"Carnet de note" et "système", croquis de Bords Perdus (Laurent Monnet), tirés d'Exercices d'observation de Nicolas Nova, Premier Parallèle, 2022

Observation exercises

Interview with Nicolas Nova

A teacher and researcher at HEAD – Genève, Nicolas Nova recently published the book Exercices d’observation, which invites us to train our attention skills. Composed of short texts, it is illustrated by sketches which are themselves ways of noting, classifying and ultimately thinking about the world and its small details. Nova sat down with Julie Enckell Julliard to talk about observation, a practice common to anthropologists and artists, which the reader is enjoined to cultivate and nurture in its different modes.

Exercices d’observation est un petit ouvrage que l’on glisse dans sa poche comme on le ferait d’un carnet et d’un crayon. Un recueil d’exercices ou d’incitations à ouvrir grands ses yeux et ses oreilles, à mobiliser son corps tout entier pour porter attention à ce qui nous entoure : gestes quotidiens devenus invisibles, langage argotique ou tournures de phrases, nouveaux bruits, déchets, etc. L’anthropologue se place à notre niveau, au ras du sol, sur le seuil ou dans les marges, pour récolter ces signes que l’on ne regarde plus. Des signes comme les pièces d’un puzzle ou la matière première d’un autre tableau de la société. À la lecture de chacun des textes courts, les lecteur·ices verront ainsi des images surgir sous leurs yeux et penseront peut-être à la scène d’un film de Jacques Tati ou à un poème de Francis Ponge. Car, bien que l’anthropologue ne se place pas ici en créateur, son attention aux choses du quotidien possède bien sa part de poésie. Et partage avec les artistes cette aptitude à s’imprégner de tous les soubresauts de la vie, aussi infimes soient-ils.

“Liste de questions”, croquis de Bords Perdus pour Exercices d’observation

 

Julie Enckell Julliard : Tu as publié aux éditions Premier Parallèle, un ouvrage intitulé Exercices d’observation, que j’ai trouvé passionnant. Au fil des références, tu cites des scientifiques, des anthropologues et des sociologues notamment, mais aussi des artistes, des écrivain·es, des plasticien·nes… L’exercice d’observation serait-il le point d’articulation où se rejoignent les pratiques de recherche et de création ?

Nicolas Nova : D’un point de vue personnel, cela n’a pas été une surprise. J’ai moi-même un parcours entre les sciences naturelles, avec les sciences de la vie et de la terre, la biologie, la géologie, et les sciences sociales, avec l’anthropologie et la sociologie. Lors de mes études, puis dans les lieux où j’ai enseigné, école d’ingénieur, université, ou école d’art et de design, j’ai pu travailler sur ce constat et explorer les similitudes ou les différences dans les manières d’observer les êtres et les choses. Par ailleurs, j’ai grandi dans un milieu culturel qui m’a permis de lire dès l’adolescence des écritures liées à l’observation, Georges Perec ou Annie Ernaux par exemple. Le bagage personnel a construit une forme d’intuition par rapport au monde, tandis que la réflexivité provient du travail sur ces questions, confronté à l’optique des collègues et des étudiant·es. À travers cet ouvrage, j’ai voulu redonner de la cohérence à tout cela.

J.E.J. : Qu’est-ce qui différencie une observation ; son point de vue, ce que l’on en fait ?

N.N. : Il y a plusieurs nuances, déjà au niveau de ce que l’on regarde ; êtres vivants, choses, paysages… Ensuite, les questions de l’échelle et de l’éthique, entre autres, nous positionnent dans le rapport avec ce à quoi nous prêtons attention. Il y a bien sûr un double mouvement dans la manière de faire, selon que l’on soit artiste ou, disons, anthropologue. Malgré la proximité dans la façon de diriger ses sens, le cadrage et la méthode changent, eux, drastiquement. L’idéologie pour les ingénieur·es sera sans doute plus utilitariste, tandis que les artistes seront plus ouvert·es à la surprise par exemple. Comme la question le suggère, il y a aussi l’intention générale, l’objectif : observer pour décrire, comme dans les sciences naturelles ou sociales, ou alors pour transformer, pour intervenir sur le monde, l’interroger, le renouveler, etc. Mon livre cherche à répertorier les activités cognitives communes à ceux et celles qui s’emploient à observer, dont c’est la pratique. En cela, il se positionne clairement au-delà du manuel. Sans pratique, il ne peut pas y avoir de production de connaissance. Ce n’est pas simplement en lisant un livre que l’on apprend.

“Carte”, croquis de Bords Perdus pour Exercices d’observation

 

J.E.J. : C’est surtout en engageant l’activité que l’on enclenche le processus d’apprentissage.

N.N. : L’observation s’incarne dans nos sens, dans notre façon de collecter la matière, ou de la produire. C’est à ce niveau que se situe le commun, et donc le pertinent, pour les designers, les artistes, les ingénieur·es, les anthropologues ou encore les gens qui font de la poésie expérimentale.

J.E.J. : Tu cites Francis Ponge au début du livre, « les choses les plus épaisses ne s’abordent pas sans subir quelque amenuisement ». Quelles sont ces « choses épaisses » ?

N.N. : Chez Ponge, il s’agit de l’épaisseur matérielle des choses du quotidien : un pain, un caillou, un savon… J’ai mis cette citation en début de livre pour montrer que des objets extrêmement simples sont en fait remplis de nuances, celles-là mêmes qui font l’épaisseur en question. Le terme « amenuisement » indique que, pour les aborder, il faut d’abord un point de vue, un angle, une façon de diriger ses sens. Découper en tranches pour décrire permet de recomposer progressivement l’objet jusqu’à rendre compte de sa complexité.

