© Daichi Oitate

Memories of a Grand Tour – Episode 3

An interview with Loana Gatti

This third part of the Grand Tour memories is dedicated to the work of Loana Gatti, who graduated from the CCC research Master’s Programme. In her Master’s Thesis, titled “Exploring Alternatives: counterattack of a fallen leaf,” Gatti considers alternative forms of pedagogy. Her research is informed by the transformative potential of collective and personal experiences. For her diploma presentation, Gatti developed iconographic and documentary material she collected during an exchange semester in Kyoto, Japan, where she took part in the management of a permaculture garden. This experience led her to reflect upon notions of autonomy and care.

 

Pour un tournant éco-pédagogique

Julie Enckell Julliard : Votre parcours de graphiste vous a amenée à faire un master à la HEAD en Arts Visuels, en CCC. Pourriez-vous retracer votre formation et nous dire ce qui vous a conduite à faire ce choix?

Loana Gatti : J’ai tout d’abord suivi une formation de graphiste que j’ai effectuée à l’ECAL, dont j’ai été diplômée en 2017. Cette expérience a été fondamentale dans la construction de ma pratique telle qu’elle est aujourd’hui: en effet, les quatre ans que j’ai passés dans cette école ont été difficiles car nombre de mes attentes vis-à-vis du milieu de l’art et du design ont été réduites en poussières: les incohérences et comportements qui se produisaient, et se produisent toujours, au sein de cette institution m’ont révoltée, m’amenant à orienter grand nombre de mes projets scolaires vers une tentative de reconstruction du système pédagogique des écoles d’art et de design, afin de comprendre comment on avait pu en arriver là. Mon travail de mémoire de bachelor ainsi que mon travail de diplôme de fin d’études avaient, entre autres, pour thématiques la pédagogie radicale, les méthodes alternatives d’apprentissage et l’auto-gestion.

Après avoir obtenu mon diplôme, j’ai déménagé à Londres, où je pensais pouvoir trouver un terrain plus fructueux pour ces thématiques, selon moi trop peu explorées en Suisse à ce moment-là. J’ai également ressenti le besoin de fuir cet environnement qui était malsain, oppressant et saturé, comme parasité par la renommée d’une école à laquelle je n’avais pas envie d’être associée. Le contexte social, culturel et économique anglo-saxon étant très différent, il a été difficile pour moi de m’y retrouver, j’ai donc pris la décision de rentrer après six mois d’exploration, malgré tout très enrichissants. J’ai eu l’occasion de participer à divers projets collectifs d’expérimentations pédagogiques et j’ai ainsi pu renforcer mon désir de continuer dans cette direction-là.

Je me suis engagée dans le master CCC car plusieurs ami·e·x·s y, persuadé·e·x·s que ce cursus m’aiderait à développer mon questionnement et mes incertitudes dans un espace dédié, avec des personnes à l’écoute et inspirantes, dans un environnement académique plus flexible que celui que j’avais connu précédemment, me l’avaient fortement conseillé. C’est donc, non sans méfiance, que j’ai choisi d’y prendre part dès septembre 2018.

J.E.J. : Vous vous intéressez de longue date aux pédagogies alternatives et à la pertinence du système scolaire dans la société. Vous avez réalisé un film qui relate un stage de ré-apprentissage de gestes de l’agriculture/permaculture. Pouvez-vous me parler de cette notion d’autonomie et en quoi celle-ci infuse votre travail artistique?

L.G. : Il ne s’agissait pas à proprement parlé d’un « film » mais d’une collection ou archive d’images et de vidéos produites collectivement (certaines sont de moi, d’autres sont celles d’ami·e·x·s à qui j’ai demandé de m’envoyer leurs images) lors de mon expérience à l’école d’art de Kyoto, où j’ai réalisé mon échange académique. J’ai participé à un cours d’agriculture qui se tenait au sommet de la colline de l’école. C’était un cours libre d’accès pour tout·e·x·s les élèves et qui avait lieu une fois par semaine. Il n’y avait pas de curriculum précis, nous nous occupions simplement du jardin, mangions et nous baladions dans le potager.

