Tic Tac, 5 singing italian coffee machines, motors, speakers, 30 × 110 × 30 cm, 2015

Work day painter

Interview with Yoan Mudry

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Yoan Mudry : J’ai grandi dans une famille où le travail était une valeur érigée en modèle suprême. On se définissait à travers le travail. J’ai des parents universitaires qui nous ont toujours poussé, mes frères et sœurs et moi, à faire le plus d’études possible. Il y avait l’idée que par le travail, on allait trouver une forme de joie de vivre et qu’on pourrait trouver qui on est. Il fallait « faire carrière ». À l’adolescence, je n’arrivais pas à adhérer à cette idée. C’est comme ça que je suis arrivé aux Beaux-arts. J’ai négocié avec mes parents de faire mes études supérieures dans une haute école d’art et d’obtenir ainsi le diplôme qu’ils attendaient. Ce n’était pas un réel désir au départ. J’y suis arrivé un peu par hasard. Mais il se trouve ça m’a tout de suite énormément plu.

Julie Enckell : Tu peignais, tu dessinais avant d’arriver à la HEAD ?

Y.M. : Je faisais un peu de dessin mais peu. J’avais quand même fait le collège en section artistique. En fait je me destinais plutôt à l’archéologie ! En tombant amoureux des arts visuels je me suis mis à travailler. J’ai cumulé les projets, géré des espaces d’art (Zabriskie point, Forde), passé tout mon temps à faire des pièces ou des expositions. C’était énormément de travail, bénévole la plupart du temps. Je mettais beaucoup d’énergie à devenir artiste, alors que je n’étais pas payé, que je dormais peu, c’était extrême. Parallèlement, je ressentais un rejet du travail en tant qu’employé. Je m’interrogeais sur la nature de ma pratique. Est-ce que je parle d’une pratique ou d’un travail ? J’essaie de parler de pratique plutôt.

Dans ce moment de vie, toutes les questions liées au sens du travail étaient sous-jacentes. Il y a un peu plus d’un an je suis devenu père. Je pensais naïvement que tout allait bien se passer et que je pourrai articuler ma vie de famille avec mon temps d’atelier sans que cela ne pose problème. Evidemment, cela s’est avéré plus compliqué, car nous n’avions pas de relais familiaux à proximité ni aucune aide. Je me suis alors mis à travailler deux jours par semaine pour partager les tâches avec ma compagne. Avant, je passais six à sept jours d’affilée à l’atelier. J’ai donc beaucoup modifié mon rapport à ma pratique. Je tenais un rythme avec la peinture à l’huile très soutenu. Je faisais huit heures par jour. Je note d’ailleurs toujours mes heures. Je peux te dire qu’une toile m’a pris exactement 176h…

J.E. : Tu es critique face au monde du travail et, pourtant, ces huit heures par jour font directement référence à ce monde très formaté.

Y.M. : Oui c’est vrai. Mais je remets en question les valeurs que j’ai apprises. Dans ce cas, les huit heures sont directement liées au médium. Le nombre d’heures est décidé par la pratique de la peinture à l’huile, je n’arrive simplement pas à peindre plus longtemps. À cela s’ajoute le fait que mon parcours d’artiste a été ponctué d’un besoin d’en faire toujours plus, d’organiser plus d’expositions, de faire mes propres projets, de les faire coûte que coûte. Je ne m’en plains pas, mais c’est étrange, c’est quand même une valeur forte chez moi, qui m’interroge. Comment cela se fait que nous soyons libres de nos horaires et de notre rythme et que malgré tout, je connaisse plusieurs artistes en burnout ? Peut-être que notre « liberté » est une illusion. Parallèlement il y a eu durant le covid ces vidéos de démission sur Tiktok, qui sont devenues virales, presque une mode. Elles m’ont beaucoup intéressé en regard de mon propre travail d’atelier.

Yoan Mudry, People at work #1, acrylique et huile sur toile, 90 x 120cm, 2022

 

J.E. : Comment en es-tu arrivé au projet de peintures Ces gens qui travaillent?

