Fred Sandback’s “Untitled (Sculptural Study, Six-Part Construction)”, c. 1977/2008 © 2016 Fred Sandback Archive Photo Credit: Cathy Carver, Courtesy of Glenstone Museum

Défiler le défilé

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Le substantif « défilé » désigne un lieu, un « passage étroit et encaissé », et une action, puisqu’on ne peut « traverser » ce lieu « qu’en file1». Ce singulier nouage d’une performance à une forme pourra sans doute expliquer la réversibilité selon laquelle une traversée en file puisse, à son tour, être retenue pour un défilé. Mais il faudra bien souligner la torsion qu’imprime cette seconde acception du terme à la première, puisque cette traversée contrainte matérialise son propre lieu et que la performance en ligne vaut, alors, pour sa forme. En suivant cette logique, on devra par conséquent avancer que le lieu propre de la traversée en file est une ligne ou une percée dans un espace, partout où elle est matérialisée par sa performance. Dans cette abstraction du lieu matériel au profit de la seule action qui le formalise, le défilé, comme simple performance, comme forme produite par ce qui défile, s’ouvre à d’autres passages que ceux, spatiaux, relatifs à l’exiguïté d’un lieu. Dans ce report, le problème du défilement se déplace, il relève moins de l’espace que du temps.

 

Le verbe « défiler » peut qualifier, quant à lui, une autre action. Si l’on retient son sens le plus ancien, il s’applique aux « tissus », que l’on défile, pour les « défaire fil à fil2». Le fil est un matériau avec lequel on peut tirer des lignes, pour pêcher, pour faire l’aplomb, construire des murs et des parois ou pour délimiter une propriété et des enclos. Nous avons tôt appris qu’en le défilant, un fil pouvait devenir un guide précieux permettant de retrouver son chemin dans des espaces labyrinthiques où l’on se perdrait, sinon, à jamais. Mais les fils, entrecroisés, dessinent aussi les trames qui tissent des vêtements. La ruse de Pénélope, qui fait le jour et défait la nuit le linceul de Laërte, nous conduirait cependant sur une fausse piste, où l’on croiserait en chemin la métaphore d’un « fil du temps », par elle mis en suspens, en attente dans cette combinaison du filage et du défilage qui lui permet de retarder sans cesse le retour d’Ulysse, son époux. Car le temps de ce qui défile, avec un défilé, est singulièrement construit.

 

Quel fil tire un défilé et quelle empreinte prend-il du temps ? Au prix d’une analogie entre ce qui s’écoule et ce qui file, on peut accorder une réponse formelle à cette question : un défilé marque le temps présent de son écoulement par son rythme, sa cadence, sa vitesse. Mais il faut étendre les termes de cette affirmation, car cette temporalité s’inscrit aussi dans la répétition propre à toute forme de rituel. Depuis ce plan rythmique étendu, le défilé, comme objet qui redouble l’écoulement du temps présent, marque aussi son passage. Les fonctions d’un défilé militaire ou celles d’un défilé de mode ne sont pas réductibles à ces modalités formelles, et l’action de défiler obéit aussi à des objectifs de manifestation et/ou de monstration différents. Il y a dans l’acte de défiler comme dans toute manifestation quelque chose d’affirmatif et, potentiellement, de démonstratif. Mais ce plan de l’action et de la représentation est pris, à son tour, dans le passage du temps : la revue des effectifs militaires est celle de la puissance d’une nation dans un temps qui se veut immuable, quand la marche des mannequins sur leurs podiums affirme le passage d’un temps quant à lui saisonnier et éphémère. Si le défilé ponctue et marque le temps autant qu’il scande son passage, et si il s’agit, pour lui, de défiler le temps, c’est-à-dire de défaire et de refaire sa trame par ses rythmes et ses cycles, il lui revient encore de produire une image du temps.

 

Le filage, terme emprunté au théâtre qui désigne la répétition d’une représentation dans sa totalité et sans interruption, s’applique en pratique à ce que chacun des éléments qui composent un ensemble soit ajusté pour assurer sa cohérence. Lorsqu’elle s’applique au défilé, cette pratique veille à l’enchaînement des mouvements et à la répartition des corps et/ou des objets dans l’espace afin que leur synchronisation soit la plus grande, pour les inscrire dans une chronologie qui leur permette de former une communauté. La synchronisation est la condition nécessaire à la transformation d’une file en une ligne, dont les points, pour un défilé, sont répartis régulièrement dans l’espace par des corps et/ou des objets en rythme au son d’une musique, qu’elle soit produite par une fanfare ou par un DJ. Elle est primordiale dans la formalisation de tout défilé, puisqu’elle accomplit la production de son espace propre par une performance.

Christophe Kihm (HEAD – Genève, HES-SO)

 

Notes

  1. Défilé. 1994. TLFi. http://atilf.atilf.fr/tlfi.htm
  2. Défiler. 1994. TLFi. http://atilf.atilf.fr/tlfi.htm