Abstract
There’s nothing rhetorical about the question in the title of this article. Indeed, only a small minority of the HEAD – Genève’s Visual Arts graduates pursue a career as an artist, with exhibitions in galleries and public institutions. The overwhelming majority of them go for less delineated career paths; some even invent their own professions. In spring 2023, with the aim of better promoting and supporting the richness of their experience, the Visual Arts department invited a number of alumni to recount their trajectories. In their own way, these career paths give expression to the poetry and desire for autonomy the alumni cultivated during their studies. Here are a few extracts, including the stories of a theatre mask-maker, a film-director, and an ‘artist-gatherer’.
Text
Le métier d’artiste plasticien a considérablement évolué. Aujourd’hui, il est attendu qu’un·e diplômé·e en Arts visuels « sache engager sa pratique dans une perspective multidisciplinaire ; puisse collaborer avec ses pair·e·s et pratiquer le partage des compétences ; connaisse les différents réseaux propres à la monstration/diffusion de son travail aux niveaux local et international ; promeuve ses pratiques et compétences dans des milieux professionnels variés » (selon le « profil de compétence » inscrit dans le plan d’étude en Arts visuels commun aux écoles de la HEAD — Genève, de l’ECAL à Renens, et de l’EDHEA à Sierre). Ces quelques objectifs d’apprentissage montrent à quel point nous sommes loin désormais de l’image convenue de l’artiste qui créerait seul·e dans son atelier en attente d’une consécration passant par la diffusion de ses œuvres dans les musées ou sur le marché de l’art.
Les récits d’expérience reproduits dans ce dossier « À quoi une école d’art forme-t-elle ? » font suite à une journée d’étude consacrée à l’étonnante diversité des parcours des alumni·ae en Arts visuels. Ils entérinent le constat qu’une carrière dans les institutions de l’art contemporain n’est plus un graal pour beaucoup. Ils montrent aussi l’incroyable agilité qu’ont nos diplômé·e·x·s à créer leur propre éthos artistique et à générer leur propre écosystème de vie et de travail. Ils nourrissent nos réflexions sur l’évolution de nos enseignements encore trop largement tributaires de la tradition Beaux-Arts célébrant les individualités exceptionnelles. Et nous obligent à repenser notre pédagogie pour les préparer à embrasser ces configurations de parcours professionnels multiples et singulières, et favoriser un horizon épanouissant pour tout·e·s.
Charlotte Laubard
Responsable du Département Arts visuels
Nagi Gianni, performeur, chorégraphe, créateur de masques
« J’ai fait un Bachelor en Arts visuels à la HEAD – Genève entre 2011 et 2014, deux ans dans l’option Art / Action (ndlr. Interaction aujourd’hui) et une année dans l’option Information / Fiction. Dans la foulée j’ai entamé le Master en Cinéma ECAL/HEAD que j’ai quitté moins d’un an plus tard, puis un Master en art à l’ERG de Bruxelles en 2015-2016.
Pendant mes études, un commissaire d’exposition qui collaborait avec différents centres d’art en France m’a invité à exposer mon travail. C’est suite à cette première expérience professionnelle que j’ai commencé à développer des formes performatives, alors qu’auparavant je travaillais plutôt avec l’image, en filmant ou en photographiant des corps. J’ai entrevu les limites au niveau des conditions financières et de travail de ce type de pratiques en espaces d’art. Cherchant à mieux produire mes créations et à rémunérer mes collaborateur·ices j’ai commencé à approcher des théâtres qui disposent de budgets plus confortables et offrent du temps pour développer des projets. Le Théâtre de l’Usine avait publié un appel à projets destiné aux jeunes artistes genevois·es de différentes disciplines auquel j’ai répondu. En parallèle, j’ai été sélectionné pour la résidence 2018 du festival ImPulsTanz de Vienne, qui m’a apporté visibilité et légitimité dans le domaine de la scène. Les projets se sont enchaînés et j’ai pu rapidement travailler aussi avec le Théâtre de l’Arsenic à Lausanne.
