Abstract
For his painting, French artist Nicolas Chardon uses excessively limited means: simple geometric forms, preferably a square; sometimes a tautological expression such as “abstract painting”; white and black as dominant colours. Yet his work is far from dogmatic, his brush following faithfully the movements of his grid-like fabrics, which he distorts as he stretches them onto the frame. What is well- or badly-done thus merge in a dance that combines Malevich’s quest for the absolute with the materialism of the truncated object. In this interview, Chardon discusses his approach as an artist and as a teacher at the HEAD – Genève’s Representation option.
Text
Sylvain Menétrey : Le premier geste crucial que tu fais lorsque tu te lances dans une nouvelle peinture, c’est de tendre un textile à carreaux sur un châssis qui va te servir de grille déformée. Puisque ces tissus à motifs ne sont pas neutres, comment les choisis-tu ?
Nicolas Chardon : Je ne choisis pas les tissus par goût, mais pour la grille présente à leur surface. Après 25 ans de pratique, j’ai néanmoins pu remarquer que certains d’entre eux fonctionnent mieux que d’autres pour ce que j’aime peindre, surtout par rapport au dessin du motif, à la largeur des lignes, ou à la couleur. Un vichy rose demeure plus vibrant, y compris sous les couches de blanc, qu’un vichy jaune par exemple. C’est des choses que j’ai apprises à devancer avec le temps.
S.M. : Comment es-tu arrivé à cette décision ?
N.C. : J’ai étudié aux Beaux-Arts de Paris dans l’atelier de Claude Viallat dans les années 1990. J’étais très influencé par la peinture américaine abstraite du moment, par des artistes comme David Reed ou Jonathan Lasker, qui avaient une manière quasiment syntaxique d’appréhender la peinture. Vers la fin de mon cursus, j’étais en crise avec mon travail, je tournais en rond dans un exercice de style un peu vain si bien qu’une fois mon diplôme obtenu, en 1997, je ne savais plus quoi faire. J’étais dans une impasse. À cette époque, je suis allé voir un spectacle de danse de Merce Cunningham à l’Opéra Garnier, intitulé Scenario. Composé un peu comme une rétrospective reprenant toutes ses pièces depuis les années 1950, ce spectacle avait notamment la particularité d’utiliser des costumes de Rei Kawakubo, la styliste de Comme des Garçons. Il s’agissait de justaucorps avec des motifs rayés ou vichy surdimensionnés. Rembourrés, augmentés de boursouflures, ces tenues donnaient un aspect pataud et malaisé à la gestuelle moderne classique que l’on connaît des créations de Cunningham. Ces ajouts déformaient d’ailleurs aussi les motifs de la grille, qui, bien que maladroite, m’était apparue concrète, réelle, comme activée par la danse, par la tension entre contraintes et liberté. J’ai alors eu le pressentiment qu’en tendant une grille sur un châssis, celle-ci allait subir un mouvement particulier qui serait propre à la toile qui en découlerait et m’offrir une ouverture dans mon travail.
Le soir même, de retour chez moi, j’ai découpé dans le dos d’une chemise à carreaux une surface suffisante pour faire un tableau. J’ai réalisé comme ça plusieurs petites toiles d’environ 30 par 30 centimètres, qui ont marqué le début d’un travail que je continue à ce jour.
S.M. : Tes peintures donnent en effet l’impression de grilles qui dansent.
N.C. : C’est un travail qui s’inscrit dans une analyse des constituants d’un tableau, qui s’intéresse à des questions radicalement picturales. Mais pour autant, j’ai dû passer par la danse et la mode pour sortir de certains schémas d’analyse du tableau.
S.M. : Comment prépares-tu tes toiles ?
N.C. : Il s’agit presque toujours d’une toile 100% coton. L’épaisseur varie. Pour les grandes toiles, j’utilise des tissus d’ameublement, plus épais que ceux d’habillement. Je n’ai jamais utilisé de tissu stretch car je veux rester au plus proche des matériaux communs du peintre. Depuis 2003, pour une question technique liée à la conservation, je tends deux fois mes toiles : d’abord une toile à peindre traditionnelle puis celle à carreaux. Ensuite j’enduis le tout. La toile à carreaux est donc marouflée sur une première toile, qui assure un maximum de stabilité.
S.M. : Ce sont déjà des tableaux à ce stade. Pourquoi peindre ?
N.C. : L’ensemble de gestes permet la fabrication d’un objet – au niveau du châssis, du format, de la toile à carreaux quand je la tends – qui peut déjà être considéré comme un tableau, en effet. Dans un deuxième temps, en peignant dessus, je reprends là où un certain formalisme aurait pu m’arrêter. La peinture que je commence vient après le tableau. C’est un après-coup, un moment dégagé de la construction du tableau en tant qu’objet. Une prolongation.
S.M. : La rencontre de deux œuvres ?
