Where are our common dreams now?
An e-mail exchange between Katrin Kettenacker and Maria Lucia Cruz Correia
Abstract
In association with the far° Nyon, a group of students from the HEAD – Genève worked with the artist Maria Lucia Cruz Correia. At an interdisciplinary workshop during the Semaines de tous les possibles, they developed a collective project that will see the light of day at the next edition of far°, fabrique des arts vivants, from the 13th to 22nd August in Nyon. The students and the artist imagined a school for the future which develops a programme of thinking and doing linked to the notions of survival and common dreams within our dystopian present.
Text
In association with the far° Nyon, a group of students from the HEAD – Genève worked with the artist Maria Lucia Cruz Correia. At an interdisciplinary workshop during the Semaines de tous les possibles, they developed a collective project that will see the light of day at the next edition of far°, fabrique des arts vivants, from the 13th to 22nd August in Nyon. The students and the artist imagined a school for the future which develops a programme of thinking and doing linked to the notions of survival and common dreams within our dystopian present.
The working process and the execution of the project were shaken by the coronavirus pandemic and the health constraints pertaining to it. Katrin Kettenacker, the Visual Arts Department’s scientific deputy, talked with Maria Lucia Cruz Correia via email to discuss the roots of the exchange platform, the collaboration with students and the peculiar echo the pandemic finds in this project which floats between essential needs, desire for evasion and the creation of new foundations for life on Earth.
Titled Common Dreams: Moving Away Together, the collaborative project eventually found a foothold in a forest in Nyon (and on the banks of Lake Geneva). Over five days at far°, students will deploy, in a natural setting, a program including activities such as planting, singing, reading, eating, debating, snorkeling, contemplating and rebelling, with the aim of offering a space-time to explore our abilities to act, think and dream together.
Chère Lucia,
Pour débuter cette conversation épistolaire, je voudrais que nous parlions de ton travail, Common Dreams: Flotation school, en partant de son titre. Je me souviens que lorsque j’ai découvert le projet, ce titre en deux parties, composé de mots très usuels et aisément classables dans un registre « positif global » n’a pas spécialement retenu mon attention. Mais plus je connais ton travail, plus je perçois la dimension bien plus complexe de cette association de mots. Le rêve, qui dans la tradition psychanalytique relève fortement de l’intime, de l’idiosyncratique, devient ici commun. Un espace collectif. Et l’école, terme qui souvent renvoie au cadre, à la discipline et à un certain formatage, devient flottante… Comment t’est venu ce titre ? Peut-on le lire comme une sorte de programme ?
Chère Katrin,
Le titre est une réponse à Common Dreams: Floating Garden, un projet que j’ai réalisé en 2015, où j’ai conçu un pédalo-jardin rempli de plantes utilisées pour la phytoremédiation. En pédalant ensemble, nous pouvions imaginer une expérience de survie dans un cadre semi-apocalyptique où nous serions devenus « une communauté flottante », des réfugiés climatiques dans une masse d’eau, où il n’y aurait plus la notion de territoire ni de frontières. Nous ne saurions plus, pour ainsi dire, où se trouverait la Suisse ou le Portugal, nous dériverions simplement. Se mouvoir sur l’eau permet selon moi une forme d’effacement des frontières politiques territoriales pour repartir dans un corps commun : océans, rivières, lacs. Quand on est sur l’eau, on a tendance à s’écarter de la réalité, dans un phénomène d’évasion. Cette mise à l’écart offre de l’espace à une pensée plus honnête et plus humble. Je crois que ce sont les moments où nous sommes le plus proche de nous-mêmes, de notre intuition et de nos rêves. Et en donnant de la place aux rêves, nous faisons appel à la narration, à l’imaginaire et à l’espoir d’un futur possible. Tous les rêves ne sont pas des fantasmes d’un paradis perdu ! Quand il s’agit de survivre, nous sommes en lutte et nous devenons très individualistes. Mais quand nous rêvons, nous sommes solidaires les un·e·s des autres, parce que nous ne subissons pas la réalité.