Y.M. : J’ai tapé sur Google Image « gens qui travaillent ». Très simplement, je me demandais ce que travailler signifiait et quelle définition un moteur de recherche pouvait m’en donner. Je suis tombé sur ces images de personnes en tailleur, en train de sourire dans leur bureau. C’était toujours les mêmes tons : blanc, bleu, gris. Sur cette base, j’ai monté un projet qui comprend deux séries de peintures, une vidéo, des sculptures.

J.E. : Quand tu dis que tu t’es énormément engagé en tant qu’artiste, dirais-tu que c’est dû à un manque de reconnaissance de cette branche ? Ou penses-tu qu’il s’agit d’un trait personnel de quelqu’un de passionné ?

Y.M. : C’est une bonne question. Il y a une dynamique spécifique quand on est artiste, on peut décider de l’être du jour au lendemain. Et on peut vivre de très peu, j’ai moi-même vécu en roulotte pendant des années. Cela ne m’empêchait pas de vivre comme artiste. Ensuite, j’ai eu la chance d’aimer faire de la peinture et c’est ce qui se vend. Je peux manger grâce à ça. Mais j’essaie de tout faire pour ne pas être influencé par cette dimension commerciale. On m’a par exemple déjà dit que mes toiles avaient l’air d’avoir été réalisées par différentes personnes. J’aime changer régulièrement ma manière de faire. Cette instabilité est liée à ma crainte de créer une marque, même si mon travail reste certainement identifiable.

J.E. : Tu pourrais déléguer, avoir un·e assistant·e ?

Y.M. : Oui, mais j’en ressentirais probablement une perte d’intérêt. Je pense que je me lasserais assez vite si j’avais une formule «délégable» et répétable indéfiniment. Mes galeristes me demandent chaque année des toiles pour les foires et à chaque fois je leur dis non parce que je n’arrive pas à produire des peintures pour ce contexte. Je ne ressens pas le même enthousiasme à faire une pièce pour une foire de deux jours que pour une exposition, où je pourrais créer du sens et des liens entre les œuvres. Sur un stand de foire, mon travail est juste un produit. C’est pour ça que j’ai de la peine à faire une pièce unique, que je fais des séries.

J.E. : Combien de temps te prend la réalisation d’une pièce ?

Y.M. : Une centaine d’heures. Je suis assez méthodique et minutieux, donc je passe énormément de temps avec les toiles. Je me suis longtemps interrogé sur la possibilité de faire simplement de l’impression à partir des images, étant donné que je prépare mes peintures à l’ordinateur. Mais ce qui m’en empêche c’est le temps, la rapidité me donne l’impression de consommer de l’image. Avec la peinture je reste dessus longtemps et j’en comprends certains aspects qui m’échapperaient si je zappais trop rapidement.

J.E. : C’est une façon de ralentir ?

Y.M. : Oui. Mais j’envisage d’imprimer, j’ai toujours l’intention d’essayer au moins.

J.E. : Quand tu peins ces gens en tailleur dans leur bureau, tu as un regard critique. Tu t’appropries ce monde et tu le transformes ?

Y.M. : Je suis intéressé par le fait qu’il s’agit d’images trouvées qui définissent le travail. Je trouve très problématique que Google exclue autant de pans du contexte professionnel. On en conclut ici que les boulangers ne travaillent pas, les ouvriers sur des chantiers non plus. On ne parle même pas du travail domestique. Seul l’environnement aseptisé des multinationales s’affiche, où les gens sont propres et se ressemblent. Sur la première toile j’ai ajouté le dessin d’une bite sur le bureau, comme un commentaire. Je fais ces collages réalisés à partir d’images qui constituent un fantasme généré par un algorithme. Ce que je trouve intéressant c’est qu’elles ne définissent le travail pour personne au final. Parce qu’elles sont assez étranges et improbables quand on les regarde de près.

J.E. : Si on revient à ta pratique, tu n’es pas dans la modération ou le quiet quitting… Tu es très investi. Ce n’est pas cet aspect qui te pose problème dans la notion de travail.

Y.M. : C’est la place qu’on lui accorde dans la société. On touche ici la question du revenu inconditionnel, du travail bénévole ou domestique. Qu’est-ce que l’on reconnaît comme un véritable travail? Il y a des actions pour lesquelles on devrait se battre afin de les faire reconnaître comme du travail. C’est peut-être là où est le problème. Le métier d’artiste ne correspond pas forcément à l’idée du travail dans la tête des gens.