L'acteur gallois Desmond Llewelyn (1914 – 1999) interprète Q, entouré par ses gadgets dans une photo promotionnelle pour le James Bond "GoldenEye", 1995. (Photo par Keith Hamshere/Getty Images)

Design of the Mind

Gadgets, Cinéma, Manipulations mentales et Espionnage

Cold War spy films bear witness to a polarity between overt technophilia and a critique of technology’s hold on the human mind. In this text, which prefigures an exhibition that Alexandra Midal is preparing on this analysis of a section of post-war cinema, the HEAD – Genève, HES-SO design historian compares the gadgets of the James Bond franchise, which suggest that technical innovation can solve any operational difficulty, with films such as The Ipcress File, in which the spy has to face up to mental manipulation techniques that were then being experimented with in the CIA’s secret laboratories. As a multi-sensory system of images projections, cinema reflects itself in these films about brainwashing.

 

L’intelligence, l’humour et l’athlétisme du stéréotype Bondien se déploient dans la relation quasi prothétique que le héros entretient avec ces merveilles technologiques signées Q (pour Quartier-Maître), le plus célèbre maitre-armurier du cinéma et le double de fiction du directeur du département technique clandestin de la CIA, connu sous le nom d’Office of Technical Service (OTS). Longtemps dirigé par Tony Mendez, puis par Jonna Mendez, le couple a conçu les armes, gadgets et accessoires utiles aux agents du renseignement de la CIA. Dans la vie, les Mendez ont été connus du grand public suite à leur rôle majeur dans l’exfiltration de l’Ambassade d’Iran en Janvier 1980. Tony Mendez a camouflé l’opération qui a sauvé la vie de six diplomates américains en les faisant passer pour une équipe de tournage venue d’Hollywood. Le procédé risqué a été couronné de succès et a fait les manchettes des journaux. Hollywood en a acheté les droits et quelques années après, Mendez est devenu conseiller pour Argo, le film oscarisé de Ben Affleck tiré de l’opération secrète.

Dans la franchise Bond, tous les gadgets du héros sont inventés par l’esprit ingénieux de Q. À chaque opus, Bond reçoit des objets lui permettant de se tirer de situations dangereuses. Qui n’a pas à l’esprit la fameuse Aston Martin DB5, le bolide équipé d’un diffuseur de fumée émanant de ses pots d’échappement, d’un siège passager éjectable et d’un système de camouflage le transformant en bolide furtif ? Personnage essentiel de l’ombre, Q est un chantre de la technophilie, et ses inventions laissent entendre qu’il existe une solution technique à même de régler tous les problèmes. Cette gadgétologie, qualifiée de « pathologie » par le critique de l’architecture pop Reyner Banham dans un article de 1965 intitulé Le Merveilleux gadget1 assume, en pleine Guerre froide, un rôle pédagogique mis au service de la propagande nationale. À chaque fois que Q explique à Bond (et de facto aux spectateur·rices) leur raison d’être : ils instillent l’idée d’une suprématie technologique et des valeurs du bloc de l’Ouest sur celui de l’Est.

Au cours de ces années de guerre froide, à partir d’une mise en abyme de lui-même par la récurrence des projections d’images qui abondent, le cinéma met en place une polarité critique entre l’innovation (gadgets, accessoires, progrès, etc.) et l’emprise de la technologie (manipulation mentale, brainwashing, etc.).

Comme l’a démontré l’historien de la perception et de l’attention, Jonathan Crary, le cinéma s’inscrit « dans une vaste histoire de l’histoire des techniques de contrôle, de conditionnement et de simulation abstraite2 » qui en retour le définit via l’omniprésence des écrans.

On retrouve cet axe aussi à l’œuvre dans le cinéma de science-fiction qui se scinde entre les space opera constellés de vaisseaux intersidéraux dotés de tableaux de bords scintillants, recouverts de gadgets et d’une myriade de boutons et de manettes, et le voyage intérieur. Défendus notamment par James G. Ballard, ces voyages peuvent prendre des formes psychédéliques comme dans la projection sur écran des rêves de la reine de Sogo dans Barbarella (1968) de Roger Vadim ou de plongée comme dans Je t’aime, je t’aime (1968) d’Alain Resnais. Elles louent l’exploration des méandres de la psyché sur les odyssées.