Dans le cadre de cette expérience, la notion d’autonomie se présentait de diverses façons: premièrement, par l’absence « d’exercices » imposés par les professeurs – professeurs qui n’en étaient d’ailleurs pas vraiment: il s’agissait d’un fermier à mi-temps, présent pour ses connaissances en agriculture et d’un artiste plasticien, également professeur de dessin au sein de l’école, se définissant comme un « voisin ». Ils ne forçaient pas le protocole quotidien, si ce n’est l’entretien du jardin. Ils proposaient des choses à faire, comme récolter certains fruits pour les faire sécher et les manger ou désherber certaines cultures plutôt que d’autres. Nous avions le choix de faire ce que l’on voulait, nous pouvions poser des questions, prendre part ou explorer les environs seul·e·x·s (fortement recommandé!). Des élèves qui ne participaient pas à ce cours venaient travailler sur des projets à l’aide des plantes de la ferme comme du coton ou des teintures naturelles. Sans être obligé·e·x·s de fournir tel ou tel travail « pour » les professeurs, un processus naturel d’organisation se mettait en place: nous effectuions les tâches nécessaires au fur et à mesure que le jardin prenait forme: planter, désherber, arroser, récolter. Nous savions pertinemment que si nous n’y participions pas, le jardin périrait.
Pour moi, il s’agit d’un bon exemple de l’autonomie ou l’auto-gestion comme processus d’organisation en collectif. Sans la dynamique dichotomique maître-élève, c’est une responsabilisation de chacun·e pour autrui et l’espace partagé (une forme de « care ») qui s’établit. Le jardin, dans cette expérience, a également joué un rôle important car il représente aussi un espace commun dont on prend soin, incarnant la nature ou la terre.

Le contexte de ce cours et cette expérience en particulier engagent bien évidemment d’autres questionnements socio-culturels et philosophiques. Cette proposition n’est qu’une possible lecture de la notion « d’autonomie », en rapport à mes recherches précédentes et mon parcours, qui n’est pas centrale à ma pratique artistique, mais en fait partie comme une clé importante dans la production d’espaces de partage collectif.

J.E.J. : Est-ce que l’art est une incarnation de l’autonomie?

L.G. : Je ne pense pas que l’art soit une incarnation de l’autonomie comme je la conçois et définis. Soit, l’art peut incarner une forme de pratique autonome, sous la forme de l’expression de l’égo de l’artiste ou la production même d’une œuvre peut être « autonome ». Et encore, ça dépend de ce que l’on entend par « œuvre d’art »! Une sculpture? Une performance? Peut-être. Mais l’art peut-il réellement être autonome du système par lequel il est régi? « L’œuvre d’art » peut-elle être autonome de l’artiste qui l’a créée? Je ne pense pas pouvoir répondre à cette question sans écrire un autre mémoire! Ce qui pourrait d’ailleurs être intéressant !

J.E.J. : Lorsque nous nous sommes rencontrées, vous me disiez être en train de lire le livre Être écoféministe de Jeanne Burgart Goutal. Quelle place cette notion occupe-t-elle dans votre pratique?

L.G. : Je n’ai pas fini le livre, je prends mon temps! J’aurais voulu le lire avant d’avoir fini mon travail de recherche. Mais je crois aussi que le lire après me rassure et m’aide à définir ma pratique artistique et le rôle que je souhaite avoir dans la société et dans ma communauté. Je trouve dans ce livre beaucoup d’expressions, de termes et de sentiments que j’avais du mal à exprimer auparavant. La notion d’ « éco-féminisme » pourrait être une réponse à ce vers quoi j’aimerais tendre dans ma pratique mais aussi dans mon quotidien.

J.E.J. : Si d’une certaine manière, votre travail pourrait trouver certaines racines d’engagement social et de dépassement de l’humanisme par une pensée globale du vivant chez un artiste comme Jospeh Beuys, je serais intéressée à connaître quelques-unes de vos références en matière de pratiques collectives?


L.G. : Joseph Beuys ne fait pas partie de mes références. Dans les thématiques féminismes et pratiques collectives, il y a notamment la graphiste et chercheuse Nina Paim, qui a mis en place la plateforme à tendance pédagogique common interest avec Corinne Gisel. Dans la même ligne, Anja Neidhardt et Maya Ober tiennent le site Depatriarchise Design depuis 2017, qui dénonce les inégalité au sein du milieu du design en Suisse et ailleurs.

Le projet Inland de Fernando Garcìa-Dory en Espagne me plaît beaucoup par exemple. C’est une forme de collectif artistique dédié à l’agriculture, la production de savoir local, culturel et social, et la collaboration. Au sein de ce collectif, il y a entre autres le projet New Curriculum, qui propose des « cours » entre art, agro-écologie et savoirs paysans pour un développement rural durable.

Les écrits du critique et curateur Chinois Hu Fang m’ont beaucoup aidée ces derniers mois, et j’y reviens souvent. En particulier sa publication au sujet des Mirrored Gardens de Sou Fujimoto, ou sur comment l’art et l’agriculture peuvent se compléter au travers d’une architecture dédiée: Towards a Non-intentional Space (Vol.I).