Lou Cohen dans l'exposition "La chose mentale", Le Bel Ordinaire, Billère, 2021

When someone speaks to you, you just smile

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En 2000, Antek Walczak (artiste co-fondateur du collectif Bernadette Corporation) filme Risques du métier au Centre Pompidou à Paris. Cette fiction, à cheval entre l’art et le cinéma, imagine l’institution en pleine crise, obligée de se réinventer pour élargir sa base de publics et de procéder à des licenciements. Le marketing envahit toute la sphère des discussions. Les méthodes et le langage de la nouvelle économie digitale disruptive remplacent le vocabulaire traditionnel de l’art. Le département cinéma du musée est renomm « Image dans le temps », celui des arts visuels « Sons dans l’espace ».

Vingt ans plus tard, Lou Cohen dépeint sur le même mode satirique l’autre face de cette perméabilité entre art et entreprise. Plutôt que dans une institution d’art, elle place ses fictions dans l’univers corporate de sociétés de recrutement ou de start-up. Des films que l’artiste nourrit par ses propres expériences et des infiltrations dans ces environnements surcodés. Sa vidéo Si c’est pas toi ce sera une autre, ou si c’est pas toi ce sera un autre (2019) tournée pendant ses études au Work.Master se concentre sur la situation de l’entretien d’embauche en trois chapitres et autant de recombinaisons des rôles entre candidat·es et recruteur·euses. Les moyens limités qui ont obligé la jeune artiste à filmer dans les bureaux de la HEAD créent une distance absurde qui devient signifiante au fil du visionnage. Les ouvrages de management qu’on s’attendrait à voir sur les étagères sont remplacés par des livres d’art qui témoignent de la transformation de l’entreprise en espace d’expression. Les candidat·es sont en effet appelés à performer et sont évalués sur leur attitude plutôt que leur aptitudes. Mais les relations de pouvoir demeurent omniprésentes. Chez ces candidat·es rien ne va, ni l’accent, ni la coupe de cheveu, ni le sourire…

Si l’humiliation est parfois renversée ou que des alliances inattendues se forment, offrant des petites victoires temporaires, ces situations tragi-comiques frappent surtout par leur inflation de discours. Lou Cohen dit que l’excès de parole joue presque un rôle de protagoniste dans ses films. Le philosophe et linguiste Paolo Virno décrit justement le mode de production contemporain, le post-fordisme, comme un système où la production concrète cède la place à un afflux de communication. « Quand le travail […] se place à côté du processus de la production, au lieu d’en être l’agent principal, ses attributions ne consistent plus à tendre vers un but particulier, mais à moduler (plutôt qu’à varier et intensifier) la coopération sociale […]. Une telle modulation advient par l’intermédiaire de prestations linguistiques qui, loin de donner lieu à un produit fini, s’épuisent dans l’interaction communicative déterminée par leur propre exécution.1 » L’humour absurde et féroce des films de Lou Cohen tient pour partie à ce bavardage déconnecté d’une production réelle.

Affiche du film BreakEasy, Lou Cohen, 2022

 

BreakEasy (2022) exacerbe la dimension émotionnelle en imaginant le quotidien d’une start-up qui gère une app censée soulager les peines de cœur. Clients et entrepreneuses sont soumis à divers niveaux aux injonctions d’un monde post-Facebook où même l’amitié se monétise – ici ce sont les chagrins d’amour ou les cartes de vœux aux grands-parents qui sont pris en charge – à condition de maîtriser son pitch et de rester positif. L’humour révèle et désamorce à la fois la toxicité d’un monde du travail, dont les start-up sont aux avant-postes. L’ironie retorse de Lou Cohen accompagne ses protagonistes travailleur·euses dans leur entreprise de performance d’elleux-mêmes qu’iels stimulent à coup de développement personnel, de coaching, de boissons énergétiques et de e-cigarette. Précipitant la chute d’une blague qui fait mal.

 

Les films

Si c’est pas toi ce sera une autre, où si c’est pas toi ce sera un autre
HD, 18’54’’, 16:9, Fr
Genève, 2019

Breakeasy (extrait)
HD, 24’28, DFHD, 32:9, Fr, Eng Sub
Genève, 2022

 

Notes

  1. Paolo Virno, Miracle, virtuosité et déjà vu, Paris, L’éclat, 1998