À cette activité s’ajoute la création de masques pour la scène. Au départ, je fabriquais ces accessoires pour mon travail. Puis j’ai compris que je pouvais les mettre au service des productions d’autres chorégraphes et metteur·euses en scène. J’ai pu collaborer avec de nombreux artistes grâce à mon insertion dans le milieu du spectacle vivant. Cette pratique est devenue un signe distinctif, on me connaît comme le « créateur de masque ». Ces deux pôles complémentaires m’offrent un revenu stable. Je suis salarié en tant que directeur artistique de la compagnie Hyena que j’ai contribué à fonder.
J’ai acquis par moi-même les compétences techniques propres à mon domaine, mais mes études à la HEAD m’ont appris à défendre et valoriser mon point de vue singulier. Après un parcours scolaire classique, c’était la première fois que je pouvais échanger entre adultes, de pair à pair, avec les artistes de tous horizons qui interviennent à l’école. »
Constance Brosse, artiste, cinéaste, activiste
« J’ai obtenu mon diplôme Bachelor en Arts visuels à la HEAD – Genève en 2017, puis un Master en 2021. J’y travaille depuis deux ans en tant qu’assistante au Work.Master, un emploi qui comporte une charge mentale certaine, mais qui m’intéresse pour l’ouverture qu’il offre sur la pédagogie, car dans l’absolu, j’aimerais bien enseigner. Cette expérience permet aussi de comprendre certaines réticences que je ressentais quand j’étais étudiante. Je saisis mieux pourquoi certaines choses sont compliquées à mettre en place.
Pendant mes études j’ai fait toutes sortes d’autres activités qui n’avaient rien à voir avec ma formation, mais qui l’ont influencée. J’ai fait du secrétariat à la Cigüe, la coopérative pour le logement étudiant à Genève, et j’étais curatrice à l’espace d’art Zabriskie Point. Je suis aussi membre du Collectif Occasionnel qui travaille sur des questions liées au travail du sexe et à ses représentations. Nous avons organisé une exposition l’an dernier à Forde, une autre est en cours de préparation. Un des buts du collectif est de collaborer au maximum avec les associations communautaires et les personnes travailleur·euses du sexe.
Je me considère comme artiste, mais ma pratique a toujours varié entre ces engagements collectifs et une pratique personnelle qui navigue dans ce grand milieu de l’art sans s’inscrire dans une carrière artistique institutionnelle ou de galerie. Au départ, j’avais une pratique de photographie qui s’est orientée vers le film documentaire. Mes deux premiers films, qui parlent de thématiques féministes, ont été réalisés avec peu de moyens. Ce type de production ne se diffuse pas forcément dans des galeries. Comme j’ai réalisé ces films de manière autonome, je ne profite pas non plus d’un réseau de distribution. Je les montre par bouche à oreille. Cela pose des questions d’économie sur la manière dont je développe ces films. Le premier, je l’ai financé grâce aux économies réunies en travaillant, le second je l’ai monté quasiment sans frais.
La HEAD m’a donné un cadre, m’a fait profiter de son infrastructure, du matériel à disposition et évidemment des enseignant·es qui m’ont aidée sur tous mes projets. Cela dit, je ne me suis pas retrouvée dans ce à quoi la HEAD aspire à nous former. La pédagogie au Work.Master tourne autour de ce moment de l’exposition, notamment parce qu’elle est dirigée par des curateur·rices. Je n’ai pas eu accès durant mes études à des manières de penser l’art dans d’autres rapports avec les gens ou d’autres économies. Le travail en collectif, même s’il y était valorisé, était difficile à mettre en place. C’est davantage dans mes expériences militantes que j’en ai fait l’apprentissage. C’est là où l’on apprend à organiser des réunions, à s’écouter, à parler de budget. Le résultat, c’est que je n’ai pas passé énormément de temps à l’école : j’étais souvent engagée sur d’autres projets !
Je n’ai pas eu non plus accès à des cours techniques, pour apprendre à organiser un tournage ou recevoir des bases de prise de son par exemple. Il est dommage de ne pas avoir des accès facilités dans une institution où ces compétences existent. L’école y vient peu à peu, mais il faudrait davantage encourager la porosité et les échanges de savoirs car cela correspond aux pratiques actuelles.