À l’instar de cette polarisation, au cours de ces mêmes années de guerre froide, le film d’espionnage met dos à dos des visions opposées, d’un côté figurent les héros dotés de gadgets à la James Bond et de l’autre les tortures, manipulations mentales et autres thérapies d’inversion associant lumières épileptiques, hallucinations et pulsations de musiques électroniques comme dans Altered States (1980) de Ken Russell. Cette tension signe l’entrée du cinéma d’espionnage dans une ère post-moderne où ses personnages sont les jouets de trahisons et de manipulations et souvent les victimes d’une bureaucratie toute puissante.

Affiche du film Ipcress, danger immédiat avec Michael Caine, 1965. (Photo par LMPC via Getty Images)

 

L’espion au cinéma trouve un fantastique terrain de jeu avec le film Ipcress, danger immédiat (1965). Associé à Albert R. Broccoli, le producteur Harry Saltzmann, à l’origine des neuf premiers films de la série des James Bond, décide d’engager le réalisateur Sydney Furie pour opérer un passage de témoin entre l’ouvrage de Len Deighton, Ipcress, danger immédiat (1962) et sa version filmique d’une part, et entre les âges du cinéma d’espionnage en instillant une esthétique fourmillant de références au cinéma de l’âge classique. Furie joue avec des scènes célèbres : on reconnaît ici plusieurs des clins d’œil appuyés au Testament du docteur Mabuse (1932) de Fritz Lang et aussi au fameux plan filmé à travers une paire de lunettes tombée à terre qu’Alfred Hitchcock fait figurer dans L’Inconnu du Nord Express (1951). Toutefois, même s’il s’amuse à se confronter avec la figure exemplaire du héros-espion des films noirs qui furent une référence majeure du cocktail d’exotisme et de glamour présent chez James Bond, le plus célèbre des espions, Ipcress se situe à ses antipodes. Hormis qu’il soit un espion très attachant, Harry Palmer incarné par le jeune Michael Caine, se présente comme un anti-héros post-moderne issu de la classe ouvrière, cockney, myope, insolent et débonnaire, ne partageant pas grand-chose avec 007.

Dans la trilogie d’Harry Palmer, ni les actions, ni le dénouement du film ne tiennent à l’emploi de gadgets, a contrario le film se développe à partir d’une invention mystérieuse. Présente dès le titre du film, Ipcress renvoie à l’inscription cryptée qui figure sur la bande magnétique que Palmer découvre presque par hasard, dans les cendres d’un poêle perdu dans une immense usine abandonnée. Ipcress est l’anagramme qui désigne l’ Induction of Psycho-Neuroses by Conditioned Reflex under strESS3. À qui sait l’écouter, la bande magnétique livre la preuve d’un complot visant à éliminer des scientifiques britanniques que Palmer parvient finalement à déjouer en s’insurgeant contre sa hiérarchie.

Tourné de manière subjective, le film embarque le spectateur à travers la myopie d’un espion privé de ses lunettes et soumis à une torture qui s’apparente à un cocktail détonnant à mi-chemin entre trip sous LSD et techniques de lavage de cerveau. Cette scène est le tournant du film : elle expose la manière dont un individu est capable de résister aux technologies de manipulation mentale les plus sophistiquées élaborées par une hiérarchie médiocre dénuée de scrupules. À la différence de Bond, Palmer parvient à ses fins sans l’aide de Q, sans avoir recours à des gadgets, et par la seule puissance de sa volonté.

On sait aujourd’hui que ces expérimentations ne sont pas des fictions imaginées par les cinéastes et les écrivains. Elles ont été réalisées au cours des années de guerre froide au sein d’une des divisions les plus secrètes de la CIA dont le nom était Projet MK-ULTRA. Avant d’être démantelé en 1973 sous l’administration Nixon, suite au scandale du Watergate, pendant presque vingt ans, ce département secret mis en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale a testé sur des individus, et le plus souvent à leur insu, des méthodes de manipulation psychique et d’altération de la personnalité, dont certaines à l’aide de psychotropes, et de LSD en particulier. Privations sensorielles, isolements, drogues, hallucinations, thérapies à base d’électrochocs comme celles menées par le Dr Donald Ewen Cameron autour du Psychic Driving,… des centaines d’expériences illégales et transgressives furent justifiées a posteriori par le directeur de la CIA, Allen Dulles. Selon lui, elles se justifiaient car elles formaient la réponse la plus adéquate aux lavages de cerveau élaborés de l’autre côté du mur par les régimes communistes4 (Dulles, 1953).