L’idée de l’école flottante est donc apparue au cours des nombreuses conversations que j’ai eues, desquelles est ressorti le constat que nous ne savons plus comment survivre. Mais qui peut nous apprendre cela, confinés que nous sommes dans un monde donné, où nous avons à notre disposition des couteaux tranchants, des bateaux en caoutchouc, des prises électriques, des mixeurs de cuisine ? En revanche, ce que je pense que nous savons — parce que c’est comme inscrit dans la mémoire de notre corps — c’est comment vivre en symbiose et de manière fraternelle les un·e·s avec les autres. Au cours de ces discussions, nous nous sommes rendu compte que certain·e·s parmi nous étaient incapables de se procurer des vivres, certain·e·s disaient même préférer mourir que de devoir essayer. Alors comment échanger nos savoirs et nos connaissances, comment notre individualité peut-elle devenir une source d’éducation solidaire ? J’ai entendu récemment une interview de Bruno Latour et de Donna Haraway où elle mentionne un terme qui définit très bien ce que je veux dire : nous devons repenser une « éducation politique terrestre ». Nous devons repenser l’école, non pas en termes de discipline mais plutôt comme une forme de cohabitation et de compagnonnage avec d’autres espèces. Dans cette optique, donner de l’espace et de l’autonomie aux générations futures me semble être une façon plus utile d’aller de l’avant, de répondre au monde dans lequel nous vivons. Nous devons nous donner des moyens d’apprendre d’elles, car c’est ce dont le monde a besoin aujourd’hui.
Chère Lucia,
Être ensemble sur le même radeau, flotter, se laisser porter par le courant, créer une situation qui rend manifeste que nous n’avons pas le contrôle, mais qu’il faut apprendre à observer, comprendre et faire avec ce que l’on a. Coopérer, mutualiser les ressources et les compétences. Pas une lutte contre (les éléments, les autres…), mais une danse avec… L’école flottante offre une belle métaphore de ce que peut — devrait ? — être la pédagogie.
Common Dreams: Flotation school est, comme tu le décris, « une école autonome, qui propose des ateliers sur la survie, la durabilité, l’adaptation au changement climatique, la perte et le deuil des paysages ». C’est un projet évolutif et participatif. Un format sans forme prédéfinie. La première présentation de cette école a eu lieu en 2017, à Gand, sous forme d’un radeau sur lequel a été proposé un programme de rencontres et de discussions. Une autre version a eu lieu en 2019 à Mechelen, et la prochaine est prévue cet été au far° à Nyon, sous l’intitulé Common Dreams: Moving away together en collaboration avec la HEAD – Genève.
Suite à une proposition du far°, le travail sur ce projet s’est enclenché à la HEAD – Genève en février 2020, dans le cadre des « semaines de tous les possibles », qui proposent une grande diversité de workshops auxquels les étudiant·e·s de toute l’école peuvent s’inscrire selon leur intérêt. Un groupe de vingt étudiant·e·s des département Arts visuels, Architecture d’intérieur, Communication visuelle et Mode s’est formé pour participer à ton rêve commun. Comment avez-vous travaillé ?
Chère Katrin,
La façon dont vous posez les questions est très inspirante, je dois dire 🙂
Passer du temps ensemble génère un processus par lequel on apprend à se connaître, on échange, on essaie de s’accorder en tant qu’humains mais aussi avec les habitats naturels qui nous entourent. Le workshop est structuré comme une sorte de tentative d’alignement des quatre éléments, parfois introduits par un invité ou une invitée.
L’eau : nous sommes allés à la rencontre du lac Léman, un écosystème abritant une biodiversité d’espèces aquatiques.
L’air : Pierre Kunz, responsable de l’assainissement de l’air au Service de l’air, du bruit et des rayonnements non ionisants de l’Office cantonal de l’environnement de Genève, nous a présenté l’état de pollution de l’air.