J.E.J. : Ça me fait penser à Annie Ernaux quand elle parle de « l’hallucination du détail » dans l’écriture, d’une dilatation à partir d’un détail constitutif d’un événement.

N.N. : Exactement. D’où l’idée que chaque exercice est un petit processus d’amenuisement. En les réalisant conjointement, on retrouve l’épaisseur des choses, des êtres, des phénomènes, des situations…

“Vue éclatée”, croquis de Bords Perdus pour Exercices d’observation

 

J.E.J. : C’est comme une porte d’entrée. Tu invites à observer et à produire de la pensée, mais à partir de presque rien. Dans ton rôle de pédagogue, comment fais-tu le lien entre ce côté prescriptif et ton enseignement ?

N.N. : Il faut voir le côté prescriptif comme une série d’invitations. J’encourage chacun à se recomposer, à produire ses propres manières de faire. Le livre est un « ouvroir de littérature potentielle », selon l’expression de l’Oulipo. Pour un ouvrage si court, sa bibliographie est gigantesque. Il s’agit d’aller voir chez les autres et de construire sa pratique à partir de là. Cela dit, le livre vient des enseignements que je donne, des activités que je fais faire aux étudiant·es ; aller se balader dans un quartier de Genève, noter le nom des réseaux wifi, identifier un objet puis le prendre en photo de façon répétée… Je me les suis d’abord donnés à moi-même d’ailleurs, ces exercices. J’ai été mon premier cobaye en somme. Je pars du principe qu’observer ne nécessite pas forcément grand-chose. Rien ne vaut un appareillage minimal pour commencer ; ça permet de développer ses capacités observationnelles.

J.E.J. : Tu développes des recherches autour de l’usage des smartphones. Est-ce que tes exercices sont applicables à l’attention flottante que l’on peut avoir en scrollant par exemple ? Est-ce que tu considères, et peut-être enseignes, l’observation à travers les outils numériques, comme une façon d’être moins passif face à eux ?

N.N. : Je n’oppose pas les différentes dimensions. On peut tout à fait observer avec les outils numériques, que ce soit avec une attention approfondie ou flottante. En revanche, cela requiert un certain nombre de réflexes ou de modalités attentionnelles ; savoir prendre le temps, avoir conscience des changements constants du point de vue lors d’une observation flottante. Il faut savoir mobiliser plusieurs régimes attentionnels, et être conscient de celui que l’on utilise, d’où l’intérêt de commencer avec un appareillage léger, simple. Plus tard, on peut introduire différents objets technologiques, voire observer les mondes en lignes, du jeu vidéo aux échanges sur les réseaux sociaux, mais il faut avant tout maîtriser cette base-là. Ce sont des choses qui se réapprennent, à une époque marquée par la multitude des sollicitations et la crise de l’attention qui en résulte.

J.E.J. : J’ai trouvé intéressant que tu parles de Tim Ingold et de la notion de l’anthropologue apprenant. Tu dis que tu apprends beaucoup de tes étudiant·es ; est-ce que tu observes leurs gestes, leur manière de prendre des notes ? Est-ce que toi-même tu prends des notes quand tu es en leur présence ?

N.N. : Quand on cultive ses capacités attentionnelles, on ne peut pas s’empêcher d’observer tous les contextes du quotidien, quitte à s’attirer les critiques. Évidemment, je m’intéresse à leur façon de prendre des notes et de s’exprimer, aux objets qu’il y a dans leur sac… L’intérêt d’enseigner en école d’art, c’est aussi d’être en contact avec les jeunes générations, de voir comment le monde évolue.

“Typologie”, croquis de Bords Perdus pour Exercices d’observation

 

J.E.J. : À la fin du livre, tu parles de l’équilibre qu’il faut trouver entre l’approche immersive et le détachement. Est-ce que ce regard peut se perdre ? Est-il devenu constitutif de ta manière de vivre au quotidien ou est-ce que, parfois, tu oublies d’observer ?

N.N. : Parfois on oublie, bien sûr, ou on n’a plus envie. Selon Philippe Descola, beaucoup d’anthropologues ont en commun le sentiment de n’être nulle part chez eux ou elles. Il y a assurément cette impression de ne jamais appartenir totalement à la culture que l’on visite, et par culture j’entends aussi bien un magasin de réparation de smartphones qu’une école d’art et de design ou une salle de jeux vidéo à Tokyo.

J.E.J. : Tu parles beaucoup d’errance opérante, de flânerie. En fait, il n’y a pas de hiérarchie, pas de méthode qui l’emporterait sur une autre. C’est assez proche de la pleine conscience, de l’écoute que l’on peut avoir par rapport à soi-même et l’attention que l’on porte à l’instant T.

N.N. : Il y a un rapport au temps particulier en effet. C’est toutefois une démarche qu’il ne faut pas magnifier. On peut aussi remarquer des choses dans des situations d’urgence, dans des moments de choc, de chaos.

J.E.J. : La question du rythme est intéressante. L’attention n’est pas forcément qu’un temps mort, à l’arrêt. Tu montres que les outils, si low-fi soient-ils, permettent de noter très vite, d’être dans l’esquisse, dans la captation du présent, dans l’impression.

N.N. : Tout à fait. Comme le disait Henri Michaux, « un passant naïf peut parfois mettre le doigt sur le centre ». Il faut aussi respecter les formes de spontanéité.

 

Nicolas Nova, Exercices d’observation. Dans les pas des anthropologues, des écrivains, des designers et des artistes du quotidien, Paris, Premier Parallèle, série « la vie des choses », collection Carnets Parallèles, 2022