au centre de mes recherches, je me demande si c’était vraiment le cas. Et si Desireless avait tout compris ?

Pour la première fois en 2024, lors du festival de géographie de Saint-Dié-des-Vosges, nous avons organisé un karaoké pour promouvoir nos ouvrages sur la géographie enchantée. Nous y avons chanté Voyage Voyage ; nous étions déchaîné·es. Un grand moment. Probablement, dans les années à venir, la chanson me ramènera sous la boule disco de l’improbable salle des fêtes d’une petite ville vosgienne, un soir d’automne.1

 

 

Notes

  1. Pour en savoir plus sur les liens entre musique et géographie, on pourra se référer à ces études : Nicolas Canova (dir.), La Musique au cœur de l’analyse géographique, Paris, L’Harmattan, 2014 ; Claire Guiu (dir.), Géographies et musiques : quelles perspectives ?, Géographie et cultures, n° 59, automne 2006 ;  Ola Johansson et Thomas L. Bell (dir.), Sound, Society and the Geography of Popular Music, Farnham, Ashgate, 2009 ; Brett Lashua, Karl Spracklen et Stephen Wagg (dir.), Sounds and the City: Popular Music, Place, and Globalization, Hampshire, Palgrave Macmillan, 2014 ; Brett Lashua, Stephen Wagg, Karl Spracklen et M. Selim Yavuz (dir.), Sounds and the City: Volume II, London/New York/Shanghai, Palgrave Macmillan, 2019 ; Olivier Lazzarotti, Vivent les vacances ! Tourisme et chansons, Paris, Presses universitaires du Septentrion, 2021 ; Christian Marcadet, Paris en chansons, Paris, Actes Sud, 2012.