Capture d'écran de "Blow Up" de Michelangelo Antonioni, 111', Royaume-Uni, Italie, 1966

Incarnation of spectres

Interview with Clélia Zernik on ghosts in cinema

The seventh art is ‘the art of ghosts’, as Jacques Derrida once said. This is what Clélia Zernik, professor of aesthetics at the Paris Beaux-Arts, demonstrates in her brilliant essay L’attrait du fantôme (2019), co-written with Erik Zernik. According to Zernik, we need both the spectre and the spectral, because they shed fundamental light on the co-presence of the visible and the invisible. Organised this spring for first-year cinema students at the HEAD – Genève, Zernik’s workshop lifted the veil on the phantomality of the seventh art, exploring not only how spectres appear on screen, but also how the moving image – even more than photography’s still image – is ontologically ghostly. Here’s the interview.

Mariama Balde : Les étudiant·exs de la HEAD croient-iels aux fantômes ?

Clélia Zernik : C’est la première question que je leur aie posée ! Et ils ont tous et toutes donné des réponses très fines. Par exemple, une étudiante a mentionné l’importance de la présence des ancêtres dans le quotidien de sa famille, du soin qui leurs est porté. Je crois que l’enjeu autour des fantômes n’est pas tant de savoir s’ils existent, mais de comprendre en quoi croire en leur présence nous est nécessaire.

M.B. : Pouvez-vous nous décrire comment s’est organisé le workshop ?

C.Z. : Pendant trois jours, on a abordé des questions esthétiques, de représentations et d’histoire de la représentation des fantômes au cinéma. En amont, il y a d’abord eu une période de mise au point avec Delphine Jeanneret et Maryam Goormaghtigh, qui sont à l’origine de ma venue, pour discuter des films qui nous semblaient les plus pertinents à découvrir ou à redécouvrir. C’était un challenge, parce que si on prend en compte le moment où il a été fabriqué, le film de fantômes peut très vite tomber à plat. Par exemple, Les Autres d’Alejandro Amenábar n’a pas du tout plu aux élèves. Ils ont trouvé les ficelles trop grossières. À contrario, ils ont adoré The Host de Bong Joon-ho qu’on a fini par visionner en entier.

Capture d’écran de The Host de Bong Joon-ho, 120′, Corée du Sud, 2006

 

C.Z. : En faisant le bilan ensemble, on a constaté qu’une dérive d’intérêt des étudiant·exs s’était opérée du genre vers des propositions plus expérimentales. Je pense aux films d’Apichatpong Weerasethakul et Kenji Mizoguchi.  Pour eux, ces cinéastes semblaient traiter davantage la question du fantôme dans son volet technique, comme si le fantôme avait besoin d’un dispositif subtil pour faire totalement son effet.

M.B. : Votre ouvrage « L’attrait du fantôme » s’attache à plusieurs films issus de la cinématographie japonaise. Est-ce parce que ce corpus de films propose des spectres d’un autre genre, et qu’ils vous ont intéressé ?

C.Z. : Le cinéma d’Yasujirō Ozu a été le point de départ de mon intérêt pour l’esthétique japonaise au sens large. Les spectres chez Ozu sont certes loin d’être omniprésents, cependant ils jouent un rôle clé dans les leviers de sa narration. Il raconte en somme toujours l’histoire d’une famille qui se recompose à la suite d’un mariage, du décès d’un parent, ou encore d’un déménagement, avec au centre, un fantôme qui brille par son absence. L’absent manipule cette espèce de rubik’s cube filial qui est chamboulé par des séparations et des départs. Puis, il y a chez Ozu une très grande présence de la mort en lien avec la guerre et ses victimes. En 1943, il a été mobilisé pour tourner un film de propagande à Singapour en plein conflit. Même si je crois qu’il n’a pas réalisé grand-chose, cette expérience l’a beaucoup marqué.

M.B. : Et puis il est né le jour de sa mort…

C.Z. : Absolument ! Comme dans ses films, on est en présence d’une réversibilité frappante du monde des vivants et du monde des morts.

M.B. : Quelles sont les distinctions principales que vous voyez entre la tradition orientale et occidentale de fabrication esthétique des spectres ?

C.Z. : L’enjeu de la représentation du corps sans corps à l’écran est passionnant. Il y a donc un champ très large de représentation du fantôme dans les deux traditions. Déjà avant l’invention du cinéma, la tradition occidentale a privilégié un fantôme caché, un corps qu’on peut assimiler à une chose à la fois affirmée et niée. Je pense évidemment au corps recouvert d’un drap blanc, mais aussi au brouillard de John Carpenter qui est une sorte de nappe superposée au réel. Alors que dans la tradition orientale, on retrouve plutôt des corps déformés, avec des excroissances. Dans les deux cas de figure, la démarche est complètement paradoxale puisqu’au lieu de gommer une présence, on l’amplifie.