La terre : nous avons échangé avec Paola Tosolini, professeure d’architecture et de matériaux durables à l’HEPIA Genève, sur les possibilités d’utiliser des matériaux de récupération en architecture.
Le feu : Nous avons reçu Mathilde Captyn, membre du comité des Verts genevois et responsable de la campagne de l’Initiative pour les glaciers, et Hannah Entwisle Chapuisat, co-fondatrice de displacement journeys, projet ayant pour objectif de stimuler les réponses artistiques au changement climatique.
L’engagement participatif des étudiant·e·s est plus qu’un acte d’imagination, c’est une expérience qui permet de dépasser les quêtes individuelles et d’aller vers une conscience partagée de l’adaptation collective. C’est aussi un processus qui consiste à réfléchir à comment nous pourrions vivre ensemble, comme une communauté d’étrangers et d’étrangères sur l’eau. Les étudiant·e·s sont emmené·e·s dans un espace de rêve imaginaire, un processus de narration pour imaginer comment survivre : trouver de la nourriture ou de l’eau, faire face à des espaces confinés en utilisant de nouvelles compétences. Mais quelles compétences ? Quelles sont les valeurs en jeu ? Un processus qui, bizarrement, s’est produit deux semaines avant le confinement… Il y a beaucoup de choses à retenir de nos conversations qui, espérons-le, ont déjà été utiles pendant la pandémie du Covid-19 que nous vivons actuellement.
La deuxième partie du workshop a été dédiée à la conception d’une école pour l’avenir. Imaginer ou comprendre nos capacités de survie, en proposant des alternatives comme une sorte de connaissance terrestre, qui remet radicalement en question le système et les schémas dans lesquels nous vivons aujourd’hui. Les étudiant·e·s ont ainsi conçu des alternatives pour inspirer, activer et soutenir une transition axée sur l’architecture et l’agriculture durables, les principes de l’écologie, l’activisme, l’aide sociale, la dépollution, l’économie locale, la sensibilisation à la survie et la reconnexion avec les habitats naturels. J’ai hâte d’expérimenter cet été au far° une école qui – étant donné les incertitudes liées à la pandémie – ne sera pas un radeau sur le lac. Les étudiant·e·s ont choisi de nommer le projet Common Dreams: Moving away together, comme une forme de mise en mouvement, de transition et de transformation. Leur approche est cohérente, en ce sens qu’elle affirme la nécessité d’avoir les pieds sur le sol. En effet, contrairement aux écoles précédentes, où nous dérivions sur l’eau, cette fois nous allons plutôt intervenir ensemble sur terre, pour construire les fondations de la nouveauté. Il s’agira d’une école nomade, qui se déplacera dans des zones abris, des lieux comme la forêt et les bords du lac. Ce sera une école plus douce, qui prendra soin du public. Dans cette école, nous chanterons, nous mangerons, nous ferons du snorkeling, nous lirons, nous planterons, nous contemplerons, nous débattrons, nous activerons, nous nous rebellerons et nous réparerons.
Chère Lucia,
Merci pour ces réponses super inspirantes. J’ai conscience que je te mets encore au travail, mais j’aimerais vraiment conclure cet échange sur la question du rôle des artistes dans le contexte global d’une urgence climatique, mais plus particulièrement dans la crise sanitaire mondiale que nous traversons. Le confinement du Covid-19 a posé de manière radicale la question : qu’est-ce qui nous est nécessaire ? De quoi avons-nous vraiment besoin ? Au niveau matériel, de la subsistance, mais également au niveau des fonctions, emplois et services. Et j’ai vraiment senti que pour beaucoup d’étudiant·e·s en art, cette question du sens et de l’utilité de notre rôle est forte. Pourrais-tu partager ta vision à ce sujet en évoquant rapidement certains de tes autres projets ? Je trouve qu’à partir de ton travail des voies très intéressantes s’ouvrent.