Néanmoins, au sortir des manifestations du Summer of Love, les agissements de MK-ULTRA, dont la quasi-totalité de ses archives a été détruite, deviennent de moins en moins secrets, et sont la cible de critiques justifiées. Les cinéastes attachés aux valeurs de la contre-culture s’emparent de ces problématiques dans leurs fictions et filment des scènes de torture et des plongées sous drogue relevant des formes psychotiques et autoritaires employées par les administrations des institutions au pouvoir. Parvenir à entrer dans la tête des citoyens pour les contraindre et leur soutirer des secrets semble une perspective enfin accessible, et elle fascine les réalisateurs d’Hollywood,…mais pas seulement.

Selon les témoignages de Furie et Deighton, la scène de torture d’Ipcress aurait été inspirée à Saltzman par les recherches menées par le designer Ken Isaac suite à la lecture d’un article publié dans le Life Magazine de Septembre 1962 sur son projet d’éducation immersive par les images. Appelée la Knowledge Box par Clay Gowran, un journaliste du Chicago Tribune, le dispositif spatial et audiovisuel de Isaac déclenchait une expérience d’environ cinq minutes au sein d’un espace à six faces d’un volume de 3.6 x 3.6 mètres, où un·e étudiant·e seul·e était littéralement bombardé·e d’images et de sons projetées sur les parois intérieures par vingt-quatre projecteurs de diapositives. Ces « unités d’information visuelle »5 composées de « couvertures du magazine Life, de cartes des diagrammes statistiques et d’extraits de textes, ainsi que des motifs lumineux colorés »6 et de « visages »7 furent associés à la diffusion d’une bande-son spécialement réalisée pour l’expérience. Tout devait amplifier les sensations du sujet soumis à l’expérience.

Pour Isaacs, sans doute naïf à cet égard, l’objectif de ces espaces consistait à transformer la conscience et à utiliser l’expérience du sujet placé au sein de la structure pour percer les « couches » superficielles qui, selon lui, l’empêchaient de percevoir le monde à un niveau plus profond. Il souhaitait ainsi stimuler une prise de conscience sociale grâce à un blitz d’image8. Soudainement, il fit part de son inquiétude de l’éventuel détournement de son projet que pourrait en faire le gouvernement. Dans une analyse de la Knowledge Box, le critique Alastair Gordon confirme ses craintes :

« Bien qu’il ait pu être conçu comme un instrument d’enseignement utopique, il comportait des zones sombres et dystopiques qui rendaient possible son potentiel comme arme de la Guerre Froide. Isaacs aurait été approché par la CIA qui a marqué de l’intérêt pour son projet, probablement en l’envisageant servir les opérations de MK-Ultra, pour leur programme de contrôle mental et autres opérations psychologiques effrayantes au cours desquelles les drogues hallucinogènes comme le LSD, les espace clos et de privation sensorielles ont été associés dans le but de procéder à des lavages de cerveau et afin de briser les agents ennemis.9»

Nous ne saurons sans doute jamais si le Projet MK Ultra utilisa la Knowledge Box, en revanche, le producteur de Bond, Saltzman, pensa avoir enfin trouvé avec elle son « psychorama » ou « Precon Process », ces stratégies commerciales made in Hollywood conçues spécifiquement pour transmettre des informations subliminales dans les cerveaux des spectateurs. Saltzman pensait avoir trouvé sa perle rare avec la Knowledge Box qu’il espérait parfaitement adaptée au contrôle mental10. Elle devait lui permettre de vérifier si des messages subliminaux pourraient intensifier l’intérêt des spectateurs pour ses films en améliorant leur réaction émotionnelle, et par conséquent augmenter ses recettes.