Capture d’écran de Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa, 127′, Japon, 2015

 

M.B. : Vous consacrez plusieurs pages à Vers l’autre rive de Kiyoshi Kurosawa. Pour le coup, nous ne sommes pas en présence d’un fantôme au corps difforme et qui peut effrayer. Un homme décédé à l’allure ordinaire rend visite à sa femme pour un dernier voyage…

C.Z. : En effet, Kurosawa inverse visuellement les rôles du mort et du vivant puisque la femme a le visage complètement blafard, alors que le mari décédé est joufflu, qu’il sourit tout le temps. Le réalisateur va plus loin ! Si on s’attache à analyser les couleurs utilisées dans les cadres, j’ai remarqué une complémentarité incroyable qui, à mon sens, souligne parfaitement la coprésence du visible et de l’invisible. Par exemple, on remarquera dans l’une des séquences du film que la femme est habillée en vert et bleu et l’homme en orange et rouge. C’est Buffon qui décrivait que si on regarde suffisamment longtemps une tache rouge et qu’on déporte le regard sur une feuille blanche, une teinte verte apparaît. C’est la preuve qu’ensemble les deux personnages font système, comme si le monde des vivants supposait comme complémentaire un monde des morts, ou du moins, un passé qui imprègne le présent.

M.B. : Quelles typologies de personnages ont la capacité de voir les fantômes ?

C.Z. : Je les identifie à la typologie des êtres qu’on peut appeler du « seuil ». Ceux qui naviguent dans la zone intermédiaire entre l’être et le non-être, comme les endeuillés, les enfants et les animaux. Ces personnages sont souvent associés à cet accès facilité aux fantômes. L’animal, par exemple, apporte son regard muet sur le réel en doublant le monde de sa propre perspective de façon à la fois mystérieuse et anonyme. Cependant, je pense que le cinéphile est l’être de la transition par excellence, car il passe sa vie à moitié dehors, à moitié dans sa salle de cinéma. Il croit aux fantômes parce qu’il leurs consacre une grande partie de son temps. C’est une sorte de rêveur éveillé qui se nourrit des fictions des autres.

M.B. : D’après vous, le cinéma aide à croire aux fantômes…

C.Z. : Oui, je pense que le cinéma crée une pédagogie du fantôme. Du moment où il se matérialise sur la toile blanche de l’écran, on croit en sa présence.

M.B. : J’ai été particulièrement intéressée par les conséquences esthétiques sur la fabrique de spectres qu’ont engendrés les bombardements des villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Dans votre ouvrage, vous évoquez ces corps effrayants et atomisés produits par les cinéastes après la deuxième guerre mondiale. Je pense à Kaïro de Kiyoshi Kurosawa notamment.

C.Z. : Oui, ces corps nous renvoient au temps de grandes catastrophes. Si j’extrapole, je dirais que les différentes catastrophes comme celles plus récentes de l’accident nucléaire de Fukushima, ou la pandémie de COVID 19, poussent les créateur·ices à réfléchir à une pédagogie de l’invisible, à l’idée de vivre avec les morts. Quand on se rend à Hiroshima, on ne voit rien ou presque de ce qui s’est produit. On est face à une ville reconstruite, très moderne… Mais est-ce à dire que ce passé a été gommé ? Dans Kaïro, on se rend compte que plus il y a de fantômes, plus la catastrophe est présente. À la manière d’une bombe atomique, ses personnages disparaissent en une simple tâche de poussière. C’est un film de fin du monde, dans lequel les personnages sont happés certes par l’Internet mais avant tout par la mort.

Capture d’écran de Kaïro de Kiyoshi Kurosawa, 118′, Japon, 2001

 

M.B. : Vous évoquez internet. La prolifération de simulacres de soi et des autres à travers nos supports technologiques démultiplient les possibles créations de fantômes. Vous citez Kiyoshi Kurosawa qui dit : « Toute technologie est créatrice de fantômes et laisse proliférer ces figures de l’absence dans nos vies ».  

C.Z. : Sa phrase est très juste en cela que la technologie offre des fantômes à la place du réel. Roland Barthes a énoncé cette « capture » que la photographie et le cinéma permettent. Il dit : « Je me laisse prendre en photo ». Il parle en réalité de la création de son propre spectre. À cet égard, Blow up de Michelangelo Antonioni est très intéressant, car nous sommes en présence d’un photographe chasseur d’images qui fait ses clichés sans consentement.

Capture d’écran de Blow Up de Michelangelo Antonioni, 111′, Royaume-Uni, Italie, 1966

 

M.B. : Vous expliquez très bien le parcours du personnage de Thomas dans Blow Up qui finit par se surprendre à être sous l’emprise de ses sujets photographiques, notamment féminins…

C.Z. : Oui, il n’est pas simplement le séducteur-collectionneur-chasseur. Il est épris et déprend ses objets de désir, car les femmes peuvent le tromper, le piéger, et surtout, il se rend compte que le visible qu’il croit maîtriser peut lui échapper. À la toute fin du film, la caméra en surplomb s’éloigne de lui. S’agit-il d’un regard divin qui lui apprend qu’il fait partie de quelque chose qui le dépasse ? Ou plutôt du regard d’Antonioni qui en grand démiurge retrouve sa capacité à faire vaciller les certitudes de ce photographe très sûr de lui et collectionneur.

M.B. : À vous entendre les films de fantômes et les images fantômes au cinéma ont encore de beaux jours devant eux…

C.Z. : Oui je le pense. Tout comme le cinéma, le spectre mobilise nos croyances en une présence diffuse ou plus concrète. De l’envisager n’est pas très confortable, précisément parce que nous ne sommes pas les maîtres de la nature et de nos arbres généalogiques. Le cinéma restera une technologie fantomatique tant que nous en aurons conscience.