Chère Katrin,
Une façon possible de répondre à la situation actuelle est de tirer la leçon politique et cosmologique que ce virus nous apporte. Il s’agit de faire évoluer les morceaux de société auxquels nous avons accès dans notre entourage personnel, de profiter de la crise pour atterrir sur une terre plus habitable. J’ai tendance à penser : avons-nous besoin d’une pandémie pour nous apprendre ? Ce à quoi nous sommes (et étions déjà) confrontés est une tragédie planétaire, une tragédie très complexe qui est devenue une routine quotidienne dans nos foyers et nos abris. C’est accablant et inquiétant, surtout quand on voit des dirigeants fascistes gouverner par la peur, légaliser l’injustice et laisser croître la précarité parmi les gens, sans parler de la violation des droits humains. J’espère que cette expérience déclenchera également une transformation du système capitaliste vers un nouveau green deal, non pas en recréant la culture de la nature, mais en réinventant notre relation à la Terre en tant que terriens, et en prêtant attention à notre système immunitaire afin d’investir davantage dans les sciences, les soins et la santé.
Nous avons besoin d’une conscience cosmologique, de devenir autres, de prendre soin de la terre et protéger la nature… C’est une sagesse terrestre que j’ai apprise dans le cadre d’une recherche à long terme, avec le projet Voice of nature: the trial, que j’ai présenté au far° l’été dernier. J’ai fait se rencontrer pour ce projet une équipe d’artistes, de juristes et d’experts en justice réparatrice, pour repenser ensemble la justice environnementale, un concept mettant en lumière la nécessité ultime d’élaborer des droits de la nature dans la Constitution et de reconnaitre la notion d’écocide.
Je dirais que les étudiants en art devraient être à l’écoute des besoins, et quand je parle de besoins, je veux dire à l’écoute de leur intuition. Quel est le monde qu’ils veulent habiter ? À cet égard, ils devraient aborder le changement climatique en l’incluant dans leurs œuvres d’art, non pas comme un résultat, mais comme un mode de présentation, en reconsidérant les matériaux, les marchés, la mobilité et l’après-vie du projet. Le confinement nous a clairement montré qu’il est possible de ralentir les moyens de production et de distribution. Les étudiants en art d’aujourd’hui doivent et peuvent marquer l’Histoire, changer de cap, se positionner et activer leur voix comme un geste de transformation collective du système. En tant que designers, nous avons la capacité d’imaginer des alternatives. Nous avons appris à l’école tous les outils de marketing pour esthétiser le système capitaliste, alors pourquoi ne pas inventer des services qui n’existent pas encore pour créer d’autres manières de faire ? Comme par exemple dans Urban Action Clinic, un projet réalisé en 2015, en collaboration avec un scientifique, un activiste et une herboriste/artiste. Il s’agissait d’un prototype utopique de service public — que les villes pourraient offrir à leurs habitant·e·s — mettant à disposition une infrastructure scientifique permettant de visualiser les niveaux de pollution d’un quartier et de trouver des actions réparatrices (soit des solutions pour éliminer les produits chimiques toxiques et les métaux lourds de la pollution industrielle et automobile).
Nous sommes si bons pour imaginer, mais l’Histoire nous demande de devenir des activistes, de réinventer les textures sociétales, de concevoir des alternatives pour que nous ayons un avenir. Nous sommes les outils d’inspiration pour le grand tournant, en transformant la poétique en politique.
Étudiant·e·s qui participent à l’activation au far° Nyon : Abigaël Mackenzie, Aylin Balikci, Lucie Cellier, Zoé Gronchi, Laura Laigo, Morgane Roduit, Clara Rouge
Étudiant·e·s qui ont participé à l’élaboration du projet : Capucine Bricheux, Théo Dao, Plume Ducret, Victoria Gremaud, Gyeonghwan Hwang, Alice Kiener, Julie Kueng, Thomas Lopes, Laura Matsuzaki Olivia Porter, Jody Schnider, Romane Serez, Oxana Streit