En ce moment, je me concentre sur l’écriture d’un nouveau film documentaire et sur l’organisation d’une exposition à l’espace d’art Eeeeh! avec mon collectif en novembre. Concernant le film, je vais tenter de le faire produire professionnellement, ce qui implique d’entrer dans une autre économie et de me confronter aux codes de la production cinématographique, qui ne sont pas évidents à comprendre quand on vient des arts visuels.
Les questions de production et par extension, de financement, m’intéressent particulièrement, aussi par convictions politiques. J’ai écrit mon mémoire là-dessus, sur des questions de production, en les articulant à des questions féministes, antiracistes, et sur la position d’allié·ex. Idéalement, j’aimerais disposer de ma structure de production qui permette de trouver des fonds et inventer une économie qui naviguerait entre les arts visuels et le cinéma tout en encourageant les pratiques collectives, qui soutiendrait des pratiques filmiques plus modestes, qui sont souvent celles auxquelles on a accès en tant que jeune artiste. J’ai l’impression que l’école pourrait avoir un rôle à jouer plus important dans le soutien aux artistes qui sortent de l’école et qui ne s’intègrent pas directement dans les parcours d’artiste contemporain « classique » . Les nouvelles perspectives pédagogiques de la HEAD qui souhaitent intégrer plus d’interdisciplinarité au sein des arts visuels me semblent tout à fait intéressantes et nécessaires. »
Adrien Mesot, artiste-cueilleur
« J’ai fait mon Bachelor à la HEAD entre 2010 et 2013, dans l’option Art / Action, qui mettait l’accent sur la performance, tout en laissant la liberté de toucher à d’autres médiums. Je garde un excellent souvenir de mes études, même si les périodes de jury pouvaient être éprouvantes sur le plan émotionnel. Le système de l’atelier, où l’on travaille sur un projet personnel pendant un semestre chacun·e de son côté m’avait déstabilisé au premier abord. Quand on a 20 ans et qu’on débarque à l’école d’art, on peut avoir envie d’une structure plus guidée, ou plus collective.
Dans le même temps, je faisais la découverte des plantes sauvages, par le biais d’un cours de cueillette – extérieur à l’école – de reconnaissance et de cuisine de ces végétaux. Je me suis immédiatement passionné pour le sujet et j’ai su que j’allais développer un projet dans ce domaine. Dès la fin de la première année à la HEAD, j’ai intégré les plantes sauvages à mon travail, jusqu’à mon diplôme qui consistait en une balade urbaine à Genève. Le parcours était déterminé par la présence de certaines espèces comestibles.
Juste après l’école, j’ai fait une année de service civil dans une ferme biodynamique à Bex, dans le Chablais vaudois. J’y ai développé des connaissances en jardinage, en permaculture et en préparation de différentes décoctions à base de plantes. L’expérience m’a convaincu de me lancer dans une activité professionnelle liée aux plantes. Sous le titre d’artiste-cueilleur, j’ai commencé à sillonner les marchés, en particulier à Vevey, où je vendais des plats cuisinés aux plantes sauvages. Au-delà de l’aspect commercial, le marché a joué un important rôle de mise en relation avec les gens. J’en profitais pour parler des plantes et proposer des ateliers. J’y ai fait la connaissance d’autres artistes avec lesquels j’ai collaboré, en intégrant par exemple la dimension plantes sauvages dans leurs jardins. Depuis deux ans, nous avons repris l’exploitation du domaine Au Diable Vert à Bex avec ma compagne. Il s’agit d’un grand jardin ouvert au public où nous organisons souvent des ateliers. Des artistes y créent des sculptures.
Je m’étais éloigné du monde de l’art et celui-ci est revenu vers moi à travers ma pratique avec les plantes. Progressivement durant mes études, j’ai pris conscience que le fait d’exposer ou de faire des performances ne me correspondait pas. Je trouvais pénible de devoir trouver un lien conceptuel entre mes expérimentations, par exemple avec la lactofermentation, et le monde de l’art. Je voulais explorer des champs, des techniques, toucher concrètement à la matière. Le marché m’a fourni un meilleur cadre d’expression. L’école m’a donc montré ce que je ne voulais pas faire, mais elle m’a aussi donné confiance pour me lancer dans ma propre activité, en m’enseignant que toute forme d’action et de vie pouvait être valide. »