N.C. : Il y a deux espaces, celui en trois dimensions de l’objet, et celui dans le plan de la peinture.
S.M. : Les tranches laissent deviner le premier stade de l’objet.
N.C. : Oui, j’ai l’habitude de dire qu’elles sont doublement cadre car, d’une part, elles sont très visibles, très contrastantes en fonction de la couleur du tissu et, de l’autre, on y voit les amorces des lignes qui vont traverser la surface du tableau. Il y a donc une double fonction. Au lieu de m’arrêter à ce qui aurait pu être une résolution absolue d’une conception formaliste à la Clement Greenberg1, je continue en recouvrant la toile de formes évoquant l’origine, au début du XXème siècle, de la peinture radicale.
S.M. : Tu remontes l’histoire.
N.C. : Oui, la déformation produit des figures qui semblent chaotiques et grotesques, un peu comme des caricatures, alors qu’elles sont basées sur quelque chose de tout à fait matérialiste. Je trouve intéressant que les formes puissent être interprétées comme relevant du commentaire ou d’une sorte de blague, alors qu’elles ne sont que le relais de ce qui se passe concrètement.
Je continue ma recherche parce que je ne sais jamais quelle forme je vais être amené à peindre
S.M. : Je m’intéressais justement à la rigueur matérialiste et à la fluidité des formes dans ton travail, qui créent une dialectique entre d’un côté un retour à ces motifs universels et de l’autre la spécificité de l’objet.
N.C. : Je m’intéresse à la puissance générique des formes que je manipule ; carrés, grilles, rectangles assouplis. Il y a déjà une tension à ce niveau-là, le carré n’en est pas vraiment un, pourtant on le nomme bien « carré ». Toutes ces formes se ressemblent plus ou moins et restent toutefois absolument uniques, attachées à la déformation spécifique dont elles sont le produit. Je continue ma recherche parce que je ne sais jamais quelle forme je vais être amené à peindre, ces dernières n’existant que dans le contexte spécifique de mon dispositif de travail.
S.M. : Il y a malgré tout des choix de composition qui sont faits. Comment y arrives-tu ?
N.C. : Je travaille plus par familles de formes que par séries et le corpus de figures reste assez réduit : carrés, rectangles, grilles, cibles, damiers… Et des lettres ; abstract, peintures abstraites… Je commence souvent par un dessin sur un cahier à petits carreaux, même pour un simple carré. Pareil pour des compositions plus riches, quand elles ne sont pas inspirées de formes trouvées dans une mise en page, dans un tableau de l’histoire de l’art par exemple, ou dans la composition d’une porte-fenêtre.
S.M. : Comme avec ces carrés vides ou pleins qui forment parfois des motifs de fenêtre. Il y en a un qui ressemble beaucoup au logo Windows.
N.C. : La toile que tu mentionnes est un jeu à la fois sur la simplicité basique des logiciels Microsoft et le cliché absolu du rapprochement entre le tableau et la fenêtre.
S.M. : Quels formats privilégies-tu ?
N.C. : Plutôt les petits, mais souvent je réunis des ensembles de tableaux en une œuvre de grande dimension. Pour ma dernière exposition à la galerie Laurent Godin, Cold Wave en 2022 j’ai étudié un plan de l’espace en essayant d’imaginer la déambulation du visiteur ou de la visiteuse. J’ai voulu créer une perspective, comme un effet de zoom. Je me suis inspiré du film Power of Ten (1977) des [designers Charles et Ray] Eames, dans lequel toutes les dix secondes le carré qui encadre le plan initial – un couple en train de pique-niquer dans un parc – augmente à la puissance dix. J’ai fait ce chemin-là dans la galerie avec une série de peintures qui vont de 10 x 10 cm à deux mètres. En tout, il y en a 20, donc chacune gagne 10 centimètres. Je les ai disposées de façon à donner une impression d’élasticité, comme celle d’un accordéon. Le rythme d’ensemble évoquait plus la respiration que la progression. Les œuvres n’allaient pas de la plus petite à la plus grande.
S.M. : Comme dans le motif de la vague, auquel le titre de l’exposition fait référence.
N.C. : Aux États-Unis, le drapeau maritime qui signale une « cold wave » se compose justement d’un carré noir sur fond blanc. Ça m’intéressait d’aller chercher du côté de la signalétique – les peintures, dans leur simplicité, pouvant aussi évoquer les drapeaux, les panneaux de signalisation, ce type d’objet, mais aussi tout un pan de la culture pop.
S.M. : Et la musique, quel rôle joue-t-elle dans ton travail ? Ta dernière exposition au Mac Val (Vitry-sur-Seine) avec Karina Bisch avait pour titre Modern Lovers en référence au groupe punk de Jonathan Richman.