Pour en vérifier la portée, il décida d’en construire un exemplaire à Londres et de procéder à ses propres essais. On ne sait pas exactement sur quels critères scientifiques il les mesura, mais à leur issue, le résultat s’avéra peu concluant et il abandonna son projet. Cependant, il avait décelé une photogénie qu’il savait être d’une redoutable efficacité visuelle à l’écran. Salzman intégra une Knowledge Box au film de Furie quand il s’agit de soumettre Palmer à la torture. À la différence d’Orange Mécanique (1971) de Stanley Kubrick où Alex le psychopathe, globes oculaires grand ouverts, est à la merci du laboratoire Ludovico Techniques qui le contraint à ingérer des drogues, des images de violence en cascades et des symphonies de Beethoven, ce procédé visant à lui ôter tout libre-arbitre afin de le réhabiliter socialement et le transformer en chose docile, dans la Knowledge Box, Palmer résiste aux formes de torture auxquelles il est soumis.

Si Alex démontre de quelle manière les emprises mentales via des dispositifs multi-sensoriels entremêlant psychologie, neuroscience et cybernétique appliquées au conditionnement mental se sont stratégiquement développées dans les fictions de cinéma en parallèle des expérimentations menées sur des citoyens transformés en cobaye par les gouvernements, Palmer fait naître un espoir. Pour ceux et celles qui comme l’invincible Bond ne disposent pas des services de Q, pour les individus ordinaires, il est encore possible de résister aux manipulations perverses des systèmes de contrôle. Palmer préfigure ainsi la génération postérieure des citoyens-espions-lanceurs d’alerte.

Ce texte s’inscrit dans les recherches menées par Alexandra Midal sur l’espionnage. Avec Matthieu Orléan, (collaborateur artistique aux expositions pour la Cinémathèque française), ils conçoivent l’exposition Top Secret, espionnage et cinéma qui porte sur les imbrications entre cinéma, design et espionnage à La Cinémathèque Française, Paris, et à La Caixa en Espagne. Le catalogue Top Secret (ed. Flammarion) accompagnera l’exposition (parution en octobre 2022).

 

Notes

  1. Reyner Banham, « The Great Gizmo », Industrial Design, no 12, septembre 1965, p. 48-59 republié dans Mary Banham, Paul Barker, Sutherland Lyall, and Cedric Price, A Critic Writes., Los Angeles & Londres, University of California Press, 1996, p. 109.
  2. Jonathan Crary, “ Dr. Mabuse and Mr. Edison” Art and Film since 1945: Hall of Mirrors, Los Angeles, Monacelli, 1996, p. 277.
  3. Induction de psychonévroses par des réflexes conditionnés sous stress.
  4. Toutes les références à Dulles proviennent de Allen Dulles, « Brain Warfare » 1953, Boite 61, dossier 9, Allen Dulles Papers, Princeton University Library, Princeton, USA.
  5. Susan Snodgrass, Inside the Matrix: The Radical Designs of Ken Isaacs, (Version française), Sombre Torrents, 2020, p. 49.
  6. Ibid.
  7. Paul Welch, « The Knowledge Box », Life, vol 53, N°11, 14 Septembre 1962, p. 112.
  8. Voir Victor Margolin, The Politics of the Artificial: Essays on Design and Design Studies (Chicago & Londres: The University of Chicago Press, 2002), p. 60-77.
  9. Alastair Gordon, « Wall to Wall/ Futures Past/ Knowledge Box Reborn », The Wall Street Journal, Octobre 13, 2009: https://www.wsj.com/articles/BL-MAGBLOGB-4369 : « While it may have been conceived as an utopian teaching tool, there were dark, dystopian forces that saw its potential as a Cold War weapon. Isaacs was supposedly approached by the CIA who expressed interested in his box, presumably for covert operations like MK-Ultra, their mind-control program and other spooky « psyops » in which hallucinogenic drugs like LSD, enclosed space and sensory deprivation were combined for the purpose of brainwashing and breaking enemy agents. » Traduction de l’autrice.
  10. Voir l’excellent essai de Marcia Holmes Birkbeck. « Brainwashing the Cybernetic Spectator : The Ipcress File, 1960s Cinematic Spectacle and the Sciences of Mind », History of the Human Sciences 2017, Vol. 30 (3), p. 3–24.