N.C. : Son influence n’est pas fondamentale, mais elle revient facilement. C’est une culture commune. La galerie Laurent Godin est un vaste espace quasi industriel qui résonne bien avec l’univers de la cold wave. J’aime cette période du rock. Elle m’intéresse aussi d’un point de vue plus conceptuel car j’essaie de traiter l’histoire de la peinture comme une culture alternative. Associer l’histoire de la modernité à la culture underground permet à la fois de décomplexer sa pratique et d’en envisager la suite dans un monde où les arts plastiques sont en train de devenir une industrie du luxe comme une autre. C’est une réflexion sur l’avenir et ses possibilités.
S.M. : Avec Karina Bisch, au Mac Val, vous avez imaginé une scénographie qui rappelle un espace domestique de maisons modernistes, notamment avec des panneaux en carton, comme s’il y avait une volonté de ramener à des formes de fondation annonçant le passage de la modernité au décor.
N.C. : On s’est amusé à faire un moodboard en préparation de l’exposition – avec notamment la tête de Jonathan Richman et de ses complices, des photos de l’architecture de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, dont notre atelier est tout proche, de zones industrielles ou commerciales – que l’on a publié dans un document destiné à nos collaborateur·rices, intitulé Post-Modern Lovers. Ça nous intéressait de mettre sur le même plan le décor, une sorte de modernisme en toc, et des vestiges authentiques de la modernité, d’y porter la même attention – d’aiguiser notre regard. De se pencher avec autant de sérieux sur l’emploi de la couleur dans l’architecture du Corbusier et le triangle vert de l’enseigne Leroy Merlin. Le carton dont tu parles apparaît notamment dans un grand chapiteau rouge laqué, à 3,50 mètres de hauteur. Nous n’avons rien voulu gommer : les agrafes, par exemple, apparaissent clairement. Nous ne voulions pas d’un grand geste architectural, plutôt de quelque chose qui relèverait du plateau de cinéma.
S.M. : En voyant les images de l’exposition, j’ai pensé à une sitcom recréée dans un décor moderniste.
N.C. : Tout à fait. C’est une dimension qui est présente de manière très manifeste.
S.M. : Est-ce aussi une façon de s’éloigner de l’élitisme auquel le modernisme, ou surtout l’abstraction, peut être associé alors que cette forme d’art s’est beaucoup rapprochée du marché.
N.C. : Oui il y a de ça, mais ces choix tiennent aussi beaucoup à nos inclinaisons personnelles à Karina et moi, liées à notre biographie, à l’univers dans lequel on a grandi en tant qu’artistes à la fin des années 1990, à un moment où une attention particulière était portée aux usages sociologiques et à l’usage des formes. Ni elle ni moi ne sommes dans une culture de la forme pour elle-même, même si cette histoire fait partie de celles que l’on manipule.
S.M. : À ton arrivée comme enseignant à la HEAD, tu as organisé un concours de monochromes.
N.C. : Le concours de monochrome avait eu lieu dans le cadre de la « semaine de tous les possibles ». J’avais proposé cette initiative dans ce contexte particulier car le monochrome est à la fois très spécifique et parfaitement générique. Tout le monde peut en faire un. C’était donc l’ouverture la plus large à laquelle j’avais pensé. Toutes les options étaient invitées à participer : mode, horlogerie, bijouterie avaient notamment répondu présent, en plus des arts visuels. Par ailleurs, en tant qu’archétype, le monochrome peut recevoir toutes les préoccupations qu’on voudra y mettre.
S.M. : Est-ce que tous les supports étaient possibles ?
N.C. : Non, il y avait des règles communes. Chacun·e a reçu une toile tendue sur un châssis, fournie par l’école, d’un mètre par un mètre. Certain·es l’ont remplacé bien sûr, ou détruit ou fait autre chose, mais c’était le point de départ pour tout le monde. On avait invité un jury spécialisé qui a délivré les prix après avoir délibéré. C’était une vraie compétition.
Nous essayons d’aborder la peinture telle une culture à part entière
S.M. : En fait, cette compétition sacralisait et désacralisait simultanément le monochrome. À notre époque, les préoccupations qui habitent les étudiant·es et les peintres sont peut-être d’un ordre moins formel, comment est-ce que cela se répercute sur vos échanges ?
N.C. : Je ne fais pas partie des artistes qui souhaitent se reproduire à travers leurs étudiant·es. Je les encourage plutôt à continuer dans ce qu’ils et elles ont envie de faire. Dans le cadre des échanges individuels, nous développons une réflexion partagée sur leur projet. L’aspect pédagogique ne dépasse alors pas mon engagement à les soutenir dans leur démarche. Lors des rencontres collectives, nous essayons d’aborder la peinture telle une culture à part entière, nous en parlons comme des cinéphiles parlent et vivent du cinéma. C’est-à-dire que nous en envisageons les aspects culturels au sens large. J’essaie de développer l’idée que la peinture, et l’amour de la peinture, permet de connaître le monde.